En Irak, l’émergence d’une société civile se trouvait coincée, depuis plus d’une décennie, entre le marteau du conflit confessionnel et l’enclume de la prééminence du leader chiite Moqtada Al-Sadr dans les quartiers populaires chiites. Les manifestations d’octobre 2019 marquent un renversement politique de la rue. Une génération sociopolitique va surgir, provoquant une rupture avec les traditions religieuses communes, jugées archaïques.
En tout état de cause, cette génération nouvelle marque une fragilisation de la popularité de Moqtada Al-Sadr. Elle conteste, rejetant la soumission politique et culturelle d’une parentèle imprégnée de codes religieux immuables et de superstitions venues d’une culture folklorique nourrie de traditions tribales. Lors des affrontements qui ont opposé les sadristes à ces jeunes manifestants « désaliénés », une vidéo relayée par les réseaux sociaux représentait un jeune contestataire affrontant un père sadriste. Il ne s’agit plus seulement d’un combat contre un régime corrompu et des politiciens aux affaires depuis 2003, mais d’une sécession générationnelle entre jeunes et vieux.
L’ampleur des manifestations du 1er octobre 2019 réprimées par le gouvernement du premier ministre Adel Abdel Mahdi, instrumentalisées par les factions pro-iraniennes, sa démission contrainte, l’assassinat de Qassem Soleimani, commandant des Gardiens de la révolution iranienne, celui d’Abou Mahdi Al-Mohandes, président adjoint de la Mobilisation populaire lors d’une opération américaine près de l’aéroport de Bagdad, la nomination au poste de premier ministre de Mohamed Taoufiq Allaoui suivie aussitôt par son échec à constituer un gouvernement dans les délais prescrits par la Constitution ont révélé au grand jour la corruption des clergés, des politiciens et leurs alliés, notamment Moqtada Al-Sadr, leader du courant sadriste.
Rallié à l’orbite iranienne, établi à Qom depuis quelques mois, Moqtada Al-Sadr n’a pu dissimuler plus longtemps sa soumission au régime de Téhéran. Après la désignation de « son » candidat, Mohamed Allaoui, au poste de premier ministre, Sadr pensait que la moindre manifestation ne pouvait échapper à son contrôle. À plusieurs reprises, cependant, les manifestants allaient tenir tête à l’interdiction officielle des rassemblements populaires. Sarya Al-Salam, la « brigade de la paix » héritière de « l’Armée du Mahdi » sadriste a eu recours à une violence armée déchaînée. Moqtada et l’état-major sadriste ont été stupéfaits par la détermination de cette nouvelle génération sans parti et rebelle. Après maints affrontements meurtriers entre sadristes et rassemblements populaires, deux camps allaient se dessiner au sein même de la sphère chiite : de jeunes manifestants exigeant des réformes politiques radicales d’un côté, des extrémistes au pouvoir, désormais qualifiés par la rue de « vassaux de l’Iran » de l’autre.
Après avoir échoué à rassembler les forces politiques chiites principales Sairoun (« en marche) et Fatah conduites respectivement par Moqtada Al-Sadr et Hadi Al-Ameri autour d’un consensus politique, l’ancien gouverneur de Najaf Adnan Al-Zorfi a renoncé à la formation de gouvernement. En revanche, Mostafa Al-Kadhimi, chef des services de renseignement, candidats de ces deux formations politiques, est parvenu à obtenir la confiance du Parlement. Or, la désignation et le vote de confiance au gouvernement Kadhimi ont eu lieu à l’écart de toute pression des manifestations, en raison de l’épidémie de coronavirus et de l’instauration du couvre-feu. Toutefois, certains manifestants continuent à protester dans certains gouvernorats. D’autres se préparent à des manifestations massives à Bagdad et dans les gouvernorats du sud.
Les « bases populaires » selon Sadr père et fils
Pour mieux cerner les causes profondes du déclin sadriste, il est bon d’en connaître la généalogie. Moqtada Al-Sadr est l’héritier de la popularité de son père, l’ayatollah Mohamed Sadiq Al-Sadr, assassiné sous Saddam Hussein en 1999. Grande figure charismatique, celui-ci s’était autoproclamé « marja », la plus haute autorité chiite, face à l’ayatollah Ali Al-Sistani qui occupait la fonction prestigieuse de marja a’la (« grand marja ») avec l’assentiment des oulémas de Nadjaf, conformément aux enseignements du dogme chiite. Pour assurer une légitimité à cette auto-proclamation, Mohamed Sadiq Al-Sadr allait développer un discours populiste syncrétique entre religiosité populaire et chiisme officiel.
Plus tard, son fils, Moqtada Al-Sadr n’aura de cesse dans ses prêches de promouvoir l’exaltation des pratiques du chiisme populaire, autoflagellations à l’aide de chaînes et du plat des sabres lors des célébrations de l’Achoura, le martyre de l’imam Hussein, commémorations à la gloire des imams duodécimains historiques. Afin de célébrer le martyre de Hussein, les sadristes accomplissent le pèlerinage à pied de Karbala pour rendre grâce aux imams, aux saints guérisseurs. Au point que l’imam Moussa Al-Kadhoum, septième imam duodécimain, a été baptisé « toubib de Bagdad » par la rue.
Mohamed Al-Sadr père fut un innovateur qui rassembla et unifia deux pouvoirs composés d’une vénération de la religion officielle avec une religiosité populaire archaïque. Peu à peu, cette fusion devait asseoir un prestige qui allait légitimer son pouvoir face à l’ayatollah Sistani, son adversaire. Au sommet de son ascension, Sadr père composa même un épais traité intitulé Encyclopédie de l’imam Al-Mahdi, quatre solides volumes traitant à la fois de l’occultation mineure et de l’occultation majeure, puis de bon nombre de mythes, de paraboles surnaturelles annonciateurs des signes préalables à la réapparition du Mahdi… Ce travail devait lui permettre en peu de temps d’accéder au rang de leader charismatique. Son objectif était de former une union des bases populaires.
Au contraire, Moqtada Al-Sadr, son héritier, n’eut pas pour objectif d’initier un mouvement élitiste, par crainte de répéter l’expérience amère de son oncle, Mohamed Baqir Al-Sadr. Ce dernier avait exercé une influence majeure dans les réflexions de l’imam Khomeiny. Il sera exécuté par pendaison sous le gouvernement de Saddam Hussein en 1980.
Des jeunesses en voie d’autonomie
Les quartiers populaires de Bagdad ont été créés à partir des années 1940 par une vague d’exodes ruraux successifs provoqués par le système féodal au sud de l’Irak. La population de ces nouveaux quartiers entretenait d’étroites relations avec les tribus de leurs provinces d’origine. En ville comme dans les villages, l’influence de celles-ci était ressentie comme la permanence d’une protection selon le principe d’Ibn Khaldoun assabiya1, le fameux « esprit de corps ». Islam et tribus combinaient pourtant deux pôles fondés sur des principes opposés, irréconciliables… Dès lors, comment peut-on être chiite pieux et sadriste en même temps que membre respectueux et soumis à un pouvoir tribal païen ?
Dans les quartiers déshérités des grandes villes, l’attraction des jeunes pour l’idéologie sadriste intègre une compatibilité entre la « religion populaire » des Sadr père et fils, et les traditions archaïques comme religieuses des terreaux familiaux. Insensiblement, les prêches de Mohamed Al-Sadr vont imprégner ces populations urbaines démunies, marginalisées, voire méprisées dans la hiérarchie sociale comme religieuse. Les sadristes vont ainsi s’adresser aux jeunes créateurs, musiciens, rappeurs, sportifs et petits métiers fustigés pour les mobiliser au profit du mouvement sadriste naissant. Les prêches rémanents des Sadr ont pu rallier bon nombre de jeunes citadins à la radicalité des organisations sadristes dans les années 1990. Parmi ceux-ci, Ali Al-Kaabi à Bagdad et Abdel Sattar Al-Bahdeli à Bassora. Ces deux hommes, qui vont exercer une grande influence sur les jeunes, sont pour le premier champion de boxe, et le second chanteur populaire.
Selon la doxa chiite, le respect des commémorations des rituels assure la viabilité de la cause pour laquelle le martyr Hussein s’est sacrifié. Qui tenterait de dénoncer, voire d’attenter au respect de ces rituels conservateurs, sinon archaïques, est dénoncé comme attentatoire à l’adhésion même du chiisme. Initiés au VIIe siècle, ils ont survécu à l’oppression, à la répression des pouvoirs des empires, des dictatures et des pouvoirs successifs. Ainsi la commémoration du martyre de l’imam Hussein se maintiendra jusqu’au début du XXe siècle, les convois de flagellations se multiplieront, les rituels archaïques se développeront dans les années 1960-70 avec l’ampleur migratoire des populations démunies vers Bagdad et Bassora. Aujourd’hui encore, on y observe une radicalité accrue des formes rituelles de convois de flagellations, évolution qui avait connu des hauts et des bas dans l’histoire immémoriale des traditions chiites. Dans une démographie citadine explosive, ces célébrations historiques subissent progressivement une inflexion, une altération de sens, en se transformant, voire en renforçant une identité chiite laïcisée qui la distingue d’autres confessions.
Compte tenu de l’insertion des rituels dans l’exercice de la religiosité populaire, les célébrations se muent en une forme d’opposition larvée à la religion officielle, au dogme des élites chiites. Inévitablement, la communauté chiite de l’Irak est traversée, fracturée en subdivisions, en rivalités et tensions intercommunautaires. Les « sadr-cities » des grandes villes et des cités provinciales s’autonomisent, se désaliènent du centre.
Un culte idolâtrique
À la mort de Mohamed Al-Sadr, ayatollah idolâtré, volontiers appelé « Messie », ses fidèles reportent leur attachement quasi filial sur Moqtada Al-Sadr. Les adeptes se rallient en une masse « aveuglée » à Moqtada, identifié comme nouveau Messie incarné, « Imam caché ». S’inscrivant dans une continuité familiale, la religion populaire exalte son jeune leader, initiateur de la levée de « l’Armée du Mahdi » après l’invasion américaine d’Irak. Or, dans le dogme chiite, l’imam Mahdi, ou « Imam caché », le dernier imam duodécimain « occulté », réapparaîtra à la fin des temps pour installer la justice sur la terre, châtier les injustes. Moqtada intitule sa milice « Armée du Mahdi ». Afin de nourrir idéologiquement ses brigades combattantes, il amplifie le recours aux superstitions populaires folklorisées. Il puise dans l’abondante littérature consacrée à la désoccultation du Messie. Ses militants fanatisés le suivent aveuglément. Devenu « saint guérisseur », Moqtada Al-Sadr jouit d’un véritable culte ; ses adeptes agenouillés vont jusqu’à baiser les pneus du véhicule qui le transporte. On le prie humblement d’essuyer d’un linge la sueur sur son front afin de conserver des humeurs qui ont le pouvoir de guérir les malades et les enfants.
On observe des prescriptions que l’on pensait obsolètes, et un redoublement de manifestations populaires que l’on croyait éteintes, la résurgence d’interdits religieux condamnés, hier, par l’islam traditionnel, ainsi des flagellations. Afin de préserver des pratiques sacrées à leurs yeux, les adeptes du sadrisme sont capables de violences disproportionnées contre ceux qui envisageraient de porter atteinte aux enseignements de Moqtada, leur idole. Ainsi les combattants de « l’Armée du Mahdi » ont été directement impliqués dans les massacres de la guerre civile de 2006-2008.
Laïcisation et modernité
Depuis 2008, l’engagement du leader et de son mouvement en politique atteint des sommets. Inévitablement, son implication clanique dans les affaires financières, les scandales économiques, un clientélisme patent, voire un favoritisme incarné par ses lieutenants dans la gestion des services publics, le maintien de l’ordre des quartiers, rencontreront des oppositions multiples de la part des générations montantes. Son activisme dans le processus politique et dans les affaires économiques et financières se fait au détriment de ses activités culturelles et religieuses, alimentant auparavant la pérennité de son mouvement populaire. D’importants secteurs d’une jeunesse culturellement avancée se laïciseront, une génération de jeunes lettrés « modernes », insérés dans le flux global des réseaux sociaux s’autonomise peu à peu. Avec elle, le rejet des superstitions populaires qualifiées de « rétrogrades, arriérées » s’amplifie. Cette génération urbaine rejette ainsi la culture des anciens et des parents, entrant en sécession à l’égard du courant sadriste, revendiquant, notamment sur le web, une contestation culturelle contemporaine. Cette rupture générationnelle émerge lors du puissant mouvement de contestation du 1er octobre 2019 dont les jeunes ont été baptisés par leurs adversaires « gamins de Bobji et de Facebook »2. Ainsi apparaît physiquement, clairement, une génération urbaine qui rompt avec la prétendue légitimité politico-religieuse du courant sadriste.
Dès lors, l’état-major de Moqtada Al-Sadr s’oppose à des manifestations incontrôlables de cette jeunesse en voie d’autonomie. Incapable de capter la source des révoltes de cette jeunesse urbaine radicalisée, incapable malgré sa puissance répressive d’imprimer des réformes nécessaires dans le courant présent, le mouvement sadriste ne peut endiguer le flot des manifestations amplifiées par une participation estudiantine sans précédent. Le sadrisme pourrait entrer dans un cycle de déclin paralysant qui l’empêcherait de s’opposer à une irréductible sécession populaire.
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1NDLR. L’assabiya est un concept popularisé par le philosophe Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes pour désigner l’unité, la conscience groupale, la cohésion sociale. À l’époque moderne, le terme peut être synonyme de solidarité (sens positif) ou de clanisme (sens négatif).
2Bobji vient de Player Unknown’s Battlegrounds (PUBG), jeu vidéo multijoueur en ligne de type battle royale développé par PUBG Corporation.