Irak, la révolution confisquée

La contestation populaire en Irak a pris une tournure dramatique ces derniers jours, avec la répression policière violente et des assassinats ciblés. Le pays, déjà déstabilisé par le bras de fer entre Téhéran et Washington, entre dans l’inconnu, avec des manifestants chiites qui n’hésitent pas à viser l’Iran, un gouvernement impopulaire et des risques d’éclatement.

Affrontement entre des manifestants et la police anti-émeute entre la place Tahrir et le quartier de haute sécurité de la zone verte de Bagdad, le 1er octobre 2019
Ahmad Al-Rubaye/AFP

Ce devait être une révolution, selon les dires des manifestants rencontrés sur la place Tahrir à Bagdad, le mardi 1er octobre : « Aujourd’hui, on va traverser le Tigre [pour aller dans la zone verte, siège du gouvernement] et changer le système », clame Mohamed Al-Issaoui, originaire de Najaf, en brandissant un portrait d’Abdel Wahab Al-Saadi. Ce dernier, chef militaire membre du service de contre-terrorisme (Iraqi Counter Terrorism Service, ICTS) et figure de la lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) est devenu le héraut silencieux du mouvement populaire qui secoue l’Irak, l’homme providentiel que le peuple attend. « Nous voulons qu’Al-Saadi soit nommé premier ministre ! », martèle Salam Al-Massoudi, manifestant originaire de Bagdad.

La démocratie parlementaire n’étant à ses yeux qu’une farce, la foule réclame un homme fort, capable de diriger le pays avec des principes patriotiques et non confessionnels, attributs qu’Al-Saadi semble avoir cultivés depuis ses faits de guerre. Plus encore, il s’est érigé contre la corruption qui gangrène l’ICTS, ce qui lui a valu de nombreux ennemis. En septembre 2019, le premier ministre Adel Abd Al-Mahdi le forçait à la démission. Pour un grand nombre d’Irakiens, ce fut l’affront de trop.

Née sur la toile, la nouvelle vague de contestation s’est rapidement organisée et a fixé une manifestation à la date du 1er octobre en espérant un raz-de-marée qui forcerait le gouvernement à démissionner. Elle espérait aussi ramener Al-Saadi sur le devant de la scène et provoquer des réformes économiques nécessaires pour sortir les classes populaires de la misère grandissante dans laquelle elles vivent.« Les gens meurent dans les hôpitaux ici. Ceux qui peuvent quittent le pays […] Nous avons été privés de nos droits depuis 2003 […] Les Irakiens normaux ont moins de droits que les collaborateurs qui servent les intérêts étrangers », explique Karar Jassem, manifestant originaire du quartier de Karradah. Le mot « collaborateur » ne cible pas un pays en particulier, mais nombreux sont les Irakiens rencontrés qui expriment le sentiment que leurs intérêts passent après ceux de puissances étrangères, États-Unis et Iran en tête.

Sur la place Tahrir, le rassemblement a vite tourné à l’affrontement dès que les forces de l’ordre ont tenté de disperser la foule avec des canons à eau brûlante et des gaz lacrymogènes. Ce fut l’étincelle. Le rassemblement a tourné à l’émeute. Peu après, les manifestants repoussaient les forces de l’ordre de l’autre côté du Tigre. Victoire de courte durée car déjà l’« unité de réponse rapide », solidement armée, intervenait et balayait la foule sur la place en tirant en l’air. Dans la nuit, des affrontements entre émeutiers et forces de l’ordre se sont poursuivis à différents points de la ville, laquelle résonne depuis quotidiennement de tirs d’armes à feu.

Une terrible répression

Le lendemain, c’est la même foule que nous retrouvons dans les rues, avec des jeunes d’horizons divers, mais déterminés et disciplinés, travaillant de pair avec les riverains et les ambulanciers pour que les événements se déroulent au mieux. Depuis le ministère de l’industrie, des employés jettent des serpillères trempées aux manifestants par-dessus la grille pour qu’ils saisissent les bombes lacrymogènes et les écartent sans se brûler. En face, des policiers bien armés barrent la route et ne cessent d’en lancer, tirant aussi en l’air à balles réelles lorsque la foule s’avance trop. Les policiers ne trouvent pas d’autre moyen que de faire à nouveau usage de la force pour contenir les manifestants qui veulent à tout prix avancer et rejoindre un autre cortège. L’ordre est de tenir la position.

Dans d’autres parties de la ville également, les accrochages entre policiers antiémeutes épaulés par l’unité de réponse rapide et les manifestants font des centaines de blessés et quelques morts. La colère gagne d’autres villes du pays, principalement dans la région chiite, avec des manifestations violentes à Najaf, Nasriyeh, Bassora, entre autres. Débordé, le gouvernement impose un couvre-feu, bloque la circulation routière et se résout à couper le réseau Internet dans le pays. Seule la région kurde échappe à ces restrictions. Toutefois, incapable de satisfaire les demandes de la rue, il ne parvient pas à empêcher des rassemblements quotidiens de dizaines de milliers de manifestants qui se transforment en affrontements parfois très violents avec les forces de l’ordre.

Les jours suivants, la situation se dégrade encore plus, avec des interventions de groupes armés non identifiés et le signalement de snipers qui assassinent des manifestants, mais aussi des membres des forces de l’ordre. Alors que le mouvement était jusqu’alors pacifiste, chantant souvent le slogan « Silmiyeh ! » (pacifique), cette tournure dramatique a fait monter d’un cran la tension, avec le spectre d’une guerre civile sur le pays. Si l’identité de ces tueurs reste inconnue, l’assassinat de militants connus indique qu’il s’agit d’une manœuvre pour décourager les manifestants. « Nous avons demandé une enquête pour que les coupables de ces crimes soient démasqués, tout comme ceux qui ont brûlé les locaux des chaines de télévision et opéré des arrestations extrajudiciaires », soutient Raed Fahmi, secrétaire général du Parti communiste irakien et parlementaire.

Vendredi 4 octobre, sur un axe menant à la rue de Palestine, quatre victimes visées à la tête jonchaient le sol, bientôt placées dans des cercueils et ramenées chez eux sous les chants de gloire aux martyrs. Malgré la menace, la foule continue d’avancer vers le gros de la manifestation, reprenant en cœur « Par notre esprit, par notre sang, nous nous sacrifions pour toi, ô Irak ! » Après une semaine de violence, on déplore plus de 165 personnes tuées, principalement des manifestants, et des milliers de blessés, selon le ministère de la santé. Plusieurs sièges de partis politiques sont également vandalisés.

Initialement incapable de répondre à la mobilisation populaire autrement que par la répression, le gouvernement d’Al-Mahdi a fini par prendre acte de l’ampleur de la contestation. Dès mercredi 2 octobre, le premier ministre s’est adressé au pays à la télévision durant un bref moment de rétablissement de l’Internet dans le pays en appelant au calme et en promettant de prendre en compte les demandes de la rue. Cette intervention a été suivie par la promesse de mise en place de réformes et de moyens pour encourager l’emploi. Mais ces mesures cosmétiques de dernière minute n’ont pas convaincu les protestataires déterminés à voir le gouvernement tomber.

Des institutions affaiblies

Les forces politiques traditionnelles sont prises au dépourvu par le phénomène. Les manifestants n’ont pas fait d’exception dans leurs critiques et ne souhaitent pas être instrumentalisés par ces mêmes politiciens. D’habitude champions de la mobilisation populaire à des fins politiques, l’ayatollah Ali Al-Sistani ainsi que le cheikh Moqtada Al-Sadr ont pris le train en marche plutôt que de le mener, soutenant le droit des manifestants à s’exprimer. Ce décalage dénote un désenchantement de la jeunesse chiite, communauté majoritaire en Irak, qui ne se reconnait plus dans ces poids lourds de la politique irakienne.

À ce stade, il faut remarquer la double anomalie de la situation institutionnelle en Irak. La coalition Al-Sairoun, dirigée par le mouvement sadriste est la première force du Parlement ; il lui incombait normalement de former le gouvernement en faisant des alliances et en obtenant une majorité parlementaire et de le diriger. Or cette clause n’a pas été appliquée. « Ce n’est pas la première fois que la Constitution n’est pas respectée. En 2010, Ayad Allaoui avait la plus forte représentation, mais le Parlement ne lui a pas accordé le poste de chef du gouvernement. La crise qui a suivi a affaibli les institutions, mené à la nomination de Nouri Al-Maliki, à la fragilisation de l’État puis à l’émergence de l’État islamique » explique Ahmad Haj Rachid, parlementaire irakien et membre du parti Komal, une petite formation kurde.

Le précédent de 2010 aurait dû pousser les parlementaires à se mettre d’accord sur le respect des règles de la Constitution. Or, une fois de plus, le gouvernement de 2018 est plus représentatif d’un consensus tacite entre les poids lourds de la politique plutôt que l’expression du vote populaire. Les ministères ont été attribués selon leur affiliation politique plutôt que pour faire faire fonctionner l’État de manière performante. « Le gouvernement actuel est le résultat d’un compromis entre différentes coalitions politiques [principalement Al-Sairoun, du mouvement sadriste et Fatah, proches des milices pro-Iran] créé pour éviter une crise politique majeure. Mais il était également convenu que le pays s’engage dans une série de réformes politiques, sociales et économiques qui n’ont pas été appliquées » ajoute Raed Fahmi.

L’Iran visé par les manifestants chiites

Plus grave encore — selon Raed Fahmi — est l’existence d’un « État profond » qui œuvre à la perpétuation du pouvoir d’acteurs politiques sur les institutions et sur tel ou tel secteur de l’économie. « Des groupes d’intérêts affiliés à des partis politiques contrôlent des postes clefs de l’État et restent en place, quels que soient les partis au pouvoir. Ils entretiennent leurs réseaux clientélistes, nuisant grandement à l’efficacité des institutions » soutient-il. Ahmad Haj Rachid va plus loin encore, soutenant que cet État profond entretient des relations avec des acteurs étrangers qui remettent en cause la souveraineté de l’Irak. Difficile dans ces conditions d’imaginer une sortie de crise.

En attendant, les rues de Bagdad et des principales villes du sud de l’Irak vont continuer de résonner des chants des manifestants qui appellent de leurs vœux une révolution en profondeur de la politique. La géopolitique régionale nuit grandement à la mise en place de réformes réelles qui puissent mener l’Irak, pourtant détenteur d’énormes richesses naturelles, gaspillées à outrance, sur la voie de la prospérité. Les relations incestueuses entre milices, partis politiques et États étrangers ont déjà montré comment des acteurs non étatiques pouvaient jouer un rôle contre-révolutionnaire capable de confisquer au peuple qui se révolte sa capacité à influer en profondeur sur un gouvernement et des institutions qui les négligent.

Le rôle de l’Iran en Irak est décrié par les manifestants qui voudraient voir son influence sur le pays diminuer, ironie lorsqu’on sait que la grande majorité des Irakiens dans la rue aujourd’hui sont chiites. Téhéran, voyant dans ce mouvement populaire une force capable d’amenuiser son influence en Irak a immédiatement condamné les manifestations. Parallèlement, l’implication des milices chiites affiliées à Téhéran dans la répression des manifestations n’est pas seulement une rumeur et participe de cet effort de préserver la mainmise iranienne sur le système politique iranien.

« Ça fait seize ans que ça dure, on en a marre. On été massacrés par les politiques confessionnelles […] On est sorti de l’injustice sous Saddam Hussein pour entrer dans cette nouvelle ère d’injustice, ça doit cesser », déplore Salam Al-Massoudi, dans un cortège de manifestation à Bagdad. Malgré le drame qui accompagne cette révolte, le caractère anti-confessionnel qui le caractérise annonce-t-il une ère politique plus axée sur les questions sociales et de développement, ainsi que de performance de l’État dans les années à venir ?

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