La cravate bleue soigneusement ajustée, Saddam Hussein se veut grave devant la caméra. Sous le regard à la fois ébahi et apeuré de deux généraux du parti Baas, il lance :
On m’a demandé pourquoi je n’achetais pas de la nourriture au lieu de consacrer autant d’argent à l’architecture, au lieu de bâtir des palais, des mosquées… À cela, je veux répondre que si nous dépensions tout notre argent pour du pain, nous en aurions plus qu’il n’en faut. Mais lorsqu’on se contente de manger, on finit par se transformer en ver ou en poulet.
Malgré l’embargo qui étrangle son pays depuis 1990, le dictateur irakien avoue sur la chaîne nationale irakienne sa passion pour les projets démesurés et l’architecture majestueuse. Peu importe que le salaire moyen soit de trois dollars par mois (2,46 euros), que l’inflation soit très élevée et que des millions de familles vivent seulement du petit panier de provisions que l’État fournit : Saddam n’en a cure.
En 1998, pour ses 61 ans, le président aménage le lac-réservoir d’Al-Tharthar, au nord de Bagdad, et y construit un complexe touristique. On y découvre des pyramides surmontées de coupoles dorées et liées par des arches de marbre beige et rose. Des bus acheminent des centaines de visiteurs, forcés d’admirer ce nouveau projet pharaonique qui n’est pas une exception. De son vivant, Saddam Hussein aurait fait construire pas moins de 200 palais à Bagdad et 1000 dans tout le pays, dont d’immenses complexes souterrains. Mouaffak Al-Ta’i, son conseiller en architecture, dira après sa chute qu’il était « palais addict ».
Avec la guerre contre l’Iran (1980-1988) puis l’invasion du Koweït en 1990, Saddam veut devenir le chef du monde arabe et musulman. Il se fait surnommer « serviteur de Dieu » et « leader de tous les musulmans ». Dans les années 1980, il fait afficher dans les mosquées irakiennes son arbre généalogique revisité, censé prouver sa descendance du prophète Mohammed. Mais cela ne lui suffit pas : il veut un monument à sa gloire. Et choisit un architecte français pour l’édifier.
Le projet d’une vie
« Nous sommes en octobre 1997. L’ambassade du Maroc1 m’appelle pour m’annoncer que Saddam souhaite que je construise la plus grande mosquée du monde. Sur le moment, ça m’a tellement paru farfelu… », se souvient Jacques Barrière, architecte français âgé aujourd’hui de 86 ans.
Les Marocains lui expliquent qu’Oudaï, le fils de Saddam Hussein était tombé sur son projet d’obélisque de 171,90 mètres proposé à la Cité des sciences de la Villette à Paris à l’occasion du bicentenaire de l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte.
Le cabinet architectural de Saddam Hussein voulait des minarets de 250 mètres de haut ! J’ai rencontré des représentants du régime rue de la Faisanderie dans le XVIe arrondissement de Paris. Ils m’ont confirmé tout ce qui avait été dit par téléphone. J’ai bien vu que je n’avais pas affaire à des farceurs, mais c’était quand même difficile à croire. La plus grande mosquée du monde qui vous tombe du ciel comme ça, c’est le projet d’une carrière. À l’issue de l’entretien, un rendez-vous a été fixé en décembre à Bagdad.
Le voyage pour l’Irak s’annonce compliqué. Les vols directs depuis Paris sont suspendus, toujours du fait de l’embargo. « On ne pouvait ni téléphoner ni faxer. C’était très difficile de communiquer sur les contrats. J’ai donc fini par dire à Saddam que je ne viendrais pas et que je reportais mon voyage. Ça l’aurait mis dans une grande colère », poursuit Jacques Barrière. Il est suivi et mis sur écoute par les services de renseignement irakiens, puis convoqué par la Direction de la surveillance du territoire (DST) et par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui l’informent de la filature et l’interrogent sur son projet avec le président irakien. « Contribuer à la sécurité de mon pays, il n’y a pas de problème, je l’ai fait, mais il faut respecter le secret professionnel. Je ne voulais pas jouer un double jeu. Mon client c’était Saddam », explique-t-il.
L’architecte finit par s’envoler pour Amman, où des hommes l’attendent et le conduisent jusqu’à Bagdad. « Je logeais avec mes collaborateurs à l’hôtel Al-Rasheed. Il y avait cette grande mosaïque au sol de l’entrée, avec la tête de George Bush père et la phrase « Bush est un assassin ». On marchait dessus, on ne pouvait pas la louper ».
« Elle coûtera ce qu’elle doit coûter »
Une première rencontre est organisée avec Saddam Hussein. Jacques Barrière a déjà imaginé et dessiné les plans d’une mosquée en forme de soucoupe volante, qui rappelle certaines constructions de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Il sort de son sac une grande assiette en porcelaine avec le dessin de la maquette finale qu’il présente au dictateur.
Il trouvait mon idée trop futuriste et avait déjà une idée en tête. Je me rappelle qu’il m’a dit : ’Il faut qu’elle se fasse, elle se fera. Elle coûtera ce qu’elle doit coûter, monsieur Barrière ’. C’était la première fois de ma vie qu’un client ne me parlait pas d’argent !
Saddam imagine une mosquée de 700 mètres de large et 480 mètres de long, sur 33 hectares. Il la veut entièrement recouverte de céramiques bleues plaquées or. « ll avait aussi prévu de faire construire huit minarets de 250 mètres de hauteur. Pourquoi ? Parce que celle de La Mecque en a sept et qu’il voulait la surpasser », précise Barrière. Les minarets prennent la forme de missiles Scud par provocation et en évocation de la guerre contre l’Iran et celle du Golfe. Le fleuve Tigre est détourné pour mettre en eau son périmètre, d’une superficie égale à 70 terrains de football. Des passerelles entourent la mosquée et dessinent, depuis une vue aérienne, les contours du monde arabe. « Avec cette mosquée, il voulait devenir le maître des pays arabes, celui qui allait les unir », se souvient l’architecte. Le projet est estimé entre 5 et 6 milliards de dollars (entre 4,12 et 4,94 milliards d’euros).
Coran de sang
Au-delà du clinquant, Saddam Hussein veut y promouvoir sa personne. Une plateforme flottante de 90 mètres carrés représente son pouce, avec ses empreintes digitales coulées dans le béton. Autre curiosité, l’immense salle de prière censée exposer un Coran de 605 pages, dont les sourates sont calligraphiées par l’artiste irakien Abbas Al-Baghdadi, avec un mélange d’encre et de sang de Saddam. Le dictateur est censé donner en tout 24 litres de son sang sur trois ans pour réaliser ce fameux « Coran de sang ».
En Irak, Jacques Barrière et ses collaborateurs Pierre Maillot, ingénieur centralien, et Daniel Ganichaud, ancien directeur de la société Setec Ingénierie travaillent avec la cellule de Saddam Hussein composée de « pointures, des docteurs en mécanique des sols, des ingénieurs et des universitaires », selon l’architecte. « Nous n’étions chargés que des plans, de la faisabilité, des contraintes techniques dues au volume de la réalisation… La construction, c’était l’équipe de Saddam Hussein qui devait s’en charger », se remémore-t-il. Dans le journal régional de Limoges Le Populaire du Centre en date du 10 avril 1999, Daniel Ganichaud ne tarit pas d’éloges sur le savoir-faire architectural irakien, et ce malgré l’embargo :
Nos interlocuteurs nous ont paru tout à fait capables de mener à bien le projet. Leur capacité à reconstruire sous embargo leur pays nous a surpris. Dans ce que nous avons pu voir, les fameux palais que nous avons visités avec nos hôtes professionnels, mais également les ponts remis à neuf, il n’y a plus de traces de bombardements.
Jacques Barrière garde également de bons souvenirs de sa collaboration avec ses homologues irakiens, hormis un unique point de friction :
Avant un de mes départs pour l’Irak, j’apprends l’exécution de diplomates jordaniens. Après une réunion avec la cellule de Saddam, j’ai demandé aux ingénieurs pourquoi ces Jordaniens avaient eu la tête coupée2. Malaise complet. Le doyen de la salle se lève et affirme que Saddam Hussein a bien fait exécuter cinq “soi-disant diplomates” qui se livraient à un commerce illégal de pièces de voiture. Devant mon insistance, le même homme finit par lâcher : “C’est peut-être le point de vue de l’Occident, mais l’Irak ne mange pas de ce pain-là”. J’ai senti que je devais me taire.
« Allô Monsieur Barrière ? Ici la CIA »
Cette impression se confirme quand Saddam désigne le lieu du chantier. Ce sera dans le sud de Bagdad, dans une zone désaffectée où un vieil aéroport rend l’âme. « C’était une zone sismique, mais on n’a jamais pu le lui faire entendre. Il nous disait qu’il n’y avait jamais de séisme en Irak. En plus, il fallait descendre à 16 mètres de profondeur pour trouver du solide. Le sol était calcaire et coquillé ». Pourtant, l’architecte français s’exécute. Pour les minarets, points sensibles vu la fébrilité du sol et les vents forts et sablonneux qui traversent la capitale irakienne, il propose sa technique du coffrage glissant et continu : une grue placée au centre du bâtiment monte au fur et à mesure que le béton est coulé.
Barrière fera en tout cinq à six voyages en Irak. En 1999, la conception de la grande mosquée est achevée. Le chantier colossal est lancé. Mais un soir de mars 2003, vers 23 h 30, alors que Jacques s’endort devant la télé dans sa petite chaumière d’Isle, le téléphone sonne. L’homme peste. « Je me demandais bien qui pouvait m’embêter à cette heure-là : “Allô, monsieur Barrière, ici commandant Xx CIA, américain” . Je n’y crois pas et je raccroche. L’homme rappelle et hurle : “On a été coupés !” ». L’individu à l’autre bout de la ligne est bien un chef de la CIA. Les satellites de l’agence américaine avaient repéré l’immense chantier. « Il voulait savoir s’il s’agissait bien de la fameuse mosquée. Il est resté plusieurs heures au téléphone sans se rendre compte du décalage horaire » (Rires). L’architecte comprend alors que son projet ne verra jamais le jour. L’invasion américaine débute le 20 mars 2003 et le chantier s’arrête.
Aujourd’hui, ces immenses fondations sont toujours debout. Elles témoignent des derniers jours d’un dictateur qui se rêvait chef de tous les musulmans. « On va garder la structure pour en faire un autre projet, explique Qahtan Al-Abeed, haut fonctionnaire au ministère des antiquités et du tourisme irakien. Les palais de Saddam Hussein et cette mosquée sont un héritage culturel historique, on doit les protéger. Même s’ils constituent de mauvais souvenirs pour les Irakiens, ce sont selon moi des preuves de son despotisme. Toute cette opulence en plein embargo, pendant que notre population souffrait… », se désole-t-il. « Elle est toujours là, s’enthousiasme pour sa part Barrière. Je pense qu’ils la finiront un jour. »
Près de Bagdad, son squelette est toujours visible. Des portes gigantesques forment un arc, tels des menhirs disposés dans un immense terrain vague gardé par des militaires. Depuis 2003, rien n’a été entrepris pour poursuivre ou abroger le projet pharaonique de Saddam Hussein et de Jacques Barrière.
Dans le quartier sunnite d’Al-Ghazaliya, au nord de Bagdad, une copie plus modeste du projet a cependant pu être achevée le 28 avril 2001, date de l’anniversaire de Saddam Hussein et des dix ans de la fin de la guerre du Golfe. Baptisée « Oum Al-Maarik » (« Mère de toutes les batailles »), la mosquée a été renommée « Oum Al-Qura » (« Mère de tous les villages », ancien surnom de La Mecque). Elle est toujours ouverte aux fidèles pour la prière du vendredi. L’œuvre architecturale égocentrique n’a pas été dégradée par l’invasion américaine ni par les années de guerre civile (2011-2017).
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