![L'image montre une architecture traditionnelle avec des éléments en briques et en bois. À l'avant, il y a un bâtiment avec plusieurs fenêtres ornées, entouré de décorations colorées. Le sol est pavé, et des cônes de signalisation sont placés sur la route. On peut aussi voir des bâches blanches couvrant une partie de la structure, peut-être pour des travaux ou une protection. L'ensemble semble être situé dans une ville ancienne, avec une ambiance historique.](local/cache-gd2/ee/48568c0426df2d71ddcc038585b20b.jpg)
Ce mercredi, alors que le soleil se couche, les ruelles bordant la citadelle d’Erbil, capitale du Kurdistan irakien, habituellement animées par les klaxons et l’agitation des vendeurs ambulants, sont étrangement désertes. Le gouvernement fédéral a décrété trois jours fériés, du 19 au 21 novembre 2024, avec ordre de rester chez soi, pour procéder au recensement de la population. Les écoles et les administrations sont fermées, les déplacements interurbains interdits. Dans certains quartiers toutefois, les habitants se rassemblent dehors, thé à la main, et attendent patiemment l’arrivée des agents du recensement. Ils sont environ 130 000 à avoir été déployés à travers tout le pays.
Une opération préparée de longue date
Il s’agit du premier recensement national depuis 1987. Les autorités attribuent ce retard à des décennies d’instabilité, marquées par la guerre du Golfe en 1991, l’invasion américaine en 2003 et l’occupation d’une partie du territoire par l’Organisation de l’État islamique (OEI) en 2014. Autant de facteurs ayant empêché la collecte de données, en raison des conditions sécuritaires, des pertes humaines importantes et des déplacements massifs. Les tensions persistantes entre le gouvernement central et la région autonome du Kurdistan ont également entravé l’organisation d’un tel exercice à l’échelle nationale et conduit au report du recensement initialement prévu en 2009.
C’est le ministère de la planification, en collaboration avec le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), qui relance ce projet ambitieux. Le premier ministre, Mohamed Chia Al-Soudani, a annoncé depuis Bagdad, lors d’un discours relayé par l’Iraqi News Agency (INA) le 19 novembre 2024, que cette initiative s’inscrivait dans le cadre des priorités gouvernementales, axées sur l’amélioration des services publics et une répartition plus équitable des ressources. Gohdar Mohammad Ali Saeed, responsable du recensement à l’Office des statistiques du Kurdistan, nous précise :
Avec la reprise des projets de reconstruction et la nécessité de planifier des politiques publiques efficaces, il est devenu impératif de disposer de données actualisées sur la population.
Le gouvernement ambitionne de finaliser, avant la date limite du 10 décembre, la collecte des données, à travers un formulaire de près de 80 questions adressé aux ménages référencés. Ce dernier couvre les données démographiques, le niveau d’éducation, la situation salariale, les conditions de logement, l’accès aux services essentiels (eau, électricité, assainissement, gestion des déchets), les décès familiaux survenus au cours des 12 derniers mois, ainsi que la liste des biens matériels, comprenant les véhicules, les appareils électroménagers, et les équipements électroniques.
L’organisation du recensement en Irak résulte de plusieurs années de préparation, comprenant le développement des outils, la sensibilisation des populations et la formation des agents aux technologies de collecte. Le tout est orchestré par une coordination entre les divers échelons de gouvernance. « Je ne peux pas dire que cent pour cent de la population participera au recensement, mais nous faisons de notre mieux pour couvrir tout le monde », affirme Vian Adeeb Muhamad Kareem, cheffe du recensement à Erbil. D’innombrables efforts ont été déployés pour cartographier et atteindre les recoins les plus isolés, telles les tribus bédouines nomades, établies dans les régions désertiques du Sud, le long des rives de l’Euphrate, près de Samawa. La situation est comparable dans les villages lacustres des marais autour de Chibayish ou des hameaux reculés du Kurdistan, qu’ils soient nichés au creux des vallées, perchés dans les montagnes, ou égarés à la lisière des villes. Les autorités n’avaient pas écarté la possibilité de recourir à des moyens exceptionnels, y compris la mobilisation d’avions militaires, pour localiser les populations, si la situation l’exigeait.
![L'image montre trois personnes dans un environnement extérieur, probablement devant une maison. Un homme est debout à gauche, vêtu d'un pull bordeaux. Il semble observer attentivement les deux femmes qui se trouvent à sa droite. Ces dernières portent des masques et consultent quelque chose sur une tablette. L'arrière-plan montre un espace de jardin et un vélo. L'atmosphère paraît concentrée, peut-être liée à une discussion ou à une collecte d'informations.](IMG/jpg/dsc01261.jpg)
Un climat de méfiance persistant
Rawen, jeune irakien originaire du village de Lajan, à la frontière entre deux provinces administratives, a contacté le centre de statistiques après avoir constaté que sa maison n’avait pas été visitée. Inquiet d’être oublié, il fait écho aux préoccupations des habitants des provinces de Kirkouk, Diyala et Mossoul, où la souveraineté et le contrôle des territoires demeurent disputés entre Bagdad et Erbil. Les tensions sont vives des deux côtés concernant l’impact que pourrait avoir ce recensement, en révélant la composition de la population actuelle, notamment l’équilibre entre Kurdes et Arabes, qui a très certainement changé depuis le dernier dénombrement de la population. Cela malgré les précautions prises lors de l’organisation de cette opération.
D’une part, le recensement ne prévoit aucune catégorisation ethnique ou sectaire, n’incluant aucune question sur ces affiliations. D’autre part, l’article 140 de la Constitution, destiné à régler la question des territoires disputés, garantit le respect des données historiques du recensement de 1957, largement perçu comme le dernier décompte démographique impartial avant les campagnes d’arabisation du régime du parti Baas. Pendant les années 1970 et 1980, le régime a en effet déplacé des populations arabes dans des zones kurdes ou des zones disputées, pour modifier la composition démographique et affirmer le contrôle central. Ainsi, seules les personnes enregistrées avant cette date (ou leurs descendants) seront prises en compte pour ce recensement. Cette mesure valide la présence historique des Kurdes et écarte les populations implantées à la suite des décisions politiques répressives du passé.
Malgré ces garanties, une profonde méfiance demeure quant à l’utilisation des données démographiques collectées, nourrie par les élites politiques. Gohdar insiste sur le fait que « le recensement ne doit pas être politisé ni utilisé contre les Kurdes, les Turkmènes, les chrétiens et les autres minorités ». Ces appréhensions sont légitimes, tant la terre porte les cicatrices d’une histoire de destruction pour les Kurdes, comme en témoignent silencieusement les mines qui tapissent encore les montagnes.
Depuis plusieurs semaines, les grandes familles au pouvoir, notamment les partis dominants des Barzani (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et des Talabani (Union patriotique du Kurdistan, PUK), ont lancé d’importantes campagnes médiatiques incitant les Kurdes issus des zones disputées à retourner dans leurs villages d’origine. « Avez-vous vu des Arabes de Bagdad ou de Bassora installés à Erbil se précipiter pour retourner chez eux ? Seuls les Kurdes ont peur, car nous n’avons aucune confiance dans le gouvernement irakien, confie Dastan, jeune kurde vivant dans le quartier de Kasnazan à Erbil. Depuis toujours, savoir où nous nous trouvons et en quelle quantité a orienté la politique irakienne. » Dans ce contexte, la communauté s’interroge sur la fiabilité du recensement de 2024 et sur sa capacité à respecter les données historiques de 1957. La manière dont les individus sont comptabilisés pourrait redéfinir les rapports de force dans une région déjà marquée par des tensions ethniques et politiques historiques.
![L'image est une carte de l'Irak qui met en évidence les territoires disputés. Elle montre la région du Kurdistan, délimitée par une ligne verte. Les principales villes et régions, comme Bagdad, Kirkouk et Sulaymaniyah, y sont indiquées. Les zones de conflit et de contentieux territorial sont également marquées, en particulier dans le contexte des relations entre le gouvernement central irakien et la région autonome kurde. Des frontières avec des pays voisins comme la Turquie et l'Iran sont également présentes.](IMG/jpg/territoires_disputes.jpg)
Une bataille démographique
Cette inquiétude est encore exacerbée par la situation complexe des milliers de déplacés, notamment ceux du Sinjar. Ces populations, qui ont fui les atrocités commises par l’OEI, se trouvent dispersées dans des camps ou ailleurs dans le Kurdistan, loin de leurs lieux d’origine. Leurs revendications sont claires : être recensés en fonction de leur lieu d’origine et non de leur lieu de résidence actuelle, car c’est sur cette base que sont calculées les ressources fédérales distribuées à chaque région. Une distinction qui peut paraître anecdotique, mais qui revêt une grande importance pour la gestion des budgets alloués à chaque province, et pour la reconnaissance de leurs droits.
L’équilibre des forces au sein de l’État irakien, déjà précaire, est fragilisé par les implications du recensement. Celui-ci pourrait entraîner une révision de l’attribution des sièges parlementaires, actuellement fondée sur un ratio d’un siège pour 100 000 habitants, basé sur une population estimée à 40 millions, soit 329 sièges. Les évolutions démographiques nécessiteront probablement des ajustements législatifs pour adapter la représentation parlementaire à la réalité actuelle de la population, avec des implications particulières pour la représentation régionale au Parlement.
En parallèle, le recensement pourrait aussi influencer la répartition des ressources financières, notamment le budget fédéral et les revenus pétroliers. Selon la constitution de 2005, 17 % du budget fédéral est alloué au Kurdistan. En 2023 par exemple, l’Irak générait environ 8 milliards de dollars (7,57 milliards d’euros) par mois en revenus pétroliers, partagés entre les différentes provinces. Cependant, la distribution de ces ressources, qui repose en partie sur la densité démographique, pourrait être remise en question, entraînant des discussions sur la révision des parts allouées au Kurdistan en fonction des données qui émergeront du recensement.
Le recensement actuel en Irak dépasse largement la simple opération administrative. Comme le souligne Dastan : « Nous avons été privés de notre terre, forcés à l’exil. » Il ajoute, déterminé : « Nous ne serons plus victimes de manipulations démographiques. » Au-delà des chiffres, c’est l’avenir de leur territoire, de leur économie et de leur identité, qui se joue — une menace silencieuse qui pèse tant au niveau central qu’à Erbil.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.