En décembre 2020, de jeunes Irakiens exprimaient leurs craintes à propos du changement climatique et de la façon dont il pourrait impacter leur vie en exposant des œuvres d’art. Sur l’une d’entre elles il était écrit : « Ne plus voir une nuit étoilée ». Car le ciel irakien est désormais rempli de poussière et de polluants, et sur le territoire situé entre le Tigre et l’Euphrate il ne pleut plus assez pour sauver le pays d’une sécheresse attendue.
Le président irakien Barham Salih reconnaît qu’une catastrophe est à venir : « Les coûts humains potentiels du changement climatique sont énormes, car 7 millions d’Irakiens sont concrètement touchés par la sécheresse et les déplacements forcés. » En 2021, l’Irak a célébré son centenaire en tant qu’État moderne, alors que les défis environnementaux menacent son existence même. Après seulement cent ans, son écosystème est au bord de l’effondrement et le débit de ses rivières historiques est dix fois moins important qu’auparavant. En 1920, le débit des fleuves irakiens était de 1 350 m3/seconde ; aujourd’hui, il est inférieur à 150 m3/seconde.
Les débits ont rapidement diminué depuis 2003, lorsque la Turquie et l’Iran ont commencé à priver les Irakiens de leur eau. Les autorités de ces pays drainent délibérément les rivières et les affluents qui entrent en Irak afin de monopoliser les réserves d’eau et de les transformer en outils politiques.
Les zones vertes ont rétréci, le désert s’est étendu et les tempêtes de sable et de poussière sont de plus en plus fréquentes dans tout le pays. Elles se produisent environ 220 jours par an, avec une concentration de poussière de 80 mm par m2 et par mois, alors que les pluies se font de plus en plus rares. Les observatoires environnementaux internationaux estiment que les tempêtes de sable et de poussière atteindront le nombre de 300 par an, touchant la plupart des régions d’Irak, menaçant la vie agricole et sociale.
L’Irak est situé dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate, avec un réseau de canaux et d’affluents au bord desquels se trouvent la plupart de ses villes. Un tiers de la population vit dans les campagnes. L’assèchement de ces réseaux et l’importance historique des sources d’eau en Irak pourraient entraîner la fin de l’unité nationale en raison de l’augmentation des conflits environnementaux, du manque de ressources et de l’intensification du changement climatique. L’indice de stress hydrique place l’Irak à 3,7 points sur un total possible de 5 (5 indiquant le plus haut niveau de pénurie d’eau). D’ici à 2040, ce chiffre passera à 4,6, avec pour conséquences une sécheresse totale, un soleil brûlant et un environnement toxique.
Le gouvernement refuse de reconnaître la contribution du pays au réchauffement climatique, mais selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’Irak est responsable de 8 % de la pollution due au méthane. Des nuages de méthane sont présents dans l’atmosphère, en raison de l’extraction du pétrole dans de mauvaises conditions. En juillet 2021, Kayrros, une société basée à Paris qui analyse les données satellitaires pour le compte de l’Agence spatiale européenne (ESA) a révélé qu’un champ pétrolifère à l’ouest de Bassora libérait 73 tonnes de méthane par heure, après deux autres émissions de méthane à la mi-juin, entre Bassora et Bagdad, à 181 et 197 tonnes par heure. À titre de comparaison approximative, 180 tonnes de méthane sont équivalentes à la rétention thermique causée par plus de 200 000 voitures par an au Royaume-Uni, selon l’agence de presse américaine Bloomberg.
Le ministère de l’environnement confirme que le pays est à l’épicentre de la crise climatique, avec de violentes répercussions qui conduiront à rendre l’environnement irakien invivable au cours des deux prochaines décennies en raison de l’augmentation excessive de la température ; du manque de précipitations, du manque de réserves d’eau de surface et souterraines ; de l’augmentation de la sécheresse ; de l’intensification des tempêtes de poussière ; de la désertification, de l’érosion des sols et de la perte de biodiversité. On verra à terme un déclin des surfaces agricoles et la destruction des chaînes de sécurité alimentaire.
Gaspillage, évaporation et salinité accrue
L’Irak consomme plus de 63 % de ses ressources en eau pour l’agriculture sans combler ses besoins domestiques. Il dépend souvent des importations de denrées alimentaires. On gaspille l’eau sans pour autant atteindre des niveaux élevés de productivité. Salam Al-Shamri, le président de la Commission de l’agriculture et de l’eau du Parlement souligne :
Les techniques agricoles en Irak sont rudimentaires. Le ministère de l’agriculture et le ministère des ressources en eau n’utilisent pas les technologies d’irrigation modernes pour favoriser la consommation [des produits irakiens]. Par conséquent, nous avons un important gaspillage d’eau avec une faible production agricole.
L’agriculture représente environ 4 % du PIB du pays et concerne environ 20 % du marché du travail, essentiellement rural. À cause du changement climatique, de la rareté de l’eau et de l’intensification des conflits armés, la production agricole a diminué d’environ 40 % depuis 2014. Selon la Banque mondiale, deux tiers des agriculteurs irakiens avaient accès à des sources d’irrigation avant cette année-là, mais au cours des trois années suivantes, ce chiffre est tombé à seulement 20 %. Les estimations du gouvernement indiquent que le changement climatique a également causé la perte de 75 % du bétail (moutons, chèvres et buffles).
Outre le gaspillage agricole, l’Irak perd chaque année environ 14,7 % de ses réserves d’eau par évaporation, un taux très élevé par rapport à d’autres pays. Le lac Tharthar, le plus grand réservoir naturel d’eau en Irak, a perdu plus de 50 % de son eau stockée. La région des marais, le plus grand plan d’eau naturel et la plus grande zone humide du Proche-Orient, perd environ 75 m3 par seconde en raison de l’évaporation, selon l’administration locale de Souk Al-Shuyoukh, district de Nassiriya sud. C’est comme si l’Irak était un chaudron dans lequel l’eau bouillait furieusement.
L’Irak se réchauffera au cours des prochaines années de 2 ° Celsius, supérieur au rythme du réchauffement climatique estimé à 1,5 °, selon l’effrayant rapport publié par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Les températures excessives, qui dépassent souvent 53 °en été (notamment dans les régions pétrolières du sud), déciment les cultures et les buffles, détruisent la diversité écologique des marais et augmentent le niveau de toxicité de l’eau. Il y a également des milliers d’incendies chaque année (14 715 incendies enregistrés en 2021 jusqu’à présent).
Les buffles en voie de disparition
Le buffle est l’un des atouts les plus importants des habitants des marais et ils sont sur le point de le perdre à jamais. En raison de l’augmentation de la salinité et de la température, un grand nombre de buffles sont déjà morts. Selon les dernières estimations du gouvernement, leur population est passée de 1,2 million à moins de 200 000.
L’Irak s’est pourtant battu pour que les marais soient ajoutés à la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 2016, y voyant sans doute un moyen de sauvegarder les débits d’eau afin de protéger ce site archéologique de l’extinction, mais il semble que l’ancienne région soit à présent au bord de la mort. Le taux de salinité dans diverses parties des marais atteint un « niveau dangereux de pollution mortelle en raison de la sécheresse », ce qui a entraîné « une grande migration des populations locales des marais centraux, et le buffle est maintenant en danger d’extinction », selon le Dr Jasem Al-Asadi, consultant pour Nature Iraq.
Des lacs en voie d’assèchement
Les tremblements de terre et leurs répliques qui frappent l’Irak depuis deux ans (en raison de la perturbation des couches du sol) ont fait que les réserves d’eau et les lacs tombent à des niveaux dangereux. En témoigne le déclin accéléré du lac Sawa dans le désert du gouvernorat de Muthanna, au sud-ouest. Ce lac en voie d’assèchement est alimenté par des réservoirs d’eau souterraine et des aquifères qui s’étendent sous la région occidentale du pays. Le directeur de l’environnement de la province d’Al-Muthanna, Youssef Sawadi Jabbar explique que la pénurie d’eau à Sawa est due au fait que « les tremblements de terre ont entraîné la fermeture des canaux, des eaux souterraines et des sources d’eau qui alimentent le lac », ainsi qu’à « l’évaporation causée par les températures élevées », ce qui fait que « le lac est vulnérable à une sécheresse totale ».
La province souffre d’une pénurie chronique d’eau, et comme de nombreux habitants de la région dépendent de l’agriculture, ils sont passés sous le seuil de pauvreté. En conséquence, une partie de la population rurale a commencé à fuir la région après que 22 zones du gouvernorat ont enregistré des pénuries d’eau dans certaines des terres les plus productives. Rien qu’en 2019, 132 familles ont quitté cette région. Le gouverneur du Muthanna, Ahmed Manfi, explique :
La sécheresse et les faibles précipitations nous frappent depuis dix ans, si bien que nos agriculteurs se sont retrouvés au chômage. De plus, l’État n’a pas réussi à fournir une quantité d’eau suffisante, et en conséquence, l’analphabétisme et le chômage ont augmenté, tandis que les indicateurs de pauvreté atteignent désormais 52 %, soit le taux le plus élevé parmi les gouvernorats d’Irak.
De nombreux déplacements de populations
Pour la première fois, à partir de 2020, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui surveille et suit la croissance des déplacements internes en Irak en raison du conflit armé, a commencé à produire des données et des rapports sur les déplacements liés au climat et à la pénurie d’eau, en particulier dans les régions du centre et du sud. En 2019, 21 314 personnes ont été déplacées de 9 gouvernorats du centre et du sud en raison de la pénurie d’eau, de la forte salinité et de l’apparition de maladies hydriques dans 145 régions. Déjà, selon l’Unesco, plus de 100 000 personnes dans le nord de l’Irak avaient été déplacées de leurs villages en raison de graves pénuries d’eau entre 2005 et 2009.
Les habitants de plusieurs villages de Diyala, dans le nord-est, se préparent à quitter leurs terres ancestrales en raison de la pénurie d’eau et de la disparition des fermes dont ils dépendent. De même, les habitants d’autres villages du gouvernorat de Wasit (à 100 km de Diyala) abandonnent l’agriculture et l’élevage de buffles. Ce phénomène se produit également dans les provinces de Dhi Qar et de Maysan.
Les quatre gouvernorats forment une longue bande agricole le long du Tigre, bordée à l’est par l’Iran, d’où partent les rivières et les affluents qui alimentent le fleuve et les marais. La province de Maysan, au sud-est, est la plus touchée par la sécheresse et a enregistré le plus grand nombre de déplacements massifs de villages selon l’indice DTM (Displacement Tracking Matrix). Les habitants sont des paysans sédentaires possédant des terres agricoles, mais aussi des pêcheurs et des éleveurs de buffles vivant dans les marais. Tous se plaignent de la rareté et de la mauvaise qualité de l’eau. Salim, un jeune homme habitué à pêcher dans les marais du Maysan, s’interroge :
Les pays qui ont de l’eau veulent le pétrole de l’Irak, et nous sommes un pays riche en pétrole, et en tant que citoyens, nous n’en avons rien tiré. Nos vies dépendent de l’eau, alors pourquoi ne pas échanger notre pétrole pour de l’eau ? Sans eau, nous n’avons pas de vie.
Karim Hattab, chef du syndicat des agriculteurs de Maysan, renchérit :
Même les poissons des marais se suicident... Le bétail est entièrement décimé, et il n’y a pas assez d’eau, alors pourquoi les agriculteurs et les pêcheurs devraient-ils rester sur une terre morte ? La plupart d’entre eux ont été déplacés vers la ville, mais il n’y a pas de travail en ville. Le chômage y augmente jour après jour.
La province de Diyala, à la frontière iranienne, dans le nord-est du pays, offre un autre exemple des conséquences combinées du changement climatique et de la pénurie d’eau. Cette région dispose en effet d’un bassin agricole fertile, mais elle est aujourd’hui dévastée sur le plan environnemental, l’Iran ayant fermé la rivière Sirwan (connue localement sous le nom de Diyala) qui arrose la ville et ses vergers. Haidar Abdul Latif, chef de la division agricole de Baquba, déclare :
La sécheresse nous a gravement endommagés. Avec des températures dépassant les 50 °, les plantes et les arbres ont été exposés à une lumière solaire si forte que leurs couches extérieures ont été desséchées et brûlées.
Des dizaines de villages du gouvernorat de Diyala sont désormais dévastés, et les habitants souffrent de la pénurie d’eau, de la désertification et de la destruction des cultures. Abou Muhammad, un agriculteur de 55 ans du village d’Al-Amilah, l’un des 25 villages de la ville d’Al-Mansuriya dont les citoyens se préparent à être déplacés, décrit la détérioration des conditions de vie : « Nous dépendons de l’eau du puits, qui est très salée et mauvaise. Tout le village va devoir migrer vers d’autres régions. »
Une arme de guerre
Dans un rapport sur le développement national (2018-2022), le gouvernement fédéral reconnaît que l’Irak souffre d’une « double relation négative entre l’environnement et les conflits armés (...) cela a conduit à une pollution environnementale et à de graves dommages qui ont des impacts sur l’économie, la société et l’individu. » Car la destruction de l’environnement local et des infrastructures hydrauliques a été utilisée comme une arme dans les conflits en Irak, notamment par l’organisation de l’État isIamique (OEI). De grandes quantités d’eau ont été gaspillées lors d’inondations artificielles, des zones agricoles détruites et de précieuses réserves d’eau perdues. En conséquence, la sécheresse a été fortement ressentie dans les zones situées au nord de Bagdad et à Mossoul, tandis que les terres agricoles ont diminué de moitié en 2018. En outre, l’épuisement dû au conflit armé (nord) a contraint 400 familles de Dhi Qar (sud) à migrer cette année-là.
Conséquence du conflit, la pénurie d’eau peut aussi en être un moteur. L’OEI a utilisé l’eau pour empêcher l’avancée des forces gouvernementales en inondant les terres. Résultat : les zones situées au sud de Bagdad ont souffert de la sécheresse, et des conflits tribaux ont éclaté au sujet des sources d’eau. Les régions du sud de l’Irak reçoivent peu d’eau, et de mauvaise qualité, à cause des centaines de kilomètres qu’elle doit parcourir. Des combats sanglants éclatent souvent entre les clans pour les rations d’eau, et des fonctionnaires du gouvernement qui les distribuaient ont été tués.
Ce que l’on peut qualifier de « violence climatique » représente un niveau de risque élevé lorsqu’il est associé à l’augmentation de la pauvreté et du chômage, à une croissance démographique incontrôlée, à l’incapacité de l’État à créer de nouveaux emplois, à l’accroissement des indicateurs nationaux de pauvreté et au déclin du PIB par habitant de l’Irak. Avec le ralentissement économique résultant de la pandémie de Covid-19, les groupes armés et les milices peuvent alors recruter davantage de paysans au chômage et en colère : la hausse des taux de criminalité, l’aggravation du désespoir social, l’augmentation des suicides et l’instabilité continueront de dévaster l’Irak.
Un État inactif et impuissant
De manière générale, l’Irak souffre d’un faible corpus législatif relatif à la conservation de l’eau et de l’environnement. Il ne dispose pas d’une loi sur la gestion ou la conservation des ressources en eau ; un projet de loi est au point mort depuis 2016.
Malgré sa participation à la conférence historique de Paris sur le climat en 2015, le conflit politique a empêché Bagdad d’adhérer à l’Accord de Paris sur le climat avant début 2021, ce qui indique que la question environnementale est en queue de peloton des préoccupations du gouvernement.
L’Irak a tenté de pallier ses défaillances environnementales en lançant fin 2019 un plan national d’adaptation sur 36 mois pour lutter contre le réchauffement climatique, en collaboration avec le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Cependant, le financement de 2,5 millions de dollars (2,16 millions d’euros) du Fonds vert pour le climat est largement insuffisant. Et en effet, 21 mois plus tard, en août 2021, aucun des objectifs du plan n’avait été atteint. Selon le rapport GEO 6 du PNUE, l’Irak est classé au 5e rang mondial des pays les plus vulnérables à la pénurie d’eau, à la pauvreté alimentaire et aux températures élevées. Dans le même temps, la population se débat pour surmonter un changement climatique et une sécheresse aussi grave, de même que le blocus de l’eau imposé par la Turquie et l’Iran.
L’Iran et la Turquie détournent les cours d’eau
Le changement climatique est utilisé comme outil politique et comme moyen de chantage, notamment par la Turquie et l’Iran. Téhéran a détruit l’environnement rural de sa région occidentale, habitée par une majorité arabe et limitrophe de l’Irak, en détournant le cours de ses rivières et de ses affluents qui entrent en Irak, sous prétexte qu’elle souffre d’une grave sécheresse interne qui nécessite le transfert d’eau vers d’autres villes iraniennes. Sur cette base, il refuse de négocier avec Bagdad. Le ministre irakien des ressources en eau, Rashid Al-Hamdani, souligne :
Nous avons demandé à plusieurs reprises à l’Iran de coopérer avec nous et de rouvrir les voies d’eau vers l’Irak, sur la base du principe de supporter ensemble ces répercussions néfastes, mais malheureusement les Iraniens n’ont pas répondu (...) Le ministère a donc pris la décision d’internationaliser le problème de l’eau avec l’Iran et de le soumettre à la communauté internationale et aux tribunaux internationaux.
Le gouvernement n’a pas trouvé de solution à cette extorsion et à cette obstination iranienne et turque, ni à la question plus large du changement climatique, si ce n’est de réduire la part d’eau par habitant à moins de 250 m3 (à partir de l’été 2021), alors qu’elle était de 2 400 m3 en 2004. Les réserves d’eau ont fortement diminué en seulement 15 ans, pour atteindre 500 m3 en 2019. Aoun Diab, porte-parole du ministère des ressources en eau, affirme : « Cette réduction n’est pas préoccupante. De nombreux pays voisins ont le même quota pour leurs citoyens. »
Des années sombres et pleines de défis climatiques complexes attendent ces jeunes gens qui conçoivent des œuvres d’art pleines d’optimisme et rêvent d’un avenir meilleur pour l’Irak.
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