Sylvain Cypel. — Quel était l’objectif de court terme de Trump en assassinant le général Qassem Soleimani ? Et y avait-il un objectif de long terme ?
Naysan Rafati. — Cet assassinat est advenu à l’issue d’une montée des tensions qui a commencé en mai 2019, lorsque la campagne de sanctions économiques américaines contre l’Iran a atteint un pic nouveau. L’Iran a réagi sur deux plans : il a indiqué qu’il s’émanciperait graduellement du Plan d’action global commun (PAGC, en anglais Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA, plan de limitation drastique du développement nucléaire militaire iranien) qu’il avait signé en juillet 20151. Et il a lancé une série d’offensives au plan régional, dont la plus spectaculaire a été le bombardement de deux raffineries en Arabie saoudite le 14 septembre puis, plus récemment, la multiplication des attaques contre des objectifs militaires américains en Irak, dont les Américains ont accusé les Iraniens d’être les instigateurs.
Ça, c’est le cadre général. Conjoncturellement, il y a eu le tir de missile sur une base américaine à Kirkouk qui a causé la mort d’un sous-traitant, les frappes américaines qui ont suivi2 en Irak et conséquemment l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad par une foule de manifestants. Après le bombardement des raffineries, Trump avait laissé entendre que, tant qu’il n’y aurait pas de menace directe avérée sur des objectifs américains, il n’y aurait pas de mesures de représailles. C’était sa « ligne rouge ». Après ce qui s’est passé à Kirkouk et Bagdad, il a estimé que cette ligne avait été franchie.
Des pressions économiques insuffisantes
S. C. — Pourtant, auparavant, il avait donné le sentiment d’avoir abandonné « l’option armée » contre l’Iran ?
N. R. — Oui, même si, après le bombardement des raffineries saoudiennes, il y aurait eu des cyber-attaques américaines contre des intérêts iraniens. Mais à un moment, l’administration a fait ce constat : malgré une hausse notoire et, de son point de vue, efficace, des pressions économiques sur Téhéran, celles-ci ne faisaient pas progresser les deux objectifs de Donald Trump à l’égard de l’Iran : d’abord restreindre sa capacité d’action régionale, ensuite obliger Téhéran à revenir à la table des négociations sur la base des exigences préalables qu’entend lui imposer Washington. L’assassinat de Ghassem Soleimani a pour objectif de rehausser fortement le niveau de la dissuasion américaine. La supériorité militaire se superpose aux pressions économiques, dont Trump a déjà annoncé qu’elles vont encore s’accroître.
S. C. — Quelles devraient être les conséquences de court terme de cet acte, dans la relation irano-américaine et au Proche-Orient ?
N. R. — Commençons par constater que l’assassinat de Soleimani a suscité un moment de ferveur nationale en Iran. Il y a encore peu, on assistait à des manifestations dans plusieurs villes du pays contre la détérioration des conditions de vie. Je crois personnellement que ces mobilisations peuvent resurgir en Iran, parce que les problèmes socio-économiques sont vraiment graves. Mais dans une première phase, Trump a régénéré une forme d’unité nationale obligée. Et un renforcement de l’embargo économique américain sur l’Iran suscitera une résistance iranienne accrue.
La seconde conséquence est que la réaction iranienne à l’assassinat de son dirigeant a été, jusqu’ici, très calibrée et modeste. À ce moment, aucun des deux camps n’est intéressé par une montée des tensions. Cela ne signifie pas qu’une escalade est impossible. Elle peut advenir même contre la volonté des acteurs. Et tant qu’une désescalade n’est pas enclenchée, le risque d’un regain des tensions reste permanent. Les foyers d’affrontement ne manquent pas, en Irak, au Yémen, au plan cybernétique, etc.
Des réseaux toujours actifs
S. C. — Quelles pourraient être les conséquences à plus long terme ?
N. R. — La portée symbolique de l’assassinat de Soleimani ne disparaitra pas en Iran. Tant que ce pays se vivra comme soumis à un état de siège américain, il cherchera à se défendre. Il le fera via les réseaux que Soleimani avait mis en place et qui, eux, n’ont pas disparu, ou bien en activant ses affidés dans la région, ou encore en agissant de manière masquée, sans que sa responsabilité soit démontrable. Imaginer que, même dans une position de faiblesse l’Iran restera inactif est peu plausible.
Le problème est que ni Trump ni les Iraniens ne veulent d’une guerre totale, mais que les difficultés pour ouvrir la voie à une désescalade sont très puissantes. C’est le genre de situation où, normalement, le rôle des intermédiaires devient important. Mais les Américains n’en veulent pas, et les Iraniens sont très frustrés par ceux des Européens qui veulent jouer les médiateurs. L’absence de communication entre les deux parties, Américains et Iraniens, est le plus grand risque actuel pour l’avenir de leur contentieux. Tant qu’un dialogue entre eux n’est pas renoué, la situation restera l’otage d’un mauvais calcul conjoncturel de l’un ou l’autre des protagonistes, ou d’événements impromptus qui pourraient déclencher le pire.
Téhéran met en garde ses propres soutiens
S. C. — L’ayatollah Khamenei, le Guide de la révolution iranienne, a appelé les forces chiites qui s’identifient à sa cause dans la région à ne pas mener des actions de représailles contre les États-Unis. La réponse à l’assassinat de Soleimani sera le fait de l’État iranien et de lui seul, a-t-il indiqué. Quel est le sens de ces propos ?
N. R. — Ils peuvent être interprétés de deux manières. D’abord, comme l’affirmation d’une fermeté. L’Iran a été attaqué, l’Iran seul déterminera sa réponse. Mais aussi comme une mise en garde de Téhéran à ses propres soutiens. Parmi les victimes du missile qui a tué Soleimani se trouvait aussi par exemple Abou Mehdi Al-Mouhandis, chef des milices pro-iraniennes qui ont mené la guerre à l’organisation de l’État islamique (OEI) en Irak. Ce que dit Khamenei peut manifester une inquiétude de l’Iran de voir des groupes qui lui sont affidés lancer une attaque impromptue contre des intérêts américains dans la région, que les États-Unis utiliseraient pour accuser l’Iran de se trouver derrière et lancer contre lui une offensive lourde. Khamenei veut s’assurer que l’Iran maitrise la situation et que personne n’entrainera son pays dans une situation dont il ne veut pas.
L’enjeu irakien
S. C. — L’Irak devrait constituer le principal terrain d’affrontement entre l’Iran et les États-Unis dans la période qui s’ouvre. L’objectif stratégique de Téhéran sera-t-il de pousser hors d’Irak les forces américaines qui y sont encore ?
N. R. — Pour Téhéran, il ne s’agit pas d’expulser les forces américaines d’Irak seulement, mais de toute la région. Les Iraniens le disent sans ambiguïté. Cela étant, on peut s’interroger sur ce qui ressort de la posture et ce qu’est la politique iranienne réelle. Car l’intérêt de l’Iran n’est pas d’avoir un voisin irakien qui plonge dans le chaos. Or il est clair que, lorsque l’OEI a émergé, la présence américaine en Irak a contribué à surmonter l’instabilité ainsi créée. Un départ complet des troupes américaines d’Irak ne se ferait pas forcément au bénéfice des Iraniens.
S. C. — En sont-ils conscients ?
N. R. — Je pense que oui. Il y a eu des situations où, conjoncturellement, les intérêts des États-Unis et de l’Iran se sont rapprochés. Cela a été le cas en Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Ça peut l’être en Irak. L’Iran a intérêt à affaiblir politiquement les États-Unis au Proche-Orient. Mais à voir leurs troupes se retirer complètement d’Irak, c’est moins évident, surtout s’ils craignent des lendemains chaotiques.
S. C. — L’Iran a-t-il la possibilité, comme en 1980 avec l’affaire des otages de l’ambassade américaine, d’influer par des actes politiques sur le résultat de l’élection américaine en novembre 2020 ?
N. R. — C’est une question très spéculative. Ils peuvent y penser, bien sûr. Et il est très probable qu’ils souhaitent voir Trump défait à l’élection présidentielle. Mais je ne crois pas qu’ils agissent en fonction de cette optique. Ils se préparent à toutes les options, réélection de Trump incluse. Par ailleurs, une montée des tensions à l’approche du scrutin américain serait-elle bénéfique aux adversaires de Trump, ou bien à l’actuel président ? Il est bien trop tôt pour le prédire.
S. C. — Est-on plus proche aujourd’hui d’une guerre qu’on ne l’était avant l’assassinat de Soleimani ?
N. R. — Posez-moi la question demain, et j’aurai une réponse différente d’aujourd’hui… Que la guerre n’ait pas éclaté après l’assassinat de Soleimani ne signifie pas qu’elle a été évitée. À ce moment, on semble s’en éloigner. Mais tout est en place pour que cette option revienne à l’ordre du jour.
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