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Israël-Palestine

En Israël, il faut toujours un ennemi pour constituer un gouvernement

L’incapacité de former un gouvernement suivie d’un nouveau cycle guerrier contre les Palestiniens en dit long sur la société israélienne. Car chaque fois que disparait le sentiment d’insécurité, les divisions internes reprennent le dessus ; chaque fois qu’il resurgit, l’unité nationale se reforme au profit de la frange la plus belliqueuse.

Alors que depuis bientôt deux mois Israël ne dispose toujours pas d’un gouvernement sorti des urnes, le premier ministre Benyamin Nétanyahou qui, depuis les élections du 23 mars a été incapable de bâtir une coalition gouvernementale, retrouve des couleurs. L’un de ses principaux opposants, Naftali Bennett, leader du parti d’extrême droite coloniale Yamina (À droite), qui avait rompu avec Nétanyahou dans l’espoir de prendre lui-même la tête d’une future coalition, a tourné casaque. Le jeudi 13 mai, il a annoncé son ralliement à une future coalition de nouveau dirigée par le premier ministre. Il l’a motivé par la « situation d’urgence » dans laquelle se retrouve Israël, laquelle « exige l’usage de la force et l’envoi des troupes » dans les bourgades où ont lieu des affrontements et des agressions répétées entre des bandes d’extrême droite juive et des Palestiniens citoyens d’Israël, jeunes pour la plupart. Dès lors, oubliés les motifs qui empêchaient Bennett se renouer sa coopération avec Nétanyahou.

Rappel des épisodes précédents. Le Parlement israélien élu le 23 mars 2021 regroupe 72 députés de droite et d’extrême droite (partis religieux inclus) sur 120, soit 60 % des sièges. Si l’on privilégie les critères du rapport — fanatique, enthousiaste ou modéré — à la poursuite de la colonisation des territoires palestiniens occupés, ce camp-là, qui va de l’extrême droite raciste revendiquée au Parti travailliste regroupe 104 députés sur 120, soit 87 % de la représentation nationale. On se demande comment la classe politique israélienne, si globalement en phase, ne parvient pas à mettre en place une coalition de gouvernement. En avril et en septembre 2019, en mars 2020 et enfin en mars 2021, quatre scrutins législatifs en deux ans ont donné, peu ou prou, des résultats identiques.

Certes, la personnalité clivante de Benyamin Nétanyahou, son usure politique, et la multiplication de ses mises en examen pour corruption ont attisé à droite et au centre des soifs d’accès au pouvoir suprême chez ses concurrents. Mais ces facteurs ne peuvent expliquer à eux seuls l’incapacité soit de bâtir une alliance alternative pour mettre un terme au règne de Nétanyahou, soit de continuer à le soutenir, du moins pour un temps encore. Bref, si ces partis, à droite ou au plan national, s’entendaient globalement sur les questions qualifiées par leurs dirigeants d’« existentielles » — le conflit avec les Palestiniens, le rapport à l’Iran étant les principales – sans parvenir à se coaliser, c’est que d’autres divisions prenaient le dessus dans l’opinion, au détriment des enjeux « existentiels ».

On l’a d’ailleurs constaté lors des quatre scrutins. Chaque fois, l’élection a d’abord tourné au plébiscite : pour ou contre Nétanyahou. Et chaque fois, la question palestinienne a été quasi absente des débats, comme si son sort était indifférent. Certes, on a constaté une poussée électorale des partisans d’une solution « radicale » du problème palestinien (les expulser tous). Mais dans l’ensemble, durant ces quatre campagnes, les dirigeants politiques se sont désintéressés de l’avenir du conflit israélo-palestinien, confortés par des sondages qui montraient que l’opinion publique juive s’en désintéressait encore plus qu’eux. Pourquoi s’en préoccuper ? Aux yeux des Juifs israéliens, les Palestiniens ne comptaient plus.

De fait, ils sont encagés, sans direction unifiée ni respectée et, en apparence, sans capacité d’empêcher l’avancée continue du projet colonial israélien. De plus, Nétanyahou a démontré qu’Israël peut promouvoir des alliances dans l’espace arabe sans faire aucune concession sur l’enjeu palestinien. Et si c’était là, précisément, que résidait l’explication du blocage institutionnel israélien ? Toute l’histoire d’Israël conforte cette même propension : lorsque les Palestiniens relèvent la tête, quelle que soit la forme de leur combat, le réflexe colonial s’impose instantanément, il faut à tout prix « remettre les Arabes à leur place » ; mais quand les Juifs israéliens ont le sentiment de vivre dans une sécurité suffisante, ils se désintéressent ipso facto du sort de ceux qu’ils oppriment depuis si longtemps, et qui, pour l’immense majorité d’entre eux, les indiffère. C’est alors que les autres enjeux qui divisent les diverses fractions de la société prennent le dessus.

Une longue histoire

Ce phénomène n’a rien de neuf. En 1959, onze ans après la création d’Israël, éclata la première révolte des juifs orientaux. Issus en majorité du Maghreb (surtout du Maroc), mais aussi du Yémen, d’Irak et d’ailleurs, ils avaient été amenés de manière très organisée par le mouvement sioniste pour deux motifs essentiels : augmenter rapidement le rapport démographique au sein du nouvel État entre les juifs et ce qui restait des Palestiniens qui n’avaient pas été expulsés, et constituer une force de travail utile à la construction de l’État. Ces juifs-là avaient été envoyés dans les « villes de développement », c’est-à-dire des cités périphériques où les conditions de vie étaient beaucoup plus précaires que dans les bourgades plus anciennes, habitées par les « pionniers » sionistes originaires d’Europe de l’Est (nommés « ashkénazes »). Ces juifs orientaux (dits « séfarades ») subissaient par ailleurs un racisme profondément ancré parmi les ashkénazes. Le plus grand des poètes hébraïques avant la création de l’État, Haïm Nahman Bialik (1873-1934), avait eu cette phrase : « Savez-vous pourquoi je n’aime pas les Arabes ? Parce qu’ils ressemblent trop aux juifs séfarades »… Entre eux, les ministres travaillistes, lorsqu’ils parlaient des Séfarades, disaient, en yiddish, les schwarze, les noirs.

En 1959, l’après-guerre d’indépendance israélienne est terminée. Elle avait été dominée par les enjeux sécuritaires : le renforcement des frontières et la chasse aux mistanenim, terme hébreu désignant les « infiltrés ». Il s’agissait en réalité presque toujours de Palestiniens expulsés en 1948 qui tentaient d’entrer en Israël pour savoir ce qui était advenu de leur habitat et de leurs terres (dans l’immense majorité, les villages avaient été rasés et les terres redistribuées). Pour les Israéliens, ces « infiltrés » étaient des terroristes, souvent abattus. Mais en 1959, cette « menace » est quasi éradiquée. Les frontières sont sûres. L’inquiétante question des réfugiés palestiniens semble ne plus se poser. Israël se préoccupe plus de ses problèmes internes. C’est alors qu’éclate la première « révolte » d’immigrés récents orientaux.

Comme souvent, le déclic est anecdotique. Un policier tire sur un homme ivre qui, dira-t-il, paraissait menaçant. L’homme, Yaakov Elkarif, est d’origine marocaine. Il est blessé, et la rumeur court qu’il est décédé (c’est inexact). Les résidents de Wadi Salib, un ancien quartier arabe de la ville de Haïfa où ont été logés de nombreux immigrants récents juifs orientaux, se mobilisent dans ce qui devient vite une émeute. Ils s’en prennent aux locaux du Mapaï, le parti travailliste alors dominant, et à ceux de la Histadrout, le « syndicat » dirigé par le même parti dont la principale vocation est la « construction du pays ». Très vite, des manifestations s’organisent à Beer-Sheva, à Tibériade et dans d’autres villes. Les juifs orientaux y dénoncent les discriminations à l’emploi, au logement, dans l’éducation, etc. C’est la première fois que la question du racisme anti-séfarade dans la société juive émerge en Israël.

Six ans plus tard, en 1965, là encore à un moment où la situation sécuritaire semble maitrisée, Israël entre en récession. La crise sociale devient vite l’enjeu majeur. Du début 1966 à la veille de la guerre de juin 1967, 12 % des Israéliens perdent leur emploi. Les manifestations ouvrières se multiplient, que le syndicat officiel ne parvient pas à juguler. Bientôt, une blague circule dans tout Israël : « Le dernier qui s’en va éteint la lumière ». De fait, dans ces années-là, le nombre de ceux qui quittent Israël dépasse celui des nouveaux immigrants.

Dans ces circonstances, le parti travailliste se déchire. Le créateur de l’État, David Ben Gourion, scissionne et part avec neuf élus. Les motifs sont liés à l’échec d’une opération de sabotage menée en Égypte qui a échoué et dont Ben Gourion et son ministre de la défense Pinhas Lavon se rejettent la responsabilité. Mais la scission est rendue possible parce que les enjeux sécuritaires ne tiennent pas le haut du pavé. Bientôt la guerre de juin 1967 met fin à la fois à la crise économique et à la scission des travaillistes, dont le parti se reconstitue.

Une douce euphorie d’après-guerre

Dans l’après-guerre de juin 1967, Israël s’installe dans une douce euphorie. Non seulement le territoire du « Grand Israël » qui va de la mer Méditerranée au Jourdain est passé en totalité sous contrôle israélien, y compris Jérusalem-Est, mais les Palestiniens apparaissent écrasés. La domination sur la région semble si forte que les services de renseignement sont persuadés qu’aucune menace militaire ne pèse sur Israël. Tout un pays les suit. Dès lors, une fois de plus, les enjeux sociétaux émergent. En 1971, la situation des juifs orientaux revient sur le devant de la scène avec la création des Black Panthers israéliens. La référence au mouvement noir américain est assumée. Ses fondateurs sont de jeunes résidents juifs d’un ancien quartier arabe de Jérusalem, Mousrara, dont la population a été expulsée en 1948 et qui est un quartier de juifs pauvres, pour beaucoup originaires du Maghreb.

Les Panthers connaîtront un succès notoire, menant des manifestations regroupant des milliers de partisans. L’un de leurs dirigeants, Charlie Bitton, deviendra député sur la liste du parti communiste. D’autres rejoindront le Likoud, alors principal parti d’opposition au travaillisme, en qui la plupart des juifs orientaux voient les représentants d’un pouvoir ashkénaze qui les méprise. La guerre d’octobre 1973, remettant les questions sécuritaires au premier plan, abrégera l’existence de leur mouvement.

On pourrait continuer la liste des oscillations de ce balancier qui voit, chaque fois, la primauté des enjeux sécuritaires évacuer les tensions sociales intérieures en Israël, et celles-ci resurgir dans les moments où les Juifs israéliens ont le sentiment que le calme règne dans la « relation avec les Arabes ». C’est, de fait, ce qui est advenu à partir de 2006, après l’échec politique retentissant de la seconde intifada et le retrait militaire israélien de la bande de Gaza. Depuis 2014, date de la dernière opération militaire d’envergure contre cette bande de territoire, elle est maintenue isolée du monde extérieur, sans capacité d’influer sur le cours des choses. La situation en Cisjordanie apparaissait elle aussi maitrisée, les attentats palestiniens étant devenus une rareté et la colonisation s’y renforçant inexorablement.

La dernière révolte fut celle dite de « l’intifada des couteaux ». De jeunes Palestiniens cherchent à attaquer des soldats ou des colons à coups de couteaux de cuisine ou de tournevis, échouent et y laissent leur vie dans l’immense majorité des cas. Un temps brûlante, la contagion de ces actes de révolte individuelle désespérée disparut rapidement. C’était en 2016, il y a cinq ans. Depuis, l’Israélien moyen se disait que la question palestinienne était « maîtrisée ». De facto, à part trois bombinettes tombant épisodiquement sur la ville de Sderot, face à Gaza, l’Israélien se disait qu’il ne risque rien. Il pouvait penser à autre chose qu’à la « sécurité ».

Cet autre chose a commencé par de grandes manifestations contre la dégradation du niveau de vie d’une société soumise à un ultralibéralisme forcené où certains s’enrichissent massivement, mais où la majorité peine à joindre les deux bouts. Fin juillet 2011, des manifestations réunissent près de 150 000 Juifs israéliens (l’équivalent d’un million et demi de personnes en France). Depuis, les thématiques sociales – baisse du niveau de vie, difficultés de logement, coût de l’enseignement, dégradation du service public – reviennent de façon récurrente dans le débat, suscitant périodiquement de nouvelles manifestations, tout en restant sans effet sur la classe politique.

La question religieuse

Et sur les dernières années, deux thématiques ont focalisé l’essentiel de l’attention. La première est le rejet de Nétanyahou. L’hostilité à un homme dont l’attrait pour l’argent, la corruption et le mode autoritaire de gouvernement sont désormais étalés sur la place publique a suscité en Israël des vagues de manifestations hebdomadaires devant la résidence du Premier ministre. Elles ont ébranlé son pouvoir, sans parvenir à le faire tomber. La seconde thématique a des racines plus anciennes et expliquait, pour beaucoup, le blocage institutionnel depuis 2019. C’est la question religieuse.

La poussée de religiosité au sein de la société juive israélienne n’a cessé de progresser depuis la victoire « miraculeuse » de 1967. Elle a suscité deux phénomènes majeurs : le premier est la montée en puissance des khardelim, terme reliant deux mots : haredim, ou « craignant-Dieu », et datiim leoumiiim, les religieux nationalistes. En résumé, cette nouvelle mouvance regroupe les religieux ultra-orthodoxes ultranationalistes ultracolonialistes. Ce sont eux que l’on a récemment vu, à Jérusalem, mener de véritables pogroms contre les Palestiniens durant le ramadan. Le second phénomène est une radicalisation de la mouvance opposée aux « privilèges » réservés depuis toujours aux milieux religieux orthodoxes — les subventions publiques dont ils bénéficient, la possibilité pour leurs jeunes d’échapper à l’armée, en particulier.

Une partie de l’électorat se rallie aux thèses prônant la résistance à la coercition religieuse. L’État d’Israël a alloué la gestion du droit familial – la naissance, le mariage, le divorce et le décès – aux rabbins les plus conservateurs et leur a fait de multiples concessions (par exemple l’absence de transports publics pendant le shabbat). Ces rabbins décident en fonction de règles très souvent archaïques. Leurs adversaires récusent l’interdiction faite à un homme portant le nom de Cohen de pouvoir épouser une femme divorcée, ou l’impossibilité pour une famille ne disposant pas d’un véhicule de se rendre à la plage le samedi, faute de transports publics. Les plus jeunes, en particulier, n’admettent plus de servir trois années sous les drapeaux et de payer ensuite très cher des études universitaires, quand les ultra-orthodoxes sont libérés du service militaire et étudient dans leurs écoles talmudiques subventionnées…

Cette opposition frontale sur la question religieuse revient, elle aussi, de manière récurrente dans l’histoire d’Israël. Ainsi, le parti centriste Yesh Atid (Il y a un avenir, 17 députés) est arrivé second à la dernière élection législative sur un programme revendiquant la fin de la coercition religieuse. Et à l’extrême droite, le parti Israël Beitenou (Israël notre maison) a lui aussi glané 7 sièges sur une plateforme de séparation de la synagogue et de l’État.

Si ces partis ont mis en avant la résistance à la coercition religieuse, c’est parce qu’ils savent que leur base y est très sensible. En temps « normal », c’est-à-dire de prédominance des enjeux sécuritaires, ces partis n’ont jamais eu le moindre problème à participer à des gouvernements aux côtés des partis religieux, qu’ils soient ultra-orthodoxes ou ultranationalistes. Mais lorsque la « menace existentielle » ne sert plus de ciment collectif, lorsque les peurs qui l’accompagnent n’embrument plus les esprits, les « tribus » qui constituent Israël — Occidentaux et Orientaux, religieux et non-pratiquants, riches et pauvres… — retrouvent un terrain d’expression légitime. C’est ce qui est advenu après 2019, et qui a fait que des partis qui gouvernaient ensemble depuis 40 ans ne sont plus parvenus à s’entendre, alors qu’ils sont collectivement très amplement majoritaires.

Les ratonnades de Palestiniens à Jérusalem commises par des groupes juifs fanatiques et pour la plupart religieux, l’exportation de ces agressions dans les bourgades israéliennes disposant de minorités palestiniennes importantes et leur transformation en affrontements intercommunautaires ; enfin les attaques du Hamas usant de missiles d’un rayon suffisant pour atteindre Tel-Aviv et Jérusalem, qui ont dans un premier temps sidéré l’armée israélienne et servi de justificatif à des bombardements à Gaza d’une dimension inégalée, ont replacé la « sécurité » au plus haut des préoccupations de l’immense majorité des Juifs israéliens. Le proche avenir devrait dire si Nétanyahou aura su une fois encore en être le principal bénéficiaire. Et si les préoccupations sociales et sociétales — de la lutte contre les inégalités à la séparation de la religion et de l’État — seront, comme toujours lorsque les « menaces existentielles » prédominent, les premières victimes de la restauration de la « capacité de dissuasion » israélienne.

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