Les propos sont sans ambiguïté : « Israël est né en tant qu’État juif, ce fut la décision du peuple juif, et la question n’est pas de savoir quelle est l’identité de l’État. Il est né en tant que tel et il le restera ». Cette déclaration de Mansour Abbas montre un changement drastique dans l’approche de certains Palestiniens d’Israël face à la politique israélienne. Jusqu’alors, ceux qui s’engageaient en politique considéraient qu’Israël se devait d’être l’État de tous ses citoyens. En reconnaissant le caractère juif d’Israël, Mansour Abbas accepte pour les Palestiniens le statut de minorité dans le pays. Il se place ainsi dans une position plus légitime aux yeux de la « seule démocratie du Proche-Orient » pour demander aux institutions une égalité de traitement.
Après sa phrase-choc, il poursuit d’ailleurs : « La question est plutôt de savoir quel est le statut du citoyen arabe dans l’État juif d’Israël ».
Cette nouvelle approche surprend dans le pays. Le journal de gauche Haaretz y voit « la bombe diplomatique la plus considérable entendue dans le discours israélien depuis plusieurs années ». Quant au conservateur Jerusalem Post, il constate que Mansour Abbas a « franchi le Rubicon ».
Une déclaration en rupture
La reconnaissance du caractère juif d’Israël a souvent été une précondition à la négociation d’un traité de paix entre les deux camps. Ariel Sharon, Ehud Olmert ou encore Benyamin Nétanyahou ont tous insisté sur sa centralité. Ils l’ont parfois même utilisée pour s’assurer que des négociations n’auraient pas lieu, sachant que celle-ci serait refusée. Jusqu’à récemment, un consensus palestinien existait sur le refus de cette condition. D’une part, parce qu’il était communément admis qu’une reconnaissance officielle du caractère juif d’Israël attenterait directement aux droits des minorités musulmanes et chrétiennes dans le pays. D’une autre, la volonté des Israéliens d’une reconnaissance officielle et explicite du caractère juif du pays par les Palestiniens est perçue comme un moyen de prévenir le retour des réfugiés palestiniens. Ce retour changerait l’équilibre démographique de la région et rendrait les Juifs minoritaires dans le pays, ce qui mettrait en péril le projet sioniste.
Enfin, cette reconnaissance enterre la solution d’un État binational. Proposée depuis plusieurs années comme moyen de résoudre le conflit, la solution « à un État » gagne en popularité auprès des populations palestiniennes, notamment en Cisjordanie. Elle s’inspire de la résolution de l’apartheid en Afrique du Sud. Selon cette idée, un État démocratique et égalitaire pour les Palestiniens et les Israéliens serait la meilleure option pour sortir de l’impasse actuelle. En instaurant la reconnaissance d’Israël en tant qu’État juif comme précondition à toute négociation, les Israéliens s’assurent qu’un projet d’État binational ne verra pas le jour.
Des prises de position polémiques
Mansour Abbas s’inscrit en outre dans la continuité de la politique pragmatique que ce membre du Parlement israélien mène depuis de longs mois. Sa stratégie vise une plus grande intégration politique des Palestiniens d’Israël afin d’améliorer leurs conditions de vie. À la tête de la Liste arabe unie, forte de 4 sièges sur 120 au Parlement, il s’est retrouvé au cœur des discussions lors de la formation du dernier gouvernement israélien. En mai dernier, il a rencontré Benyamin Nétanyahou à plusieurs reprises. Après l’échec des négociations entre les deux hommes, il a été contacté par Yaïr Lapid et Naftali Bennett et a finalement rejoint leur coalition, aujourd’hui toujours au pouvoir. Ainsi, en échange de garanties quant à l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens en Israël, Mansour Abbas s’est associé à un gouvernement hétéroclite dirigé par un nationaliste juif d’extrême droite. Plus récemment, lors des émeutes survenues durant le dernier regain de tension à Gaza, Mansour Abbas s’est rendu dans une synagogue brûlée par des manifestants et s’est engagé à prendre part à sa reconstruction.
Ces prises de position controversées aux yeux de nombreux Palestiniens sont le point culminant d’une stratégie politique menée depuis plusieurs décennies par le parti Ra’am. En effet, Mansour Abbas est l’héritier politique du fondateur de ce parti islamiste, Cheikh Abdullah Nimar Darwish. Ce dernier était convaincu que la clé de l’amélioration des conditions des Palestiniens en Israël était l’intégration dans la vie politique du pays. Après trois années passées dans les prisons israéliennes pour avoir fondé un mouvement visant à l’établissement d’un État islamique en Palestine, Darwish change drastiquement d’approche. Il s’oppose à la violence politique des Palestiniens d’Israël et il comprend l’intégration comme le meilleur moyen d’améliorer leurs conditions.
Depuis l’émergence de cette approche à la fin des années 1980, la majorité de la vie politique palestinienne voit cette stratégie d’un mauvais œil. La semaine dernière, le président de l’Autorité palestinienne (AP) Mahmoud Abbas a fortement critiqué son homonyme dans un communiqué. Il qualifie ses propos « d’irresponsables » et affirme qu’il « ne représente que lui-même ».
Du côté israélien, certains parlementaires critiquent également cette prise de position. Ainsi, les membres du Parti sioniste religieux d’extrême droite que sont Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir ont déclaré que la reconnaissance d’Israël comme État juif par Mansour Abbas n’est qu’un moyen de dissimuler les intérêts islamistes sous couvert d’intégration. Au sein de la coalition gouvernementale, cette annonce est au contraire bien reçue. Le ministre des finances Avigdor Lieberman a qualifié Mansour Abbas de « courageux » et a applaudi « une avancée dans les relations entre Juifs et Arabes ».
Une déclaration… et après ?
Cette déclaration s’inscrit dans le contexte de sa participation à la coalition gouvernementale Lapid/Bennet. Mansour Abbas joue le jeu de la droite israélienne en reconnaissant le caractère juif d’Israël, mais il attend en échange des avancées tangibles pour les populations palestiniennes du pays. Il est particulièrement attentif à son électorat principal, des Palestiniens du Néguev, et souhaite la reconnaissance par l’État des villages bédouins dans le sud du pays. À défaut, ces villages risquent leur démantèlement.
Toutefois, en acceptant Israël comme un État juif, Mansour Abbas fait bien plus qu’essayer d’obtenir quelques arrangements supplémentaires de la part du gouvernement israélien. Il met tout le système politique face à ses contradictions et cherche à changer la nature des relations entre Israël et sa population palestinienne. Pendant des décennies, la loyauté des citoyens « arabes israéliens » envers le projet sioniste a été remise en question, les laissant au ban de la société. Avec sa déclaration, Abbas rend le reste de ses propos plus audibles aux oreilles des politiques et du public israélien juifs.
Mansour Abbas cherche à utiliser le système à son avantage, conscient que cette nouvelle approche s’accompagne d’un lot d’incertitudes. Redéfinir la relation entre l’État d’Israël et sa minorité palestinienne n’est pas sans risque. Il existe un danger que son identité palestinienne s’affaiblisse, ou encore que les relations entre les Palestiniens d’Israël et ceux de Gaza ou de Cisjordanie changent. Autant d’incertitudes qui sont liées à la pérennité — ou non — de la stratégie de Mansour Abbas.
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