Je suis né en avril 1962 dans le camp d’Al-Bourej. Mes parents sont des réfugiés de Beersheba, la famille Al-Nachahira. Mon père était paysan et faisait de l’élevage, comme mes grands-parents. J’ai six frères et six sœurs, au total nous sommes 13. Ma mère est décédée en 1994 et mon père s’est remarié. Avec sa nouvelle femme, il a eu deux filles et un garçon. Mon père a aujourd’hui 105 ans. Il est en bonne santé, très mince, un peu voûté ce qui est normal, et surtout il a gardé tout son esprit, il travaille même ! Il ne sait ni lire ni écrire. Il peut simplement comprendre le Coran. On le consulte pourtant pour régler des problèmes sociaux. Il a une très bonne mémoire et connaît bien les lignées familiales, à qui appartiennent les enfants... Il mène une vie simple. Comme moi il refuse l’air conditionné. Sa principale nourriture : des olives, du lait et du hoummous.
Comme il n’est pas allé à l’école, il nous a tous poussés à faire des études et aller à l’université. L’aîné, qui a 65 ans, a été diplômé en mathématiques à l’université du Caire. Le deuxième a un master en histoire, et a passé aussi du temps en prison. Le suivant est diplômé d’une université islamique dans le domaine de l’éducation. Et la plupart de mes sœurs ont réussi des études universitaires. Ma demi-sœur (que mon père a eu avec sa deuxième épouse) Waffa Abdallah Abou Naïm a même obtenu cette année les meilleurs résultats scolaires de toute la bande de Gaza. Elle vient juste de passer son baccalauréat et nous attendons les résultats. Elle aura sûrement la possibilité de choisir n’importe quelle filière d’études supérieures et va probablement entrer en médecine. Personnellement j’ai trois garçons et une fille. Ils ont tous fini l’université. Mon fils aîné est avocat. Et ma femme est enseignante dans les écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNWRA).
En tant que réfugié, j’ai fait mon école primaire à l’UNWRA jusqu’à la classe 9, et ensuite l’école gouvernementale pour les classes 10, 11 et 12. J’avais cinq ans en 1967, et je me souviens parfaitement de tout ce qui s’est passé à cette époque, où étaient les Égyptiens, combien de personnes ont été tuées. Je me rappelle très bien quand les troupes égyptiennes se sont retirées de Gaza et que les troupes israéliennes sont entrées. Ils maltraitaient les gens en les mettant face contre un mur les bras en l’air, comme ils l’ont fait à l’un de mes frères, et j’ai vu qu’on lui retirait sa montre. Les soldats nous réveillaient souvent la nuit en tambourinant sur les portes, nous faisaient sortir dehors et nous collaient face au mur.
A l’écoute de RMC et de la BBC
Des combattants palestiniens se cachaient à l’extérieur de la ville. J’ai commencé à analyser la situation : il y a une occupation, il y a des combattants. Quand j’allais à l’école, en classe 7 ou 8, j’avais l’habitude d’acheter des magazines qui venaient de Cisjordanie : Al-Chaab (Le Peuple), Al-Chagar (Le Courageux), Zakkat (L’Aumône), Al-Qods (Jérusalem), et les rapportais au camp d’Al-Bourej. On suivait ainsi les nouvelles. Nous étions différents de la nouvelle génération car nous lisions des journaux politiques. Je lisais les journaux à mon père. Il écoutait la radio et en particulier RMC, la radio française et la BBC. Pendant mes études secondaires, la résistance a quelque peu diminué, après la guerre de 1973. Et la bande de Gaza était ouverte : il était possible après 1973 d’aller travailler en Israël pour gagner un peu d’argent. Nous prenions aussi des nouvelles du Liban : que se passait-t-il pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ?
Pendant cette période il n’y avait pas à Gaza de mouvement islamique. Il n’y avait que le Fatah comme mouvement national et le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Avec le temps nous avons constaté que ces gens ne faisaient pas grand-chose et nous nous sommes orientés vers la partie droite de l’échiquier politique. J’étais en classe 6, j’avais huit ans en 1970 quand j’ai entendu parler d’Ahmed Yassine (assassiné en 2004) : il avait l’habitude de venir rendre visite à mon père. Ahmed Yassine à cette époque gérait aussi les problèmes des familles et il consultait parfois mon père pour certains cas. La première personne qui m’a marqué idéologiquement est en fait Mohamed Taha, l’ancien maire du quartier Al-Bourej de Gaza, qui était mon professeur principal dans les classes 2, 3, 4, 5 et 6 et m’a influencé plus encore qu’Ahmed Yassine. Il a passé de très nombreuses années dans les prisons israéliennes. À sa dernière arrestation, les Israéliens lui ont dit que s’il reconnaissait ce qui était inscrit dans son dossier, il ne serait condamné qu’à quelques mois de prison. Il a refusé et a été condamné à un an et demi d’emprisonnement.
Quelques-uns de mes collègues ont été arrêtés alors qu’ils étaient à l’école secondaire. Nasser Al-Masri notamment, qui faisait partie du Fatah et a été condamné à la réclusion à perpétuité. Ensuite j’ai commencé à communiquer avec le docteur Ibrahim Al-Mokadema (assassiné en 2003) qui était aussi du camp d’Al-Bourej. Il avait une quinzaine d’années de plus que moi et nous fréquentions la même mosquée. Et c’est là qu’il est enterré. Il était chirurgien-dentiste et tenait à passer beaucoup de son temps avec les jeunes. Il a ensuite été arrêté et c’est en prison que je l’ai mieux connu.
Porte-parole des prisonniers, en langue hébraïque
J’ai intégré l’université islamique, dans la filière islam fondamental, tout en étant très concerné par l’activité politique. C’est là que j’ai rencontré le docteur Salah Shehade (assassiné en 2002), plus âgé que moi également (il était de la génération d’Ibrahim Al-Mokadema). C’est à partir de ce moment-là que nous avons été organisés. Salah Chehadeh était le responsable des affaires étudiantes à l’université et j’ai commencé à travailler avec lui. Puis j’ai été arrêté en 1988 pour quelques mois. J’étais alors diplômé de l’université, en même temps que Yahia Sinouar. J’ai été libéré au bout d’un an tandis que les autres restaient incarcérés, puis arrêté à nouveau avec Ahmed Yassine en 1989 et condamné à la perpétuité plus 20 ans. J’ai été enfermé à la prison de Gaza, Saraya, puis à Ashkelon, ensuite dans une prison souterraine appelée Nitzan. J’ai visité la plupart des prisons, mais pas toutes ! J’y ai passé 23 ans et quelques mois, dont cinq ans à l’isolement, par intermittence ; deux ans et demi en compagnie d’un autre prisonnier, dans une cellule à trois pendant quatre ans. Il y avait des listes de détenus, comme moi, qu’on promenait de prison en prison afin que d’autres ne soient pas influencés. J’ai demandé à reprendre des études universitaires, mais cela m’a été refusé. J’ai appris l’hébreu par communication directe avec les gardiens et suis devenu le porte-parole officiel de tous les prisonniers, en langue hébraïque. J’étais le responsable officiel des dossiers de plaintes montés contre les Israéliens. Quand j’ai été relâché à l’occasion de l’échange avec Gilad Shalit, j’avais 600 dossiers en attente, en général des revendications simples : droit à l’éducation, aux journaux, propreté des sanitaires, etc. Nous avions des punitions du genre interdiction de parler, de lire, de recevoir des visites…
Je m’étais marié avant d’être arrêté en 1989. Mon père n’a pas eu le droit de me voir avant 1994. J’avais eu 4 enfants avant d’entrer en prison et je n’en ai pas eu depuis ! Mes enfants ont pu me rendre visite jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 13 ans. Je les ai retrouvés à la sortie adultes, mariés, parents. Ma femme n’a pas eu le droit de visite entre 2000 et ma libération en 2011. Quand j’ai été arrêté, j’avais une fille de trois ans, deux garçons et ma femme était enceinte. Quand je suis sorti, Abdallah était marié avec deux filles de 3 ans et 2 ans. J’ai été relâché grand-père !
En prison j’ai retrouvé le docteur Ibrahim Al-Mokadema, Salah Chehadeh, j’ai passé une dizaine d’années avec eux, et aussi, pour de courtes périodes, avec le doyen du dernier Parlement palestinien élu en 2006 Abdelfattah Dukhan, Hassan Chamaha, membre du Hamas aujourd’hui décédé, le docteur Abdelaziz Rantisi (assassiné en 2004) et Mohamed Taha. J’ai passé deux ans et demi dans la même cellule qu’Aziz Douaik1 qui recevait le Jerusalem Post et il nous le traduisait. Je ne suis plus guère en contact avec lui : si on lui téléphone, les Israéliens l’ennuient.
Rencontre avec Tzipi Livni
J’étais dans la prison de Hadarim au nord d’Israël, cellule 20, quand j’ai entendu que le soldat Shalit avait été capturé. J’étais dans cette cellule avec deux prisonniers jordaniens. L’un d’eux, qui s’appelait Amin Essana m’a dit qu’il y avait eu une opération militaire et qu’un soldat israélien était porté manquant. Il n’était pas dit qu’il était capturé mais simplement « manquant », d’après les informations israéliennes. Le Hamas n’avait fait aucune déclaration. Et nous pensions que peut-être, nous aurions des précisions deux ou trois jours plus tard. Au bout de quelque temps l’espoir est né : le soldat israélien avait été capturé et il y aurait peut-être un échange dans le futur. Et nous avons commencé à suivre les nouvelles. L’idée de procéder à des échanges a commencé en 1997 et même avant. Capturer un soldat, c’est la seule façon de faire relâcher les nôtres. Il y a eu la capture du soldat Saporta, les Israéliens l’ont découvert et ont tué tout le monde.
Salah Chehadeh m’avait donné une liste de prisonniers en 1997 et demandé de la conserver : « Si un soldat israélien est capturé, voilà la liste des prisonniers à échanger ». Chehadeh a été relâché ensuite. Cette liste a été utilisée par Yahia Sinouar. On a regardé qui était le plus vieux, qui était condamné à une longue peine, etc. Il était possible de faire passer l’information à l’extérieur aux négociateurs. Tzipi Livni était alors ministre de la justice et elle m’a rendu visite à la cellule 20, avant d’être ministre des affaires étrangères et avant que Shalit ne soit capturé. Elle est venue me parler en tant que responsable des dossiers juridiques de plaintes des prisonniers concernant les conditions d’incarcérations. Marwan Barghouti et moi étions assis avec elle. J’ai dit à Tzipi Livni : « Vous avez quitté Gaza avec les clés ».
— Que voulez-vous dire ?
— Lorsque les Israéliens se sont retirés de Gaza, s’il s’était agi d’un véritable retrait, tous les prisonniers de Gaza auraient dû être libérés. C’est la même chose pour les Libanais : vous avez quitté le Liban et vous avez laissé Samir Kuntar en prison.
— Ceux qui restent en prison sont des criminels ou des assassins. Les prisonniers de Gaza ne seront pas relâchés et je vais utiliser la loi contre eux en tant qu’assassins.
À ce moment-là Marwan Barghouti lui a demandé : « Quelle était l’activité de votre père ? » (c’était un officier de l’armée qui a tué beaucoup de Palestiniens). C’était un assassin lui aussi ! » Mon message était : si des soldats israéliens sont capturés à la frontière libanaise, vous n’aurez qu’à vous en prendre à vous-même. Si vous ne nous libérez pas, quelque chose arrivera dans le futur. Et quelques semaines plus tard, des soldats israéliens ont été capturés au Liban, et Shalit ici ! Quelques semaines ! Tzipi Livni est revenue me voir. J’étais avec elle en prison, en face de tous les prisonniers de la même prison d’Hadarim : Aziz Douaik, Yahia Sinouar…
— Qu’allez-vous faire avec Shalit ?
— Si vous regardez la lumière, il la verra (ce qui voulait dire : « si vous nous libérez, il sera libéré »).
— Je vous le promets, pour vous aucune porte ne sera jamais ouverte.
Quoi qu’il en soit, nous avons eu entre nous de nombreuses réunions pour mettre à jour la liste des prisonniers à échanger. Ça a pris cinq années, mais la plupart de ceux qui étaient sur la liste ont été relâchés.
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1Président du Parlement élu en 2006, il devrait être, selon les lois fondamentales palestiniennes, président de l’Autorité palestinienne depuis la fin du mandat de Mahmoud Abbas en 2009. Ingénieur formé aux Etats-Unis, il vit actuellement en Cisjordanie et fait de nombreux allers et retours dans les prisons israéliennes.