Fini le temps de la politique mesurée du roi Abdallah et de la diplomatie tranquille du prince Saoud Al-Fayçal. Depuis l’arrivée au pouvoir, il y a un an, du roi Salman Ben Abdelaziz, le royaume a adopté une politique offensive — notamment face à l’Iran dont il redoute la montée en puissance. Le royaume, qui se sent lâché par son allié américain, tente d’entraîner ses alliés arabes dans son sillage. Mais certains craignent les conséquences de cette politique risquée au Proche-Orient où l’Arabie saoudite demeurait, après l’effondrement de la Syrie et la marginalisation de l’Égypte, l’un des derniers piliers de la stabilité régionale.
Une politique — à commencer par la guerre au Yémen — à l’image du jeune prince Mohamed Ben Salman, fils du roi, qui s’est imposé en quelques mois comme l’homme fort du royaume malgré peu d’expérience et qui affiche sa volonté de secouer, par des réformes économiques, le géant pétrolier en sommeil et toute l’économie du pays, n’hésitant pas à se réclamer de la « révolution » de Margaret Thatcher.
Le royaume ne cache plus sa crainte de voir Téhéran s’imposer en principale force régionale, avec la levée progressive des sanctions et sa réhabilitation sur la scène internationale. « L’Iran répète au Yémen ce qu’il a tenté d’établir en Irak, au Liban et en Syrie », l’instauration « d’un arc persan qui s’étendrait jusqu’à la Méditerranée », expliquait lundi 25 janvier, lors d’une conférence à Paris, le prince Turki Al-Fayçal, ancien chef des services de renseignement saoudiens. Téhéran « veut provoquer des insurrections » dans d’autres pays du Golfe comme le Koweït et Bahreïn, deux États du Golfe abritant des communautés chiites, a ajouté l’ancien ambassadeur à Londres et Washington.
Des alliés peu enthousiastes
Recevant deux jours plus tôt à Riyad le secrétaire d’État américain John Kerry, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel Al-Jubeir a accusé l’Iran d’être le « parrain mondial du terrorisme », ne semblant pas croire aux assurances de son homologue américain sur la solidité de l’alliance entre Riyad et Washington. Une alliance qui semble de plus en plus éprouvée avec la nouvelle donne dans la région, surtout que Washington ne s’est pas privé de critiquer des décisions du royaume, comme l’exécution le 2 janvier 2016 du cheikh Nimr Baqer Al-Nimr, figure de la contestation chiite dans l’est de l’Arabie saoudite. Le département d’État avait ainsi estimé que cette exécution risquait d’« exacerber les tensions communautaires à un moment où il est urgent de les apaiser ». Le dignitaire était détenu depuis juillet 2012 et son exécution semble surtout avoir répondu à des considérations de politique intérieure, pour « faire passer la pilule » de l’exécution simultanée d’une quarantaine de djihadistes sunnites liés à Al-Qaida. Mais elle a finalement abouti à la rupture des relations diplomatiques de l’Arabie saoudite avec l’Iran, après la mise à sac de l’ambassade du royaume à Téhéran par des manifestants.
L’Arabie saoudite a tenté de pousser d’autres pays arabes à lui emboîter le pas, mais seul Bahreïn et le Soudan ont rompu leurs relations diplomatiques avec Téhéran. « Comme ils donnent de l’argent à tout le monde, ils s’attendent à une loyauté totale et ont été très en colère contre ceux qui n’ont pas voulu rompre avec l’Iran », explique un diplomate arabe qui a requis l’anonymat.
Le journaliste Jamal Khashoggi, considéré comme proche des cercles du pouvoir a, dans un éditorial publié le 9 janvier dans Al-Hayat, reproché aux alliés arabes du royaume leur peu d’empressement à le soutenir face à l’Iran, reprenant la formule du président George W. Bush peu après les attentats du 11 septembre : « vous êtes pour nous ou vous êtes contre nous ». « C’est une grande confrontation entre un projet iranien confessionnel et le projet de peuples libres, et non pas un conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran ou entre sunnites et chiites », mais « certains alliés de l’Arabie saoudite n’en sont pas encore convaincus », déplorait-il, estimant que « tous les pays arabes et musulmans doivent soutenir l’Arabie saoudite qui combat aujourd’hui pour toute l’Oumma » et allant jusqu’à comparer la situation dans la région à celle de « l’Europe en 1939, lorsque Hitler a occupé la Pologne », poussant les dirigeants européens à proclamer la guerre à l’Allemagne. Même l’Égypte de Abdel Fattah Al-Sissi a refusé d’envoyer des troupes au Yémen, malgré les dons généreux qu’elle reçoit de Riyad.
Riyad avait déjà eu du mal à rallier les États arabes et musulmans à la « grande coalition antiterroriste » comprenant 34 pays dont le prince Mohamed Ben Salman avait annoncé la création le 15 décembre. L’annonce de la formation de cette coalition dont l’objectif est de « combattre le terrorisme militairement et idéologiquement » n’a pas été suivie de décision concrète. Seul élément positif, le rapprochement avec Ankara qui s’est traduit notamment par la visite du président Recep Tayyip Erdogan en Arabie en décembre 2015 et son refus de condamner les exécutions de janvier.
Enlisement au Yémen
Quant à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite qui mène depuis mars 2015 la guerre au Yémen voisin, elle n’a pas pu venir à bout des rebelles d’Ansarullah, soutenus par l’Iran mais surtout par l’ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh et les unités de l’armée qui lui sont restées fidèles.
Washington a appelé à l’arrêt de cette guerre, véritable bourbier pour le royaume (qui y engloutit quelque 200 millions de dollars par jour) dans laquelle l’engagement saoudien est l’une des premières décisions connues du prince Mohamed Ben Salman, au moment où il venait d’être nommé ministre de la défense, avant d’accéder au titre de vice-prince héritier.
En juillet, la coalition a pu rendre au président Abd Rabbo Mansour Hadi Aden, principale ville du sud, déclarée capitale provisoire en attendant la « libération » de Sanaa, mais les forces gouvernementales peinent à y imposer l’ordre face notamment aux djihadistes. Et la même coalition piétine depuis des mois devant la cité sunnite de Taiz, ville-clé pour reconquérir la capitale Sanaa.
Mais le plus dangereux est que les violences gagnent le territoire saoudien. Les rebelles d’Ansarullah ont intensifié leurs attaques à la frontière avec le royaume, tirent des missiles Scud sur le territoire saoudien et semblent ne plus se contenter d’incursions en territoire saoudien mais ont des combattants qui tentent de s’y implanter, selon des experts.
La guerre du Yémen a fait quelque 6 000 morts depuis mars 2015, dont environ la moitié de civils selon l’ONU, et les organisations de défense des droits humains dénoncent régulièrement les nombreuses bavures de la coalition. Mais cette guerre est populaire dans le royaume, qui a mis en marche toute sa machine médiatique, dont l’influente chaîne Al-Arabiya, pour la soutenir.
Déficit budgétaire au pays de l’or noir
Outre la défense et les affaires étrangères, c’est dans le domaine de l’économie que le prince trentenaire — qui préside le principal conseil de coordination économique du royaume et supervise Saudi Aramco, le géant pétrolier du premier exportateur de brut dans le monde — tente de conforter son emprise. Il a annoncé son ambition de mener des réformes économiques de fond, surtout que le royaume est touché de plein fouet par la chute des cours du brut — à laquelle il a grandement contribué en s’opposant à toute réduction de la production de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP).
Les prix du pétrole ont chuté de près de 70 % depuis la mi-2014, ce qui a contraint le royaume à adopter un budget 2016 avec un déficit prévu de 79,3 milliards d’euros et de sévères mesures d’austérité. Du jamais vu au pays de l’or noir ! Le royaume, État-providence pour ses citoyens, a ainsi procédé à une augmentation allant jusqu’à 80 % des prix de l’essence, du diesel, du gaz naturel, de l’électricité et de l’eau pour 2016.
Les dernières prévisions du FMI sont là pour rappeler les dures réalités : le taux de croissance de l’économie estimé à 3,4 % en 2015 devrait ainsi baisser de plus de moitié à 1,2 % cette année avant de remonter à 1,9 % en 2017. À telle enseigne que le jeune prince a affirmé, dans son interview à l’influent hebdomadaire The Economist début janvier, qu’il envisageait la cession d’actions du pétrolier Aramco qui contrôle des réserves prouvées de plus de 260 milliards de barils.
Montée en puissance du vice-prince héritier
Face à l’inexorable ascension du prince Mohamed Ben Salman, qui reçoit désormais les dignitaires étrangers se succédant à Riyad, le prince héritier et ministre de l’intérieur, Mohamed Ben Nayef, âgé de 56 ans, reste étrangement silencieux. Et selon des observateurs, l’image du « Monsieur sécurité » du royaume, qui a fait ses preuves dans la lutte anti-terroriste, aurait été écornée par la bousculade meurtrière lors du dernier pèlerinage en septembre dernier à La Mecque qui a fait plus de 2 000 morts.
Mais d’autres membres de la famille royale ont laissé filtrer leur mécontentement. En septembre 2016, le Guardian britannique a cité un prince de haut rang, l’un des nombreux petit-fils du fondateur du royaume Ibn Saoud, selon lequel la famille royale s’inquiète de la montée en puissance du prince Mohamed Ben Salman. Le quotidien a publié deux lettres attribuées à ce prince et postées sur les réseaux sociaux, appelant les derniers fils en vie du roi Abdel Aziz à prendre les devants et « sauver le pays ». Car dans ce contexte d’« hiver arabe », le mystérieux « Mujtahidd » qui révèle sur Twitter les secrets de la famille royale –- mais dont les informations ne sont pas toujours fiables -– et est suivi par près d’un million et demi de personnes, affirmait récemment que le roi Salman âgé de 80 ans se préparerait à abdiquer en faveur de Mohamed Ben Salman, fils de son épouse favorite.
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