« Nous sommes là pour changer le régime ! » C’est ainsi que devant la mairie où les gens se rassemblent avant d’entamer les marches du vendredi ininterrompues depuis quatre mois, un homme d’une soixantaine d’années répond à un jeune homme qui appelait de ses vœux, au mégaphone, une Algérie « badissienne novembriste » et non « laïque, coupée de son identité ». Ces propos font référence à Abdelhamid Ben Badis, le fondateur de l’association des oulémas musulmans algériens et figure emblématique du mouvement réformiste musulman, et à la révolution du 1er novembre 1954 qui a conduit à l’indépendance. L’un des habitués des manifestations hebdomadaires depuis le 22 février nous explique que le jeune homme est membre du Mouvement de la société pour la paix (MSP), un parti lié aux Frères musulmans.
Ces frictions idéologiques ont commencé à remonter à la surface au deuxième mois de la révolution pacifique, sans pour autant influer sur la cohésion des manifestants ni les éloigner de leurs revendications principales pour un changement réel qui restitue aux Algériens le droit de choisir leurs gouvernants. L’intervention brève du jeune homme est saluée par quelques applaudissements. Il remet le mégaphone à un autre intervenant qui, lui, lance les slogans habituels avant de se mettre à parler d’une « Algérie libre et démocratique », un mot d’ordre qui, tout récemment encore, était un signe d’appartenance à l’un des partis politiques de tendance laïque.
Exit les fantômes de la guerre civile
La revendication d’un État civil fondé sur le droit et où la souveraineté appartient au peuple supplante désormais les slogans des années 1990 où la polarisation idéologique entre islamistes et laïcs était extrême avant de déboucher sur la guerre civile. Jusqu’au 22 février, ces catégorisations étaient encore en vigueur, elles opposaient le conservateur piétiste au moderniste laïc. Au plan politique, ce sont des régions entières — dont Jijel —, qui étaient cataloguées comme bastions de l’islamisme.
C’est à Jijel qu’a été créée l’Armée islamique du salut (AIS), considérée comme le bras armé du front islamique du salut (FIS), et c’était là que se trouvait son commandement. C’est à Oum El-Hout, une zone montagneuse difficile à une quarantaine de kilomètres au sud de la ville de Jijel que l’émir de l’AIS a négocié en 1997 avec le numéro deux des services de renseignement (l’ex-département du renseignement et de la sécurité, DRS), le général Smaïl Lamari. Les deux hommes ont conclu l’accord qui a vu revenir du maquis de milliers d’éléments armés, après sept ans d’une guerre civile qui a provoqué des fractures au sein de la société et laissé de profondes cicatrices dans les esprits.
« Cette révolution pacifique nous a libérés des fantômes de la guerre civile qui nous ont hantés pendant deux décennies. Nous connaissons bien notre chemin aujourd’hui », assure Kamal, un commerçant de 45 ans. Cette vérité, il a fallu cependant plusieurs semaines de manifestations massives pacifiques sans violence pour qu’elle soit vraiment consacrée. Depuis, préserver le caractère pacifique des manifestations est devenu l’une des priorités absolues pour les manifestants.
Durant les vingt ans de pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, le discours officiel a constamment convoqué les affres des années 1990 pour rappeler aux Algériens les « bienfaits de la sécurité et de la stabilité » associés à la pérennité du régime en place. À chaque appel à une ouverture politique ou à une relance du processus démocratique, le pouvoir et sa presse s’empressaient d’accuser leurs initiateurs de vouloir à nouveau plonger le pays dans les « années de sang et de larmes ».
Après les premières marches du 22 février, l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, qui croupit actuellement en prison pour des accusations de corruption, avait eu le front de dire aux Algériens que ce qui se passait en Syrie « avait commencé aussi avec les roses ». La réponse est venue de la rue par une insistance encore plus forte sur le caractère pacifique des manifestations et une ferme détermination à exiger un changement réel et profond. Ni l’agitation d’un risque de retour à la guerre civile ni le rappel des drames que vivent la Syrie et la Libye n’ont dissuadé des millions d’Algériens de manifester.
Partis politiques hors-jeu
Pour de nombreux manifestants, les divergences idéologiques peuvent conduire à la dispersion des rangs ; ils insistent sans cesse pour revenir au point de départ, au consensus sur la priorité d’un changement du régime. Sur le terrain, les manifestants marchent côte à côte en harmonie, seules quelques rares banderoles évoquent des convictions idéologiques ou politiques particulières. Ici, l’une d’elles réclame une « période de transition et une constituante », là, une autre décrit l’Algérie comme étant « islamique, badissienne et novembriste »… Les représentants locaux des partis politiques sont pour leur part totalement absents, comme ils l’ont toujours été, hormis durant les périodes électorales.
En deux décennies de pouvoir de Bouteflika, la scène politique s’est scindée entre des militants qui ont fait de leurs partis des comités de soutien de toutes les politiques du gouvernement, et des opposants soumis aux règles du jeu imposées par le pouvoir. Mais le lien avec la société était totalement rompu, même les rassemblements organisés à l’occasion des échéances électorales ne drainaient plus que de rares personnes intéressées, pour la plupart des adhérents à ces partis.
Avec le début des manifestations de masse, ces partis se sont retrouvés à la marge et n’ont pris la mesure de ce qui se passait qu’après trois longues semaines. Ils ont alors commencé à pousser certains jeunes à prendre la tête des manifestations en portant des banderoles défendant leurs thèses politiques. Mais les slogans de ces banderoles étaient dépassées par la force de ceux répétés par les manifestants, pour la majorité extérieurs à la scène politique, porteurs d’une révolte populaire qui imposait désormais de nouveaux équilibres.
À la veille de la marche, le chef d’état-major, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah avait fait un discours controversé dans lequel il évoquait le danger de la présence d’emblèmes autres que le drapeau national et annonçait que des instructions avaient été données aux forces de l’ordre pour appliquer rigoureusement la loi. Il était clair que ceux qui étaient ciblés étaient les porteurs de drapeaux amazighs.
À Jijel aussi, des emblèmes amazighs étaient présents depuis le début des manifestations, portés par trois ou quatre personnes sans que cela suscite la moindre polémique. Même si la wilaya Jijel n’est pas connue pour faire siennes les revendications culturelles et identitaires amazighes, elle n’a montré pour autant aucune hostilité à leur égard. Le discours du chef de l’armée a cependant suscité de nombreuses appréhensions...
Les choses sont « très claires », dit Djamel-Eddine, c’est une « tentative de diviser les Algériens et d’en finir avec leur révolution pacifique. Il n’y a pas d’autre réponse possible que celle qui consiste à porter, nous tous, cet étendard ». Mais ce n’était pas ce que l’on pouvait constater dans la rue.
Guerre électronique
Nous recevons un message imputant les retards du développement économique de la région de Jijel aux positions historiques de ses enfants qui ont joué « un rôle décisif dans la lutte contre le colonialisme » et qui ont été « ainsi punis » par le régime en place. Ces messages sont diffusés par ceux que les Algériens appellent des « dhoubab (mouches) électroniques ». Selon un spécialiste des technologies de l’information et dela communication (TIC), les autorités ont recours à une société chinoise pour mener une guerre électronique destinée à semer le doute sur la spontanéité de la révolution pacifique et à affirmer que les manifestants sont manipulés. Le message que nous avons reçu concorde parfaitement avec les thèses qui tendent à imputer la responsabilité du désastre économique du pays à « Bouteflika, l’allié de la France et des Kabyles ». Ces campagnes électroniques se sont amplifiées avec la fin du pouvoir de Bouteflika et la montée de l’armée en première ligne.
Dans la matinée du vendredi, la plupart des gens suivaient en direct les arrestations à Alger qui ciblaient les porteurs de drapeaux amazighs et la riposte des manifestants. La seule source pour s’informer dans le pays — et dans la capitale en particulier — reste Facebook, les chaînes de TV privées ne couvrant plus de manière objective ce qui se passe sur le terrain, en raison des choix de leurs propriétaires ou de la pression du pouvoir.
Les manifestants rassemblés devant le siège de la mairie sont branchés sur leurs portables pour suivre ces moments de haute tension dans la capitale. Les choses semblent troublées à Alger ? demande-t-on à l’un d’eux. « Nous suivons de près ce qui se passe là-bas, notre marche va commencer dans quelque minutes. Tu vas entendre les mêmes slogans que dans la capitale ».
Dans cette révolution, la technologie joue un rôle décisif, selon les propos d’un spécialiste, et c’est ce qui rend sa liquidation pratiquement impossible. Ce diagnostic est confirmé par la capacité des réseaux sociaux à unifier les positions et à donner aux manifestations une dimension nationale. Elles permettent également de confondre le discours officiel qui assure que les opposants au chef d’état-major et aux choix du pouvoir ne sont qu’une « minorité » qui tente d’infiltrer les manifestations à Alger et dont l’action est amplifiée par des médias locaux et étrangers.
Défier l’armée
Peu de temps avant le début de la manifestation, Djamel s’entoure la taille d’une bannière amazighe et porte sur ses épaules un enfant enveloppé dans le drapeau national. C’est ce qu’il a toujours fait depuis le début des manifestations le 22 février et il estime que le discours du chef de l’armée ne doit pas le contraindre à changer de comportement. Personne ne lui prête d’ailleurs attention.
Quelques mètres plus loin, un vieux monsieur se couvre d’une oriflamme amazighe par-dessus le drapeau national. C’est clairement une attitude de défi au discours du chef de l’armée et des menaces qu’il comportait. À la différence de ce qui se passe à Alger, personne ne vient arracher les drapeaux ni interpeller ceux qui les portent. Mais deux hommes s’approchent du vieux monsieur et lui demandent d’enlever l’étendard amazigh et de le cacher. Le vieil homme commence par refuser. Un jeune manifestant réagit et défend son droit de porter l’emblème. Les deux hommes expliquent qu’ils sont des policiers en civil et qu’ils ne font qu’exécuter les ordres. La discussion prend rapidement fin, le vieil homme obtempère et cache l’emblème. Un autre étendard amazigh a continué d’être porté tout au long du parcours à travers les principales artères de Jijel.
Le siège de la capitale libère le reste de l’Algérie
Point de policiers à Jijel pour exécuter avec rigueur les instructions. Les forces anti-émeutes sont également absentes. Tout se déroule dans le calme, car toute la bataille a lieu dans la capitale Alger et ses environs. « Depuis le début des manifestations il y a quatre mois, dit Hamid, nous n’avons pas constaté de présence des forces de l’ordre. Il semble qu’une très grande partie de ces forces aient été transférées vers la capitale. Ici, ils se contentent de la présence de policiers en civil qui suivent les manifestations de l’intérieur et en surveillent les détails ».
Pour le pouvoir, contrôler la capitale est la chose la plus importante. C’était la politique suivie durant les vingt ans de règne de Bouteflika et elle n’a pas changé après son départ, le 2 avril dernier. L’interdiction de manifester dans la capitale reste de mise, même si son application est devenue impossible durant les grandes marches du vendredi. Les manifestations hebdomadaires des étudiants qui ont lieu chaque mardi sont pour leur part soumises à une haute pression de la police qui tente de les empêcher. Le paradoxe est que le discours du pouvoir selon lequel « Alger n’est pas toute l’Algérie » est contredit par ses propres actions qui consistent à concentrer le contrôle sur la capitale et quelques grandes villes en délaissant les autres.
À l’arrivée devant le siège de la wilaya, les manifestants font une halte pour une levée du drapeau et entonnent l’hymne national. À un moment de leur parcours, ils longent les murs d’une école militaire. Les regards se lèvent vers un mirador où un soldat observe ce qui se passe. Des voix s’élèvent contre le pouvoir des militaires : « Y en a marre du pouvoir des généraux ». « Jeich-chaab, khawa-khawa, Gaïd Salah m3a al-khawana » (L’armée et le peuple sont frères, Gaïd Salah est avec les traîtres). Certains manifestants n’apprécient pas le slogan. « Il n’est pas sage d’attaquer l’armée », lance l’un d’eux. « Nous n’attaquons pas l’armée en tant qu’institution, nous refusons les choix du chef d’état-major », réplique un autre.
La discussion est animée, comme à l’issue de chaque manifestation, mais elle se déroule dans le calme. La plupart des Algériens restés en marge de la politique sont avides de ces débats publics qui se déroulent dans les rues et les cafés et où les gens apprennent à écouter les avis divergents, à les discuter et à vivre avec.
La silmiya n’a pas de prix
Les manifestants arrivent à mi-parcours. Un jeune homme debout sur un muret reprend les slogans avec enthousiasme tout en filmant. Samir, ingénieur en télécommunications, a travaillé pour des entreprises de téléphonie mobile avant de rejoindre une équipe sur un projet d’un montant de 250 millions de dollars (222 millions d’euros) pour la transformation et le stockage des graines oléagineuses lancé par l’entreprise KOU.G.C, propriété des frères Kouninef. Le travail sur le projet qui devait entrer en production à la fin de l’année est à l’arrêt depuis le placement sous mandat de dépôt des frères Kouninef1.
Samir s’occupe désormais de contacter les médias pour une campagne de sensibilisation en direction du gouvernement sur l’importance de préserver le projet. Son argument : le projet est financé à 80 % par une banque publique. La fin du projet, explique-t-il, risque d’entraîner une détérioration des équipements qui ont coûté cher et la banque publique serait le plus grand perdant.
Le projet, un des rares à être lancés par des privés dans la région, peut relancer l’économie d’une région qui souffre de l’isolement et de la faiblesse de ses ressources. À l’exception d’un investissement de 2,5 milliards de dollars (2,2 milliards d’euros) de Qatar Steel dans une usine sidérurgique à El-Milia, la wilaya n’a pas connu de mise en œuvre de grands programmes. Même le plan d’une usine de montage Renault a été déplacé vers Oran en raison des exigences du constructeur français et contrairement au vœu du gouvernement algérien qui avait annoncé qu’il aurait lieu à Jijel.
Samir, la quarantaine, père de trois enfants, n’a pas le sentiment que cette révolution pacifique qui a entraîné l’arrêt du projet, la mise en détention de son propriétaire et qui risque de le mettre au chômage contrarie ses espoirs. « Je participe aux marches depuis le 22 février, il n’est pas question que j’arrête. C’est pour nous une occasion historique de construire une nouvelle Algérie et un tel objectif nécessite des sacrifices. Et puis que pèse la perte d’un emploi face à la perte de vies humaines ? » Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la silmiya est un acquis qui n’a pas de prix.
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1Madjid Zerrouky, « En Algérie, le général Gaïd Salah ouvre la chasse aux oligarques », Le Monde, 3 avril 2019.