Lorsqu’un nouvel élu américain entre à la Maison Blanche, il téléphone, par courtoisie ou plus si affinités, à une série de présidents ou de chefs de gouvernement. Les premiers servis sont ceux du Canada et du Mexique, ses voisins frontaliers, puis ceux du Royaume-Uni et de France, ses alliés au Conseil de sécurité. Israël est dans le peloton de tête des autres pays. Mais cette fois, un mois après son entrée en fonction, Benyamin Nétanyahou attend toujours son coup de fil. Élus et médias israéliens s’inquiétent du statut perdu de leur premier ministre, l’ex-favori de Donald Trump.
Mais au fond, l’attitude de Biden ne surprend personne. Non seulement Nétanyahou avait rappelé au président américain très vite après son élection qu’il ne saurait y avoir « aucun retour au précédent accord sur le nucléaire »1 avec l’Iran, mais, une semaine après son entrée en fonction, il avait remis le couvert par le biais de son chef d’état-major, le général Aviv Kochavi. Parlant à l’université de Tel-Aviv, celui-ci proclamait : « Un retour à l’accord nucléaire, ou même un accord de ce type avec des améliorations, serait mauvais et erroné »2 Il ajoutait que, sous son commandement, l’armée israélienne « mettait à jour ses plans opérationnels » d’attaque de l’Iran. Kochavi revenait alors d’une rencontre avec le général Kenneth McKenzie, commandant en chef du Central Command de l’armée américaine, qui inclut le Proche-Orient. Il fait peu de doute que les deux hommes avaient discuté de l’amélioration des relations militaires israéliennes avec les émirats du Golfe où les Américains disposent de bases : au Koweït, Bahreïn et aux Émirats arabes unis (ainsi qu’au Qatar).
Sachant que Biden a publiquement fait du retour à l’accord avec l’Iran l’un de ses engagements prioritaires, on comprend qu’il ait un peu fait lanterner Nétanyahou avant de lui passer le bonjour. Rien de rédhibitoire, juste un coup de semonce pour signifier que l’idylle avec Donald Trump est terminée. Cela étant, cette absence de communication indique aussi combien, pour l’administration Biden, la préoccupation pour le conflit israélo-palestinien a perdu en importance.
Coups de semonce à Riyad et Abou Dhabi
Une autre idylle est elle aussi un peu mal en point, et plus gravement. C’est celle du pacte politico-pétrolier qui allie depuis 1945 l’Arabie saoudite aux États-Unis. Il a commencé de se déliter sous Barack Obama, avant d’être revigoré par Trump. Mais durant sa campagne présidentielle, Biden et surtout celui dont il allait faire son secrétaire d’État, Antony Blinken, ont laissé entrevoir que l’Arabie aurait bientôt des comptes à rendre, en particulier sur son rapport aux droits humains. Habituellement, cette menace est brandie pour câliner le Congrès, où règne une hostilité avérée envers le royaume wahhabite. Mais elle ne va jamais très loin, et les Saoudiens s’en accommodent.
Cette fois, les signaux de la Maison Blanche sont plus inquiétants. Dès le 25 janvier, le Trésor américain autorisait de nouveau les transactions commerciales et financières dans la zone dominée au Yémen par les houthistes, que Trump avait interdites pour favoriser l’Arabie saoudite dans la guerre qu’elle y mène, suscitant les pires craintes des ONG humanitaires. Le 4 février, dans son premier grand discours présidentiel de politique étrangère, Biden, rompant avec la politique de Barack Obama qui avait engagé les États-Unis dans le soutien à l’intervention saoudienne au Yémen, a annoncé que « cette guerre [au Yémen] doit cesser »3. Le même jour, la Maison Blanche décrétait un « gel temporaire » des ventes d’armes signées par Trump au profit de l’Arabie et des Émirats arabes unis (les deux intervenants extérieurs directement impliqués dans la guerre au Yémen). La porte-parole de la présidence a eu beau prétendre qu’il s’agissait d’un acte banal lorsqu’une nouvelle administration entre en fonction, personne n’était dupe. Enfin, le 5 février, Washington retirait les houthistes, les adversaires yéménites des Saoudiens, de la liste des « organisations terroristes » sur laquelle les avait placés Donald Trump.
Pour que Riyad ne s’y trompe pas, le secrétaire d’État Antony Blinken a annoncé en même temps que Biden avait ordonné « un examen général » de la relation avec l’Arabie saoudite « pour assurer que notre partenariat est mené d’une manière qui correspond à nos intérêts et nos valeurs »4. Les livraisons d’armes auront probablement lieu, y compris celles des chasseurs F-35 promis à Abou Dhabi (qui ne doivent commencer qu’en 2027), mais la mise en garde a été entendue dans le Golfe, particulièrement en Arabie. Car depuis sa nomination, Blinken n’a pas cessé de se référer à l’affaire Khashoggi, du nom de cet opposant assassiné en octobre 2018 par les services saoudiens dans l’enceinte de leur consulat à Istanbul. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison Blanche, a déclaré le 5 février que la présidence était disposée à « divulguer au Congrès un rapport non classifié faisant toute la transparence » sur « ce crime horrible ». « La loi est la loi, et nous la respecterons »5 , a-t-elle ajouté.
Branle-bas… Les Saoudiens ont rapidement annoncé quelques mesures. Arrêtée en 2018, Loujain Al-Hathloul, tête d’affiche du mouvement d’émancipation des femmes, et le médecin saoudo-américain Walid Fitaihi, directeur d’un hôpital privé à Djeddah condamné entre autres pour « obtention sans permission de la nationalité américaine », ont vu leurs peines de six années de détention fortement réduites (la première a été libérée le 11 février, même si elle ne peut pas quitter le territoire). De leur côté, Bader Al-Ibrahim, un médecin chiite auteur de plusieurs ouvrages sur la réforme de l’espace arabe, et Salah Al-Haidar, fils d’une importante militante des droits des femmes très présent sur YouTube, ont été relaxés après 300 jours de détention. Le 10 février, Mohamed Ben Salman, le prince héritier, annonçait une réforme du code juridique saoudien qui, tout en préservant le primat de la loi coranique, visait à « accroitre l’intégrité et la fiabilité des procédures »6. Un début qui laisse augurer un possible desserrement de vis au royaume de MBS, note le Riyadh Bureau, un site saoudien privé d’information.
Mais le véritable enjeu où tous, dans la région, attendent la nouvelle présidence américaine reste le nucléaire iranien. Au menu, le sort de l’accord dit Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), signé en 2015 par l’Iran avec les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne. Cet accord, en résumé, encadrait la production iranienne de matière fissile à un niveau rendant impossible sur les quinze années suivantes la fabrication par l’Iran d’une bombe A en moins d’un an, laissant le temps aux Occidentaux de se retourner en cas d’infraction. En contrepartie, ces derniers levaient les sanctions économiques contre l’Iran. C’est à cet accord que Trump a tourné le dos en 2018. Preuve de sa détermination, Biden a désigné Rob Malley, un diplomate très averti du Proche-Orient, pour diriger son équipe de négociateurs. Cette nomination a suscité des réactions outragées dans les cercles américains les plus hostiles à tout accord avec Téhéran, et de vives inquiétudes dans la classe politique israélienne et dans la presse saoudienne.
« L’empressement de l’Occident de négocier avec le régime iranien est incompréhensible », s’est écrié Mohamed El-Saïd, chroniqueur d’Okaz, le deuxième quotidien saoudien, reflétant la réaction générale du régime. Et de fustiger « un État terroriste qui œuvre hors-la-loi, tue selon l’identité religieuse, chasse ses dissidents et assassine ses adversaires »7. Non, il n’évoquait pas son propre État, mais l’Iran.
Quant à Israël… Robert Malley, ex-conseiller de Bill Clinton puis d’Obama, y est perçu comme le diplomate américain le plus « pro-palestinien » qui soit. Après le sommet de juillet 2000 à Camp David où Palestiniens et Israéliens avaient échoué à signer un accord de paix, Malley, qui y avait participé dans l’équipe américaine, avait polémiqué dans la New York Review of Books avec Dennis Ross, alors principal conseiller diplomatique de Clinton pour le Proche-Orient. Ross défendait le point de vue américano-israélien selon lequel Yasser Arafat n’avait pas su saisir une occasion unique. Malley alléguait que les responsabilités israéliennes dans l’échec étaient aussi importantes, sinon plus, que celles des Palestiniens. Un quasi-blasphème.
« You broke it, you fix it »
Sur le fond du dossier iranien, l’administration américaine distille des signaux contradictoires. Le secrétaire d’État Antony Blinken indique que « le chemin sera long » et qu’il ne faut pas se précipiter. Le conseiller à la sécurité nationale Jack Sullivan clame qu’il ne faut pas perdre de temps : éviter une « crise nucléaire » est une « urgence prioritaire », a-t-il déclaré. Un des aspects de cette mise en bouche du processus de négociation est : qui doit faire le premier pas ? L’affaire peut sembler futile, mais elle est moins anodine qu’il n’y parait. Futile parce que Javad Zarif, le ministre iranien des affaires étrangères a donné la réponse iranienne : il suffit que les deux parties déclarent conjointement revenir aux termes de l’accord, et le tour est joué.
En attendant, l’Iran proclame, comme le dit le dicton américain, « you broke it, you fix it » : celui qui casse doit réparer. Washington a « cassé » l’accord, aux États-Unis de le rétablir. De fait, chaque partie considère que le premier à céder montrera sa plus grande impatience à aboutir — et donc sa propre faiblesse. Interrogé le 7 février par la chaîne CBS pour savoir s’il est disposé à faire un geste en annulant certaines sanctions contre l’Iran, le président Biden a simplement répondu non.
Qui a le plus besoin d’un accord ? Sur cette question, l’administration Biden parait divisée. Elle est unanime à juger que sortir de l’impasse infernale dans laquelle Trump a placé son pays est une obligation. Mais comment et à quel prix ? On trouve d’un côté ceux qui jugent que l’Iran est en situation très difficile, surtout économiquement. Sa fermeté masque mal une forme d’urgence qui montre son besoin d’aboutir vite. Ils en concluent que lever les sanctions avant d’avoir négocié quoi que ce soit d’autre ferait perdre à Washington son seul levier.
De l’autre, ceux estimant que les Iraniens ont démontré que les pressions sur eux sont inopérantes dans le cas du nucléaire, et que si on laisse passer l’occasion, elle risque fort de ne pas revenir. Les Iraniens ont lancé, ces dernières semaines, divers signaux montrant leur détermination, comme la diffusion de vidéos montrant leur détention de missiles de très longue portée et la relance de la production d’uranium enrichi à 20 %. Ou encore, le 10 février, la diffusion d’un rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), selon lequel Téhéran avait commencé de produire de l’uranium métal, un matériau qui peut servir dans la fabrication d’une bombe A. L’Iran avait d’ailleurs annoncé en décembre qu’il le ferait. Manière, chaque fois, de renforcer ce message : si Washington laisse passer le train — c’est-à-dire si la levée des sanctions reste conditionnelle —, un jour Téhéran perdra patience et fabriquera sa bombe. Et ce jour-là, il ne restera plus rien à négocier.
Quelle médiation pour la France ?
Alors que Joe Biden fait du retour à un accord avec Téhéran le fondement de sa politique proche-orientale, Emmanuel Macron, lui, manifeste sa disponibilité pour jouer le rôle de « médiateur dévoué et sans parti pris »8 Mais la manière dont il s’y prend est pour le moins surprenante. Car il revient de facto à l’attitude française qui avait prévalu sous Nicolas Sarkozy puis François Hollande dans les années qui avaient précédé la signature du JCPoA : une surenchère dans les exigences présentées à Téhéran où certains ont vu dans la position française une tentative de faire dérailler la négociation.
Mais Macron va plus loin que ses prédécesseurs. Intervenant le 5 février devant l’Atlantic Council, un groupe de réflexion américain, il argue du fait que, selon lui, l’Iran serait « bien plus proche de la bombe nucléaire qu’il ne l’était avant la signature de l’accord » en 2015 pour prôner « de nouvelles négociations avec Téhéran […] sur les questions des missiles balistiques et de la stabilité de la région ». Sans dire un mot du retour préalable des parties au respect de l’accord signé, comme les Iraniens l’exigent depuis le premier jour.
Si on prend à la lettre les propos du président français, cela signifie : pas d’application de l’accord signé en 2015 sans engagement iranien préalable d’élargir le champ d’application d’un futur accord. Pour bien se faire comprendre, Macron ajoute une exigence supplémentaire : « faire participer l’Arabie saoudite et Israël à ces discussions ». Ces deux pays « font partie des partenaires régionaux de premier plan ». Dès lors, « il est impossible de régler la situation sans être sûr que tous ces pays sont satisfaits de ce nouveau programme ». En termes moins diplomatiques, avant même d’avoir ouvert la négociation, « l’honnête médiateur » Macron, adoptant la position des opposants les plus radicaux à tout accord aux États-Unis, lui ferme la porte.
Pour l’ancien ambassadeur de France en Iran François Nicoullaud, les prémisses d’Emmanuel Macron sont erronées. L’Iran a bien commencé à reconstituer ses stocks de matière fissile. Mais au-delà de ce dont il disposait avant 2015 ? C’est très peu plausible, argue-t-il de manière convaincante. On ajoutera, pour notre part, une autre réflexion : si Macron a factuellement raison, alors il plombe plus encore son propre argument. Car si face aux pressions internationales accrues, l’Iran a été capable de fabriquer ou de se procurer en si peu de temps plus encore de matière fissile qu’il n’en avait avant 2015, après s’en être débarrassé de beaucoup par respect de l’accord, cela montre seulement combien l’absence de retour à l’accord de 2015 est dangereuse.
Par ailleurs, ajouter le préalable d’un élargissement aux enjeux balistiques et celui de la limitation des intérêts régionaux iraniens ne pourrait mener qu’à l’échec de tout retour à l’accord de 2015. Or, écrit Nicoullaud, « si le souci principal est vraiment d’éloigner [l’Iran] de la capacité à produire l’arme nucléaire, la priorité absolue devrait être de revenir au plus vite à la pleine application de la lettre et de l’esprit de l’accord »9 de 2015.
Les contradictions d’Emmanuel Macron
L’ambassadeur aurait pu ajouter un obstacle supplémentaire menaçant de faire échouer tout retour au respect de l’accord de 2015. C’est la demande ambiguë d’Emmanuel Macron de « faire participer l’Arabie saoudite et Israël aux discussions ». À quelles discussions fait-il référence ? À celles qui portent sur le nucléaire ? Ou à celles qui suivraient un retour préalable à l’application de l’accord déjà signé ? Si c’est la première option, il s’agirait une infraction pure et simple à un accord inscrit dans le droit international (par la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU) et elle se heurterait à un refus certain des Iraniens. Le « médiateur » se retrouverait être l’artisan de l’échec. Si c’est la seconde option, pourquoi Macron ne le précise-t-il pas ?
De toutes façons, on connait à l’avance la réponse des Iraniens. Parler missiles en invitant Tel-Aviv et Riyad à la négociation ? L’Iran sera disposé à lâcher sur ce point dans une proportion équivalente à l’effort qui sera exigé d’Israël et de l’Arabie. Imagine-t-on une seconde Israël, seul détenteur de la dissuasion nucléaire dans la région et non signataire du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), soumettre son arsenal atomique aux visites des inspecteurs de l’AIEA puis s’en débarrasser ?
Reste une question : comment la diplomatie française envisage-t-elle les « nouvelles négociations » avec Téhéran qu’évoque Macron ? Pour le Quai d’Orsay, explique un diplomate européen, « les Iraniens ont non seulement le sentiment que les États-Unis leur sont redevables, mais aussi que le temps joue en leur faveur. Dès lors, si l’on accepte le préalable du retour à l’application du JCPoA avant toute autre discussion, ce serait une immense bouffée d’air frais pour les Iraniens. Et une fois les sanctions levées, qui nous garantit qu’ils accepteront de discuter d’autre chose ? Biden n’aura rien obtenu de plus ». Ce discours était déjà en 2015 celui de Hollande et de Laurent Fabius (alors ministre des affaires étrangères), qui trouvaient le JCPoA insuffisant.
Depuis une décennie, un état d’esprit imbibé de néoconservatisme a beaucoup essaimé au plus haut niveau du ministère français des affaires étrangères. Il y a six ans, le président Obama, désireux d’aboutir, s’était peu préoccupé des esprits chagrins français, et il avait avancé sans eux. Et Paris avait évidemment fini par parapher l’accord. Aujourd’hui, l’hostilité de la droite américaine et d’une partie des élus démocrates vis-à-vis de l’Iran reste vive. Quant à celle d’Israël et des monarchies du Golfe, désormais alliés sur ce sujet, elle s’est encore accrue. Biden imposera-t-il à Macron ce qu’Obama avait imposé à François Hollande ?
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1« Netanyahu urges : no return to Iran nuclear deal », Reuters, 22 novembre 2020. Lire aussi : Amos Harel, « Backing Netanyahu on Iran, Israel’s Military chief strikes defiant tone against Biden », Haaretz, 27 janvier 2021.
2Amos Harel, « Backing Netanyahu on Iran, Israel’s Military chief strikes defiant tone against Biden », Haaretz, 27 janvier 2021.
3Michael Hirsch, “’America is back’, Biden says”, Foreign Policy, 4 février 2021.
4« Biden freezes Saudi arms deal », Riyadh Bureau, 3 février 2021.
5« Expected Improvements », Riyadh Bureau, 8 février 2021.
6« Saudi Arabia announces judicial reforms », Riyadh Bureau, 10 février 2021.
7« Biden freezes Saudi arms deal », Riyadh Bureau, 3 février 2021.
8« Interview du président Emmanuel Macron au think tank américain Atlantic Council », 5 février 2021. Toutes les citations suivantes sont extraites de cet entretien. Le texte complet est disponible sur le site de l’Élysée.
9François Nicoullaud, « Revenir au plus vite dans l’accord sur le nucléaire iranien », Boulevard Extérieur, 9 février 2021.