Joe Stork, décédé inopinément le 23 octobre 2024 à l’âge de 81 ans, aimait la musique traditionnelle américaine et n’aimait pas la politique étrangère des États-Unis. Dans les années 1970, on pouvait l’entendre chanter des airs folkloriques comme « Union Station », mais aussi scander des slogans lors de rassemblements en faveur de la Palestine. C’était une époque où la gauche américaine commençait à peine à s’intéresser au sort des Palestiniens et, plus largement, du Proche-Orient.
Comprendre le combat palestinien
Comme beaucoup d’Américains de sa génération, la passion de Stork pour la région a commencé par un séjour dans le Corps de la paix, en Turquie, au début des années 1960. En 1970, après une visite des camps de réfugiés palestiniens en Jordanie et au Liban, Stork a exhorté la gauche à considérer que le combat palestinien s’inscrivait dans une lutte plus large contre l’impérialisme dirigé par les États-Unis1.
En octobre de la même année, lui et d’autres opposants à l’engagement des États-Unis dans la guerre du Vietnam ont réfléchi à la manière d’étendre leur critique de la politique étrangère américaine à d’autres régions du monde. Leur attention s’est notamment portée sur le Proche-Orient, où Washington soutenait le chah d’Iran et avait récemment épaulé le roi Hussein de Jordanie contre les militants palestiniens lors du « Septembre noir » en 1970.
De cette initiative est né le joyau des nombreuses réalisations de Joe : le Middle East Research and Information Project (Merip) et sa publication phare, le Middle East Report2
Créé sous forme de collectif et fonctionnant avec peu de moyens, Merip s’est rapidement transformé en une plateforme engagée pour les universitaires progressistes et autres experts, y compris ceux du Proche-Orient. Il publiait un journal tous les deux mois. Chaque numéro était consacré à un thème particulier : Palestine/Israël, les États pétroliers, le statut des femmes, les Kurdes, la sexualité, l’héritage colonial, etc. La revue portait un jugement sévère sur les politiques américaines, mais ses contributeurs critiquaient également l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le déficit de démocratie de la région.
Une alternative à l’orientalisme
Merip a influencé les études sur le Proche-Orient « en mettant l’accent sur l’économie politique ou l’analyse des classes, c’est-à-dire en examinant la matrice des États, des marchés et des classes, la dynamique du capital et le développement historique du capitalisme », a écrit l’historien Joel Beinin, l’un des membres de longue date de son comité de rédaction.
Merip a contribué à établir des perspectives d’économie politique dans les études anglophones sur le Proche-Orient en tant qu’alternatives viables à l’orientalisme et à la théorie de la modernisation au service de l’empire, qui était le principal paradigme scientifique de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1970. Cette réussite est d’autant plus remarquable que Merip a délibérément choisi de ne pas devenir une revue universitaire traditionnelle.
Chris Toensing, le rédacteur en chef qui a succédé à Stork, a déclaré : « Toutes les critiques dont Merip était un porte-drapeau sont aujourd’hui devenues monnaie courante dans la gauche progressiste américaine. »
Stork, qui vivait à Washington, a édité le Middle East Report depuis sa création jusqu’en 1995, contribuant par des douzaines d’essais couvrant un large éventail de sujets. Parmi les numéros dont Stork était particulièrement fier, celui consacré aux droits humains dans la région, publié en 1987, avant que le sujet ne devienne à la mode. Dans l’article introductif, Joe et son coauteur, James Paul, observaient :
Aujourd’hui, les droits humains sont devenus une question qui transcende les frontières politiques traditionnelles. La gauche, qui se contentait autrefois de rejeter les droits individuels comme un luxe bourgeois, ne suspend plus ses facultés critiques lorsqu’un régime répressif se targue d’être “révolutionnaire”. Dans les cercles libéraux, la question des droits influence de plus en plus la pensée politique. Même à droite, moins de gens sont prêts à défendre les violations des droits humains, même si elles sont couvertes par des justifications anticommunistes.
C’est donc tout naturellement qu’en 1996, un an après avoir quitté son poste de rédacteur en chef de Merip, Stork est passé au poste de directeur adjoint de Human Rights Watch (HRW) pour le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Il a adopté l’impartialité qu’une organisation de défense des droits humains doit maintenir pour être crédible. Après le déclenchement de la seconde Intifada palestinienne, il s’est rendu en Israël pour interroger des civils victimes d’attentats suicides et a rédigé un rapport condamnant ces attaques perpétrées par des groupes armés palestiniens.
Le cas du Bahreïn
Certes, les intérêts de Stork s’étendaient à toute la région, mais un pays, le Bahreïn, où il comptait de nombreux amis, lui tenait particulièrement à cœur. Il a rédigé le premier rapport détaillé de l’organisation sur ce pays en 19973, et a siégé au conseil consultatif du Gulf Center for Human Rights (GCHR).
Lors de la fête organisée en l’honneur de ce qui s’est avéré n’être qu’une tentative infructueuse de Stork de prendre sa retraite de HRW en 2017, il a déclaré que la chose la plus difficile à propos de son départ était de le faire à un moment où plusieurs de ses amis, notamment Nabil Rajab et Abdelhadi Al-Khawadja à Bahreïn, et Ahmed Mansour aux Émirats arabes unis, restaient derrière les barreaux. Stork a fini par continuer à travailler, à temps partiel, pour HRW, pendant encore cinq ans, suffisamment longtemps pour voir Rajab libéré, mais ni Al-Khawadja ni Mansour ne l’ont été.
Joe Stork était considéré par les jeunes chercheurs comme un mentor, un éditeur rigoureux et un homme disposant d’un vaste réseau de relations. Ceux qui ont voyagé avec lui dans la région ont été frappés par le nombre d’intellectuels et de militants qui l’ont chaleureusement accueilli dans pratiquement tous les pays. « Je pleure un mentor, un professeur et un grand ami », a déclaré Nabil Rajab, président du Centre bahreïni pour les droits humains (BCHR), qui explique :
Joe était également un ami proche de ma famille, et pendant les sept longues années que j’ai passées en prison, il est resté en contact avec ma famille, lui apportant réconfort et soutien. Sa présence, même à distance, m’a donné de l’espoir et de la force dans ces moments difficiles.
Stork a eu le cœur brisé par la perte de son épouse, Priscilla Norris, une infirmière en soins palliatifs avec qui il vivait depuis 36 ans, et qui partageait sa passion pour le Proche-Orient. Elle a été emportée par un cancer en mars 2024. Lors du rassemblement organisé pour célébrer sa vie le 17 mai, Joe a chanté sa chanson préférée, « Lord Franklin », une vieille ballade du XIXe siècle4. Stork laisse dans le deuil ses trois filles et ses quatre petits-enfants et, bien sûr, MERIP/Middle East Report, qui est toujours en activité, bien qu’uniquement en ligne, plus d’un demi-siècle après qu’il l’a cofondée.
J’avais rencontré Joe et sa femme il y a près de quarante ans. Comme beaucoup de journalistes, j’ai été nourri par son travail et par Merip, que ce soit à travers l’analyse de la nature du régime iranien du chah dans les années 1970, ou par ses textes sur l’économie de la région. Il a contribué à Orient XXI par plusieurs articles. Que sa famille trouve ici l’expression de notre admiration pour ses engagements et son courage.
Alain Gresh, directeur d’Orient XXI.
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1Joe Stork, « Palestine is a revolution », 2…3… Many, Chicago, hiver 1970.
2Le journal est désormais uniquement en ligne. Le site offre un accès à tous les anciens articles, https://merip.org/.
3« Routine Abuse, Routine Denial. Civils Rights and the political Crisis in Bahrein », Human Rights Watch, juin 1997.