« Teklakûsh ! » (Ne vous inquiétez pas !) est une phrase qui avait été prononcée en 2017 par Youssef Al-Saqour, le président du club du foot jordanien Al-wihdat lors de son inauguration de la présidence de ce club. En le disant, il rassurait le public quant au fait que son équipe accomplirait la meilleure performance à la saison. Si cette phrase a offert de la matière de dérision pour le public du club Al-Faysali, traditionnellement de l’Est-Jordanie, elle faisait en revanche la fierté du club Al-Wihdat dont le public est essentiellement composé de Jordaniens-Palestiniens. Elle a été graffitée sur les murs, utilisée comme hashtag sur les réseaux sociaux, et a fait fonction d’enseignes de magasins et commerces. Nombre de chanteurs populaires l’ont introduite dans leurs chansons.
Ce qui s’est passé, c’est que le président du club a muté le son /q/ dit « qâf » en un /k/ dit « kâf » dans la formule « teqlaqûsh », comme il est d’usage dans beaucoup de parlers de villages palestiniens. Personne n’y aurait prêté attention s’il avait été prononcé avec un /q/ normatif, un /g/ cairote (à la place du /j/ dans le dialecte égyptien) largement utilisé par les Est-Jordaniens, quelles que soient leurs origines, ou avec un coup de glotte comme le fait la majorité des habitants des villes de la Palestine et du Machrek arabe. Dans ce dernier cas, les deux publics masculins se seraient moins moqués et il se pourrait que personne ne se soit aperçu de rien.
L’origine du locuteur
Dans beaucoup de dialectes et parlers arabes, le qâf s’entend, beaucoup plus que les autres sons, chargé de connotations sociolinguistiques. C’est un des signifiants phonétiques qui marque l’identité du locuteur, son origine, son sexe, son âge, sa génération, et sa classe sociale. Il est central dans les différents dialectes jordaniens, dans la mesure où il porte des significations sociales indiquant l’origine de la famille du locuteur, son appartenance tribale — paysan, bédouin, citadin —, régionale — Jordanien ou Palestinien —, sa classe sociale, son âge et son sexe. Le qâf acquiert également sa signification, au sein des parlers jordaniens, des rôles et des fonctions différentes qu’il remplit aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée.
Comme phonème il apparait sous quatre occurrences phonétiques différentes :
➞ /g/ cairote (remplaçant le /j/ dans le dialecte égyptien) qui n’est que le « g » français ou anglais, de sorte qu’un mot comme qâl devient gâl ;
➞ un coup de glotte / ?/ ; le même qâl devient dans ce cas ?âl ;
➞ /k/ pour qâl comme kâl ;
➞ parfois le qâf est préservé tel qu’il est et donne qâl en arabe standard.
L’introduction de ?âl à Amman a eu lieu avec l’arrivée des citadins palestiniens et syriens à la ville dans les années 1920 et 19301. Ils étaient commerçants ou fonctionnaires de l’État. Ils prononçaient majoritairement le /q/ comme / ?/. À l’époque, Amman était habité pour nombreuses tribus de Bédouins qui prononçaient le /q/ comme un /g/, comme la majorité des Est-Jordaniens actuels et qui sont à l’extérieur d’Amman.
Après la Nakba et le déplacement collectif forcé des Palestiniens, le kâl est entré à Amman avec les réfugiés venus des régions rurales. Après 1967, des centaines de milliers sont venus des villages, des villes et du désert palestiniens. Certains parmi eux parlaient avec le kâl, comme la population des villages de l’intérieur et de la Cisjordanie, d’autres parlent avec le ?âl comme les gens de Jérusalem, de Jaffa, et d’autres villes de Palestine. D’autres parlent avec le gâl comme les gens de Bersabée, et ceux du sud d’Hébron, ce qui a brisé le monopole du gâl par les Est-Jordaniens.
Cet article examine le dialecte des Ammaniens, les différentes transformations du qâf dans cette ville, et la corrélation politique, sociale, et sexuelle avec ce simple fait phonétique. Il vise à démontrer que le dialecte n’est pas simplement un outil technique de communication, mais un reflet des rapports de pouvoir dans la société où il acquiert toute sa puissance.
La « bédouinisation » comme parcours de nationalisation
Après le coup d’État contre le gouvernement de Soulaiman Al-Nabilsi en 1957, la Jordanie a connu une opération de nationalisation de l’État et de la société au cœur de laquelle il y avait l’enjeu du dialecte. L’État a œuvré pour instaurer un « dialecte jordanien » unifiant, à travers des outils populaire, notamment la chanson populaire qui s’est propagée essentiellement après la fondation de la radio, et le lancement du projet de la réanimation du folklore jordanien. La nationalisation du dialecte avait des dimensions politiques qui tendaient vers sa transformation en une espèce de langue officielle de l’État, tout en ignorant le fait que le dialecte est le parler d’une région, d’une ville, d’un village ou d’une tribu, qu’il est par nature plus ancien qu’un État-nation, et qu’il ne pourrait pas être à sa mesure.
Dans son livre Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan (Columbia University Press, 2001), Joseph Massad explique comment le processus de la nationalisation en Jordanie a commencé après la sédentarisation des Bédouins avec la fondation de la principauté. La « bédouinité » étant à l’époque l’ennemi numéro un du nouvel État, tandis que pour les fonctionnaires coloniaux anglais, elle nécessitait une « solution ».
Massad dit qu’aussi bien pour l’État émergent que pour le colonisateur il ne s’agissait pas de se limiter à l’instauration d’un ensemble de procédures administrative ayant comme finalité la gestion des affaires des Bédouins, mais plutôt de faire muter leur mode de vie nomade. On voulait imposer la division départementale/régionale au moyen de réglementations et de lois, dont la loi de supervision des Bédouins de 1929 (abolie en 1976). Elle visait la soumission des Bédouins (qui constituaient la moitié de la population de l’Est-Jordanie)2, et le contrôle de leurs déplacements comme s’ils étaient des « suspects de délit ».
La loi voulait les normaliser dans le cadre de l’État-Nation, après les avoir « modernisés ». Pour ce faire, on utilisa un général de l’armée britannique, John Bagot Glubb qui commanda la Légion arabe de 1939-1956. Il avait travaillé en Irak pour soumettre les tribus bédouines avant d’arriver en Transjordanie. Il s’est mis à effacer la bédouinité des Bédouins et à en fabriquer une nouvelle qui correspondait mieux à la vision de la colonisation et l’État-Nation émergent, à travers l’enrôlement dans l’armée, et en « offrant aux dizaines de milliers de Bédouins barbares une vision d’un nouveau mode de vie »3. La sédentarisation des Bédouins par l’armée était violente, car elle a détruit l’économie bédouine et réformé le Bédouin selon les standards de la modernité européenne.
Forger « la nouvelle culture bédouine » a duré des décennies, avec des finalités politiques et des effets sur la vie des Bédouins, leurs corps, leur alimentation, leur parole, et leurs habits. Dans les années 1950 et 1960 du dernier siècle, l’État a présenté cette nouvelle culture comme étant « la culture nationale ».
Ce que Massad décrit comme la « dé-bédouinisation » en tant que préliminaire pour la bédouinisation de l’identité nationale jordanienne a eu un rôle important dans la nationalisation du dialecte. On le voit clairement avec l’ascension de la chanson populaire en Jordanie dans les années 1960, dont l’objectif était le façonnement de la personnalité de l’État, basée sur l’unification des deux rives du Jourdain.
À l’aube des années 1960, l’État jordanien a attiré la chanteuse libanaise d’origine syrienne Samira Goustine Krimona, connue sous le nom de Samira Tawfiq, afin de « revivifier le folklore jordanien avec [sa] propre voix ». Elle raconte dans ses interviews télévisées comment les responsables de l’État et de la radio lui ont appris ce qu’elle désigne tantôt par « dialecte jordanien », tantôt par « dialecte bédouin ». En effet, l’artiste met à pied d’égalité la « bédouinité » et la « jordanité », sans aucune distinction.
Elle a chanté pour la première fois lors de l’inauguration de la radiodiffusion jordanienne en 1959, après avoir été invitée par Salah Abou Zeid qui deviendra directeur de la radio. Elle y était parmi d’autres chanteurs et chanteuses arabes invités à l’événement de l’inauguration, mais elle s’est retirée en pleurant, après avoir échoué à chanter sur scène devant le roi Hussein. Le lendemain, Abou Zeid lui a organisé une fête privée en présence d’un nombre d’artistes et de responsables de l’État. Quelques mois plus tard, elle était invitée officiellement pour venir en Jordanie et promouvoir la chanson populaire ; cette dernière étant devenue un outil politique important pour « bédouiniser » le dialecte et le nationaliser.
À travers Samira Tawfiq, l’État a popularisé ce style de chant comme étant le « chant bédouin », après l’échec des premières tentatives de diffuser des chansons avec les styles musicaux bédouins traditionnels (shrûqî, hjênî, hîdâ’). Cet échec est dû à l’hégémonie des chansons égyptiennes, irakiennes, et libanaises. Avec des directives des hauts responsables de l’État, un nombre de poètes à la tête desquels se trouve Rachid Zeid Al-Kelani, ont travaillé à rassembler et réécrire un folklore populaire inspiré essentiellement du folklore paysan jordanien et palestinien, avec quelque mots bédouins. Les mélodies et les compositions musicales étaient au goût des habitants des villes. Par la suite ce folklore a été diffusé comme étant « bédouin ».
Le qâf a revêtu une grande importance dans ces chansons. Le dialecte y était celui des citadins , mais avec une grande attention accordée à la nécessité de le switcher en /g/ cairote, est-jordanien en général, et non seulement bédouin. Le compositeur Ruhi Chahin donne un exemple important de la centralité de ce son dans la chanson populaire en rappelant que les responsables de l’État qui supervisaient la production de la chanson à la radio demandaient explicitement le /g/ dans la performance des chanteurs. « Quand la radio se trouvait à Ramallah, on parlait le dialecte blanc de ?âl ; lorsqu’on est arrivés à Amman, les grands responsables se sont mis à superviser l’enregistrement des chansons, et ils réclamaient une chanson jordanienne avec gâl. Parmi eux je me rappelle Wasfi Altalli, et Haza’ Al-Majali » évoque-t-il.
Le rôle de la chanson
Les chansons de Samira Tawfiq ont contribué à charger le qâf réalisé /g/ avec une quantité considérable de signes de bédouinité. Il y avait la tente à poils de chameau, le rabâb, le café, la cardamone, le chameau, le cheval, les habits bédouins... Tous ces éléments étaient entendus comme appartenant à un mode de vie bédouin. Mustapha Al-Khashman, chercheur en poésie bédouine, raconte : « Les chansons de Samira Tawfiq étaient présentées comme bédouines, or elles étaient composées par des paysans, Wasfi Al-Talli, Habes Al-Majali et d’autres. La poésie bédouine a son propre lexique, différent. Les paroles des chansons de Samira Tawfiq étaient paysannes, en termes de mots, de mélodie, et de danse. Rien de bédouin. D’ailleurs les chants des Bédouins ne contiennent pas de danse, un peu de dabkeb avec des mouvements de pied ; en revanche, pas de sauts dans l’air » .
Une fois que Samia Tawfiq a maitrisé la prononciation du qâf soi-disant à la bédouine, elle a commencé à se concevoir comme une authentique Bédouine. Dans une de ses interviews, elle dit : « Mon âme est bédouine, ma sensibilité, mes émotions, ma psyché sont bédouines, comme si j’étais née au désert. » Elle se vante de sa maitrise du /g /, à l’encontre des Beyrouthins. Il est clair que le dialecte bédouin chez Samira Tawfiq n’est autre chose que le renversement du /q/ en /g/ cairote. Autrement, elle ne sait prononcer aucun autre son comme le font les Bédouins en Jordanie, bien qu’elle affirme avoir appris « le dialecte » en un mois.
Bien qu’il n’y ait pas ce qu’on pourrait appeler de « dialecte jordanien », ni d’ailleurs de dialecte « palestinien », ou « libanais » (car les parlers sont multiples dans le même pays et parfois communs avec d’autres régions dans d’autres pays), il y a eu des tentatives de nationaliser le dialecte bédouin et de l’exporter comme étant le dialecte national. La chanson de Samira Tawfiq a eu un rôle important dans cet enjeu, le qâf y était le pivot, bien que sa réalisation comme /g/ ne soit pas réservé aux Bédouins.
Le « qâf » après les années 1970
Au début des années 1970, la cartographie du qâf à Amman était, à quelques exceptions près, la suivante : les Jordano-palestiniens d’origine rurale, hommes comme femmes, parlaient avec le « kâl », les Jordano-Palestiniens d’origine citadine, aussi bien que les Est-Jordaniens d’origine citadine et installés à Amman parlaient avec le ?âl, Les Est-Jordaniens originaires de tribus bédouines mais installés à Amman parlaient avec le gâl.
De nombreux chercheurs se sont mis d’accord sur le fait que le conflit politico-militaire entre les différentes factions palestiniennes d’un côté et le régime jordanien d’un autre côté a eu beaucoup d’impact sur les parlers d’Amman. Ce conflit a reclassé, redéfini même les parlers, de point de vue social et politique, ce qui a changé l’usage du qâf dans la sphère publique et privée et redessiné la cartographie.
Du virilisme national et de la masculinité
Dans son livre A War of Words : Language and Conflict in the Middle East, Yasser Souleiman se base sur un ensemble d’études et de recherches en linguistique de terrain, effectuées dans les années 1980. Ces études observent les changements phonétiques qu’a connu le qâf notamment dans la prononciation des jeunes générations. Il démontre comment les hommes jordano-palestiniens ruraux se sont déplacés du kâl vers le gâl. Les hommes jordano-palestiniens et est-jordaniens citadins, quant à eux, ont bougé du ?âl vers le gâl.
En revanche, les femmes jordano-palestiniennes d’origine rurale ont changé leur kâl en ?âl, les Est-Jordaniennes d’origine rurale ou bédouine ont changé leur gâl en ?âl. Les citadines est-jordaniennes, et les jordano-palestiniennes d’origine citadine ont obstinément réservé leur ?âl. La déviation féminine vers le ?âl est connu dans les études sociolinguistiques sous le nom de « citadinisation féminine », ou « la féminisation de la parole » , notamment parce que le qâfdans les années 1970 s’est mis à référer à des nouvelles définitions. Le ?âl, comme le démontre les études utilisées par Souleiman, était vu à ce moment-là comme étant « gentille », « douce », et « féminin » ; le comparant au kâlou au gâl. En contrepartie, le gâl est devenu le signifiant de la masculinité, et le virilisme national comme le démontre Massad de son côté.
Par conséquent, le qâf a subi à Amman une opération de répartition linguistique genrée : d’un côté des hommes, tous profils confondus qui parlent avec le gâl, et de l’autre des femmes qui parlent avec le ?âl. Mais une analyse qui se baserait exclusivement sur les nuances langagières genrées n’avancerait pas une explication solide et cohérente de ce qui s’est passé réellement. Souleiman pose un ensemble d’arguments et de questions qui démontrent l’insuffisance de cette piste : pourquoi l’homme jordano-palestinien a changé du kâl vers le gâl et non pas vers le ?âl, vu que les relations de forces sont entre le kâl et le ?âl, ce dernier ayant tout le poids symbolique de la supériorité citadine par rapport au kâl paysan, inférieur dans la hiérarchie sociale ? Des données similaires avaient poussé le paysan palestinien vers le ?âl et non pas vers le gâl, comme il est de pratique chez les gens de Bethléem et du Golan, lorsqu’ils commencent à fréquenter respectivement la population de Jérusalem et de Damas. Il en est de même pour les Est-Jordaniens et les Jordano-Palestiniens citadins dont le ?âl est également considéré comme supérieur dans la hiérarchie sociale dominante, en tout cas supérieur au gâl qu’ils ont adopté depuis les années 1970. Et si le gâl est porteur de tant de virilisme, pourquoi les hommes jordano-palestiniens, paysans comme citadins n’ont-ils commencé à intérioriser ce critère qu’à partir des années 1970 et pas avant ?
Du rôle de « Septembre noir »
Selon Massad, les changements linguistiques qui ont touché le qâf à Amman sont dus aux conséquences politiques des événements de septembre 1970, au moment où la figure palestinienne est devenue « l’autre » dans le cadre du projet de nationalisation continue. Souleiman raconte que ses collègues et amis étudiants à l’université jordanienne en 1970 se sont mis au gâl, à la place du ?âl et surtout à la place du kâl. « Avec la nationalisation du dialecte et sa sexualisation, les jeunes hommes palestiniens et est-Palestiniens citadins qui utilisaient le ?âl à la place du qâl avant la puberté, se mettaient au gâl dès la puberté, comme confirmation de leur acquis en matière de masculinité ».
Souleiman indique que l’étiquette ethnolinguistique « belge », par quoi on désignait les Jordano-Palestiniens, chargée de significations identitaires et de dichotomies hiérarchiques, avait ses effets sur les nouvelles répartitions du qâf à Amman. Cette qualification avait tracé la frontière entre les Est-Jordaniens d’un côté et les Jordano-Palestiniens de l’autre, comme étant deux groupes, respectivement endogène et exogène. L’étiquette en question avait ancré « les différences relationnelles avec le pouvoir institutionnel, les Palestiniens étant décrits comme un groupe dépendant et les Jordaniens comme étant un groupe dominant ». De cette manière-là, le gâl a acquis un capital symbolique qui représente le parler du groupe dominant.
Parallèlement, un autre facteur économique a creusé ce clivage de pouvoir entre les deux parlers. Il s’agit de la répartition du travail sur une base identitaire et régionale pour des raisons politiques. Le gâl est devenu le parler des responsables de l’État. Le secteur public, après septembre 1970, est devenu l’institution des hommes est-jordaniens. Le gâl est devenu le parler de l’homme appartenant aux forces sécuritaires, du fonctionnaire dans l’administration, du militaire, et du juge. Il tient sa force symbolique du fait qu’il est le parler de l’institution, le parler masculin plus précisément.
Dans ce contexte de bédouinisation, le ?âl serait jugé féminin ou féminisant. À l’origine, ce jugement se base sur le regard des Bédouins vis-à-vis des citadins. Ces derniers sont jugés moins virils et moins courageux, ayant abandonné leurs armes à la recherche du confort et du luxe dans leurs demeures. Ce nouvel ordre, selon Massad, a féminisé les jeunes hommes jordano-palestiniens citadins, ce qui les a poussé à « prononcer legâl à la place du ?âl en compagnie des hommes adultes, dans une tentative de confirmer leur masculinité ».
L’oubli de la classe sociale
Du côté des femmes, il serait trompeur de choisir la facilité d’une généralisation telle que : le ?âl est devenu le dialecte des femmes à Amman. Dans un article intitulé : « The Lifecycle of Qaf in Jordan », la chercheure Inam Al-Weer explique le choix des femmes, aussi bien est-jordaniennes que jordano-palestiniennes, d’origine paysanne et bédouine, d’utiliser le ?âl comme une tentative de récupérer un certain prestige, ou statut. Étant donné qu’elles sont toutes privées de tout pouvoir dans la vie publique, elles ont adopté le ?âl qui est lié dans les imaginaires à un certain symbole social, inspiré des grandes villes du levant, à savoir : Damas, Beyrouth et Jérusalem. Se basant sur l’étude d’Al-Weer, Nahed Hatr déduit que « les femmes marginalisées politiquement font usage du ?âl, dans leur représentation des parlers syriens, libanais, et palestinien citadin ». Il les charge de la responsabilité « d’entraver l’évolution naturel du dialecte d’Amman du gâl », du fait qu’elles ne sont pas « intégrées » dans la sphère publique. Selon lui, « elles laissent chez leurs enfants des amalgames dialectales les empêchant d’une pleine intégration et évolution politique ».
Al-Weer avait négligé la classe sociale comme facteur essentiel dans l’étude des dialectes. Elle a ignoré le kâl et ses locuteurs, ce qui l’a conduit à des conclusions hâtives, sur la base desquelles Hater construit toute une analyse, et blâme les femmes de ne pas avoir adopté un dialecte que les hommes dominants ont transformé en un dialecte exclusif. Savoir pourquoi les femmes jordano-palestiniennes paysannes ont adopté le ?âl et abandonné le kâl aiderait à comprendre comment le ?âl a eu cette hégémonie chez les femmes à Amman.
S’il était possible pour le régime politique de remplacer toute l’équipe bureaucratique d’hommes jordano-palestiniens par une équipe exclusivement est-jordanienne, ce remplacement n’était pas du tout aisé quand il s’agissait de femmes pour des raisons socio-économiques. Parmi les femmes travailleuses dans les années 1970 et 1980, la majorité étaient jordano-palestiniennes citadines parlant avec le ?âl, et avaient reçu une éducation précoce, à l’encontre des paysannes et des Bédouines est-jordaniennes et jordano-palestiniennes.
Suheir Salti Al-Tall explique dans son livre sur la question de la femme et des mouvements féministes en Jordanie que les chances de la fille jordanienne rurale ou bédouine de faire des études étaient nettement inférieures à celles de la fille citadine, dans la mesure où la scolarité obligatoire décrétée dans les années 1950 signifiait l’obligation de l’État à garantir des places destinées à des effectifs pour les écoles primaires et les collèges, mais aucunement l’obligation des parents d’envoyer leurs filles à l’école. Dans les années 1970, le pourcentage des filles scolarisées atteint 47 % dans des villes comme Amman, Zarqa et Irbid. C’est un pourcentage important, si on le compare aux autres chiffres dans d’autres communes du royaume.
Les jeunes femmes éduquées ont bénéficié du développement de la formation professionnelle au niveau du lycée, et de l’introduction de nouvelles filières au début des années 1970. Elles ont profité également de la création des écoles de filles où le nombre des inscrites a augmenté de 497 en 1970, jusqu’à 2831 en 1978. Selon Al-Tall, le pourcentage des employées dans le secteur des services et de l’administration générale seulement, soit dans les ministères du secteur public était en 1975 de l’ordre de 23 % de l’ensemble des forces féminines du travail. Le ministère de l’éducation employait environ 12 000 enseignantes, techniciennes, et secrétaires. Le ministère de la santé employait environ 1 600 femmes.
D’après cette trajectoire sociale et économique de l’évolution de l’État jordanien, on pourrait dire que le ?âl représente le dialecte des enseignantes, des infirmières, et des universitaires. Force est de constater que le nombre des boursières du ministère de l’éducation supérieure, expatriées pour faire des études à Damas, Beyrouth et au Caire, est passé de 62 étudiantes en 1966 à 5 000 en 1978. Elles étaient majoritairement citadines et étudiaient dans des villes où femmes et hommes parlent avec le ?âl.
Les femmes actives dans l’espace public, celles qui travaillaient comme infirmières, enseignantes et d’autres métiers et qui parlaient avec le ?al étaient vues par les autres femmes comme bien placées dans la hiérarchie sociale, avec un statut social « moderne » et enviable.
La télévision a aussi contribué à consacrer l’hégémonie du ?âl chez les femmes, comme étant plus prestigieux que le kâl et le gâl. La plupart des séries télévisées des années 1980 montrait la femme qui prononçait le ?âl comme une femme moderne, active dans la vie publique. A l’aube des années 1990, le ?âl a été définitivement consacré comme étant le dialecte des femmes d’Amman. Un des signes précurseurs de ce statut définitif a été son adoption par toutes les présentatrices de la très populaire émission Yes’ed sabahak (Bonne journée à toi).
L’évolution des dialectes et des sociolectes non sexualisés vers des parlers nationalisés et sexualisés a eu ses effets sur les liens linguistiques à Amman, ses significations et ses charges sociales et politiques. C’est tangible dans la vie quotidienne et les échanges qu’on entretient les uns avec les autres.
Le « qâf » quotidien
Les femmes qui parlent avec le gâl ou le kâl à Amman seraient obligées à un moment ou à un autre, de switcher vers le ?âl pour pouvoir être acceptées dans leur contexte social sexualisé. Le regard porté sur le gâl comme étant un sexolecte masculin n’est pas réservé aux hommes. Beaucoup de femmes ont le même regard. Une amie est-jordanienne d’origine rurale me racontait comment tout au long de sa scolarité, elle adoptait le ?âl à l’école et le gâl à la maison, pour égaler ses collègues, dont les origines sont syriennes et palestiniennes citadines. La mère d’un autre ami, enseignante dans une école privée, habitait un des camps d’Amman pour les réfugiés palestiniens. D’origine rurale, elle était obligée de switcher quotidiennement entre le kâl et le ?âl, entre chez elle et l’école. Aujourd’hui, elle se trouve obligée d’opter pour le ?âl, car sa fille refuse qu’elle parle avec sa petite fille avec le kâl, considérant que ce n’est pas un dialecte convenable par lequel on s’adresse aux enfants. La fille craint que sa propre fille s’imprègne du dialecte du kâl , et de toutes ses connotations comprises au sein de la société ammanienne.
Les jeunes femmes jordano-palestiniennes d’origine rurale se vexent quand leurs propres mères parlent avec les petits enfants en prononçant le kâl. De même, certaines femmes est-jordaniennes, et résidentes amamniennes d’origine rurale, se fâchent lorsque leurs pères s’adressent avec les petites filles avec le gâl, mais cela ne les dérange pas si l’interlocuteur est un petit garçon. Il importe à ce moment de la discussion d’ajouter une précision : l’hégémonie masculine sur le gâl est propre à Amman. Dans les autres muhafazat du royaume, la femme utilise le gâl sans que ça soit perçu comme un manque de féminité ou une manière de s’imposer dans un milieu d’hommes.
Dans certains contextes, le gâl est jugé selon des critères générationnels, liés à la modernité, en plus du critère du genre. Ma mère qui switche et change souvent de registre, par nécessité ou par timidité, ne cache pas son dépit lorsque mes neveux dont la mère est d’origine bédouine est-jordanienne utilisent le gâl. Elle est convaincue que le gâl est le symbole de la bédouinité et qu’il n’est pas fait pour les enfants citadins. De ce fait, elle est complice de la tendance évolutionniste moderniste qui voit dans la bédouinité un système obsolète « arriéré ». C’est le même regard que portent les citadins sur le système rural paysan. Quant à mon père, cela ne lui importe que très peu, comme s’il avait intériorisé le gâl sans aucun questionnement.
Des Bédouins imaginaires
Cette corrélation entre la bédouinité et le gâl est très contextualisée dans l’histoire, mais ne reflète nullement la réalité. La réalité est que le dialecte de la population d’Amman qui fait usage du gâl n’a rien à voir avec le vrai dialecte bédouin, sinon la réalisation du qâf en /g / cairote, comme fait la majorité des Bédouins. Le dialecte bédouin est exclu de l’espace public à Amman, dans la mesure où il n’est pas le dialecte des hommes d’affaires, ni celui des ministres et des premiers ministres, ni même celui des émissions télévisées, de la publicité, et des feuilletons (à l’exception des feuilletons bédouins représentés de point de vue passéiste). Il fait partie du passé, est inexistant dans la vie présente à Amman et incompréhensible pour les habitants d’Amman.
Il existe peut être deux transformations dans les deux décennies à venir : d’un côté un développement de l’usage de ?âl chez les hommes est-jordaniens et jordano-palestiniens, notamment au sein de la classe moyenne et supérieure, et chez les fonctionnaires de certains secteurs commerciaux. Dans les dernières années, avec la montée du secteur privé et la régression du secteur public, beaucoup d’hommes employés dans les banques et les entreprises ont adopté le ?âl comme complément de leur anglais dans les relations de travail. On pourrait observer également que beaucoup de travailleurs pauvres, de classe moyenne inférieure sont poussés à avoir recours de plus en plus au ?âl, pendant le temps du travail. De nombreux chauffeurs de « karim » m’ont raconté que le ?âl est plus approprié dans le travail, car il est plus « chic » et « moins brutal ». Il en est de même pour ceux qui travaillent dans les restaurants luxueux, dans l’organisation des mariages, dans les centres commerciaux, dans certaines chaines télévisées, des radios, et les travailleurs dans le secteur des services en général.
En dehors d’Amman, on peut retrouver le même schéma. Il y a quelque temps, j’étais dans un des restaurants touristiques à Ajloun, où les serveurs parlaient avec le ?âl. J’ai posé la question à l’un d’entre eux, originaire d’Anjara. Il m’a répondu que la direction demandait aux employés d’être les plus polis possible avec les clients, d’autant plus que ces derniers viennent d’Amman. Cette directive a été traduite par l’usage du ?âl. Quant à Petra et Wadi Rum, le gâl préserve son attractivité aux yeux des touristes orientalistes et les demandeurs de « l’expérience de la bédouinité ». Ainsi, je ne crois pas que le jeune homme ajlouni et ses collègues changeront vers le ?âl complètement. Le gâl dans les autres régions en dehors d’Amman reste stable et hégémonique. Or l’alternance entre le ?âl et le gâl à Amman, chez certains travailleurs du secteur privé, les pousserait ultérieurement à opter définitivement pour le ?âl.
Par ailleurs, et dans d’autres contextes, on commence à voir le ?âl écrit tel qu’il est prononcé sur les enseignes et les menus, on trouve actuellement « ?ahweh tel » au lieu de « qahwhet tel ». Après la domination de l’anglais sur les cafés d’Amman-Ouest comme étant la langue « moderne », on témoigne maintenant d’un retour vers l’arabe parler citadinisé, ou libanisé, écrit, afin de le distinguer du fousha, vu par certains comme la langue « des traditions et du patrimoine ». Le fousha à l’écrit est utilisé par les petits commerçants locaux dans les quartiers populaires.
En revanche, nous observons depuis deux décennies, qu’un plus grand nombre d’Est-Jordaniennes à Amman, surtout les jeunes, se sont mises au gâl. Dans un livre sorti en anglais en 2001, Massad souligne qu’à l’époque, certaines féministes est-jordaniennes ont commencé à utiliser le gâl pour « confirmer l’égalité par rapport à ce nouveau trait national jordanien. » En plus, le développement de l’éducation et l’augmentation des forces féminines travailleuses avaient leurs effets sur la présence des Est-Jordaniennes, originaires de l’extérieur d’Amman, et qui utilisent le gâl à Amman. Cela a encouragé positivement les Est-Jordaniennes ammaniennes à adopter elles aussi le gâl dans l’espace public. Ce gâl au féminin constituerait probablement une transgression féminine du dialecte masculin à Amman.
Le qâf à Amman n’est pas un qâf éternel arrêté et figé, mais un qâf historique qui change selon les rapports de force à l’intérieur de structures sociales, politiques et économiques changeantes. Ce qui reste important à retenir, c’est que les dialectes ne sont jamais essentialistes. Et si on écartait les imaginaires nationalistes, on verrait les parlers en Jordanie beaucoup plus larges et étendus que ce qui était prédéterminé par l’État national, et on réagirait avec moins de crispations.
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1Yasir Suleiman, A War of Words : Language and Conflict in the Middle East, Cambridge University Press, 2004.
2Joseph Massad indique que les Bédouins nomades constituaient en 1922 46 % des Est-Jordaniens. Ils comptaient environ 102 000 habitants sur 225 000. Ces chiffres n’incluent pas la région qui s’étend de Ma’an jusqu’à l’Aqaba, qui a été intégré à la Transjordanie en 1923, et compte une des plus grandes tribus de Bédouins, celle des Al-Hwetât.
3Joseph Massad.