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Jordanie. Malgré leur interdiction, les Frères musulmans toujours présents

Le royaume de Jordanie est souvent décrit comme un pôle de stabilité au Proche-Orient : allié historique des États-Unis, signataire d’un accord de paix avec Israël, le pouvoir est pourtant confronté à une contestation ancienne qui s’inscrit largement dans les enjeux palestiniens. L’interdiction des Frères musulmans annoncée par le gouvernement en avril 2025 signe l’importance des dynamiques régionales sur la politique intérieure d’un royaume lui-même obsédé par la stabilité régionale.

Manifestation avec drapeaux palestiniens, pancartes et participants en vert et noir.
Amman, le 27 janvier 2023. Des manifestants arborent les drapeaux national et palestinien ainsi que des drapeaux des Frères musulmans, lors d’un rassemblement de soutien aux Palestiniens.
Khalil MAZRAAWI / AFP

Le 23 avril 2025, le ministre de l’intérieur de la Jordanie, Mazen Al-Faraya, a annoncé l’interdiction de toutes les activités des Frères musulmans dans le pays. Cette décision fait suite à l’arrestation mi-avril de 16 personnes soupçonnées de préparer des opérations terroristes sur le sol jordanien. Si la police a affirmé que les suspects étaient membres de la confrérie dite des Frères musulmans, cette dernière a nié toute implication avec le présumé « complot ».

La décision des autorités d’interdire la confrérie s’inscrit dans une dynamique régionale plus large. Amman emboîte le pas à Riyad, Abou-Dhabi et Le Caire, qui ont tous banni les Frères musulmans à la suite des révoltes arabes. L’annonce de l’interdiction de la confrérie, après une dissolution en 2020 qui n’a pas été effective, s’est faite alors que le roi Abdallah II effectuait une visite inopinée en Arabie saoudite.

Si l’affaire semble entendue et renvoie à un débat global sur l’interdiction des Frères qui transcende la Jordanie, mais aussi le Proche-Orient, le cas jordanien est en fait ambivalent. L’interdiction du mouvement ne vaut pas celle du Front d’action islamique (FAI), sa branche politique, qui, comme ailleurs dans le monde arabe, entretient une relation plus ou moins détachée avec la confrérie. Les implications à long terme de la décision jordanienne dépendent dès lors de la définition qu’en donnent les autorités, restrictive ou au contraire extensive.

Loyauté au régime

Fondée en Égypte en 1928 par Hassan Al-Banna, la confrérie des Frères musulmans est à l’origine une institution caritative. Dans ce pays, elle se structure progressivement en parti, prônant une idéologie qui fait de l’islam le fondement de son activisme politique. À ses débuts, sa création répond principalement à des critères endogènes à la société égyptienne de l’entre-deux-guerres. Toutefois, le mouvement se régionalise sous l’effet de deux facteurs. D’une part, l’exil forcé de ses membres, conséquence de la répression exercée par le président égyptien Gamal Abdel Nasser. D’autre part, la politisation croissante des classes moyennes arabes, particulièrement autour de la question palestinienne et de la lutte contre la domination occidentale. À partir des années 1950, la confrérie essaime. Elle s’implante progressivement dans plusieurs contextes nationaux, notamment en Palestine, en Syrie, en Irak et au Yémen.

En Jordanie, le mouvement s’implante graduellement dès 1945. Son évolution dans le champ politique se structure principalement autour de la question palestinienne. La cause occupe en effet une place centrale dans le discours des Frères qui associent l’État israélien à la poursuite de l’impérialisme occidental dénoncé dès l’émergence du mouvement. L’expulsion de réfugiés palestiniens lors de la Nakba de 1948, puis l’annexion de la Cisjordanie en 1950 par la Jordanie permettent à la confrérie d’élargir sa base sociale. À la suite de la défaite des pays arabes en 1967, la montée en puissance des groupes armés palestiniens fragilise la monarchie jordanienne. La confrérie prend alors ses distances avec ces groupes révolutionnaires de gauche ou nationalistes afin d’échapper à la répression. Cette loyauté au régime lui permet de se développer dans les secteurs de l’éducation et des syndicats, jusqu’à faire officiellement son entrée dans le jeu politique en 1989. Elle soutient directement — via son association et alors que les partis politiques sont encore officiellement interdits —, des candidats aux premières élections législatives libres dans le pays. Ils obtiennent un quart des sièges.

Boycott des élections de 1993

Cet épisode marque une rupture dans sa relation avec l’État. En effet, à mesure qu’ils se constituaient en force d’opposition structurée au régime hachémite, les Frères musulmans ont vu leur histoire jalonnée de répressions politiques. La victoire de 1989 est perçue comme une menace par l’ancien roi Hussein (1952 -1999) qui décide de modifier la loi électorale pour limiter le poids du FAI, créée en 1992. Suite à cette décision, le parti décide de boycotter les élections de 1993. Cette confrontation politique avec les autorités s’exacerbe en 1994 avec la signature du traité de paix entre la Jordanie et Israël.

Durant les premières années du règne du roi Abdallah II, qui accède à la couronne en 1999 et mène une politique hostile à la confrérie, le mouvement est traversé par de fortes tensions internes portant sur un recentrage autour de problématiques exclusivement nationales. En 2015, elles ont débouché sur une scission, accéléré par les autorités jordaniennes qui, dans un contexte post soulèvements arabes de répression envers les Frères musulmans dans la plupart des pays de la région, tentent de freiner son ascension.

Lors des élections de 2016, une ligne plus « nationaliste » s’est imposée et contribue à la formation circonstancielle de la « Coalition pour la réforme » (« Tahaluf al-Islah ») composée de membres du FAI, d’indépendants et de figures de la gauche nationaliste. Le slogan du parti « L’islam est la solution » est abandonné au profit de « Renaissance pour la patrie, dignité pour les citoyens ». La coalition devient le premier bloc d’opposition du Parlement, avec 15 sièges sur 130, tandis que la branche de la confrérie qui a fait sécession et s’est opposée à ce rapprochement n’en obtient que trois. Cependant, ces élections révèlent ce qui ressemble alors à une perte de popularité certaine auprès des populations des camps palestiniens. En parallèle, les autorités jordaniennes poursuivent leur politique répressive. Elles utilisent notamment la crise de la Covid-19 comme prétexte pour limiter les manifestations et les rassemblements politiques.

Cette dynamique répressive aboutit à la dissolution officielle de la confrérie en juillet 2020, dans un contexte où, partout dans la région, les Frères musulmans, en tant que structure, sont en crise et mis sous pression politique et policière. Toutefois, la dissolution est aussi un affichage. Le bras politique des Frères musulmans survit. Il est néanmoins affaibli : il perd 5 sièges lors des élections de novembre 2020.

En 2024, la situation à Gaza a constitué un enjeu central de la campagne électorale pour les législatives. Depuis le 7 octobre 2023, le FAI a participé à l’organisation de multiples manifestations en soutien aux Palestiniens, dénonçant à plusieurs reprises les relations qu’entretient le royaume avec Israël. Par exemple, les membres de la Confrérie ont, dans leur majorité, apporté leur soutien à l’action de Maher Al-Jazi. Quelques jours avant le scrutin, ce chauffeur de camion avait tué trois soldats israéliens au point de passage frontalier Allenby, entre la Jordanie et la Cisjordanie, avant d’être abattu. La faculté des Frères musulmans à mobiliser autour de la question palestinienne s’est alors traduite par sa victoire historique aux législatives, avec 31 sièges sur 138.

Dans ce contexte, la nouvelle interdiction de la confrérie, justifiée par les autorités par une tentative d’attentat aux contours encore flous, illustre non seulement la persistance de la méfiance du régime à l’égard du mouvement, mais aussi la manière dont les dynamiques régionales — notamment le conflit à Gaza — ravivent les tensions internes et fragilisent l’équilibre politique jordanien. Elle renvoie aussi à une volonté du roi d’affirmer son réalignement régional à travers une politique plus répressive en direction de l’organisation.

La mise à distance du Hamas

À l’instar des régimes dynastiques de la région, la Jordanie est obsédée par sa quête de stabilité. Cette recherche est également corrélée aux mouvements sociaux régionaux, perçus comme des vecteurs d’instabilité interne. Depuis l’éclatement des mobilisations populaires des révoltes arabes de 2011, le roi Abdallah II a successivement mis en place trois réformes électorales (2013, 2016 et 2022) visant à affaiblir les forces d’opposition. À cet égard, la chute précipitée du régime syrien en décembre 2024, qui a porté au pouvoir des forces proches de l’islam politique, représente une potentielle source d’inquiétude, d’autant plus que le royaume abrite près de 1,4 million de réfugiés syriens.

Au lendemain du démantèlement des cellules présumées liées aux Frères musulmans, les autorités jordaniennes ont pointé du doigt l’implication du Hamas et du Hezbollah libanais. Lors d’aveux filmés, trois suspects ont affirmé avoir visité le Liban — où des cellules du Hamas sont présentes — dans le cadre de la préparation de l’attaque avortée.

Bien que le Hamas soit à l’origine la branche palestinienne des Frères musulmans, ses liens avec la branche jordanienne ont parfois été ambivalents. Lors de l’arrestation, par Israël, de son fondateur Ahmed Yassin en 1989, le bureau politique du Hamas s’était un temps exilé en Jordanie. Cependant, sous la pression des autorités jordaniennes et étatsuniennes, et alors que les Frères musulmans poursuivaient un processus d’institutionnalisation en Jordanie, le Hamas a été forcé de quitter le pays en 1999. Les fractures internes au sein du FAI, entre un courant « nationaliste » et un courant plus « pro-palestinien », ont parachevé la mise à distance du Hamas.

Mais pour le pouvoir, la question palestinienne demeure une source d’instabilité. Il demeure traumatisé par les événements de « septembre noir » en 1970 qui ont été marqués par de violents affrontements entre l’armée jordanienne et des groupes armés palestiniens à la suite de tentatives d’assassinat contre le roi Hussein. La réapparition sur la scène régionale des forces propalestiniennes dotées de capacités militaires depuis le 7 octobre 2023, constitue dès lors pour les autorités jordaniennes une source d’inquiétude majeure. Celle-ci a été exacerbée par la violence déployée par Israël depuis, en direction de Gaza, de la Cisjordanie, mais également de ses États frontaliers, le Liban et la Syrie. Par conséquent, la présence sur son sol de mouvances proches, voire affiliées, à des groupes qu’Israël entend éradiquer dans la région, pourrait être invoquée comme un casus belli par le pouvoir israélien. Alors que la Jordanie a pu, en tant que telle, rester à l’écart des affrontements.

Les dangers du plan « Riviera » de Donald Trump

En outre, la posture adoptée par la nouvelle administration étatsunienne sur le dossier israélo-palestinien est une nouvelle source d’inquiétude pour le Royaume. Le plan « Riviera » énoncé par Donald Trump le 5 février 2025 qui proposait la Jordanie et l’Égypte comme terres d’accueils, a suscité un refus catégorique de la part du roi Abdallah II. Le président Trump a alors explicitement lié l’aide étatsunienne à la Jordanie à l’acceptation de ce plan. L’assistance de Washington demeure primordiale, représentant 2 milliards de dollars (1, 7 milliard d’euros) par an pour des projets socio-économiques, et 450 millions (390 millions d’euros) pour le secteur militaire. Selon un rapport de S&P Global sur le crédit de la Jordanie publié en mars 2025, la fermeture de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) — prononcé le 28 mars 2025 par l’administration Trump — mettait à elle seule en danger environ 300 millions de dollars (260 millions d’euros) de décaissements au royaume.

En attendant que les éléments autour de la cellule démantelée soient éclairés, le timing de la décision jordanienne suggère un réajustement de sa position stratégique régionale. Il reste que l’annonce, dans la mesure où elle concerne une organisation qui est déjà dissoute et n’affecte pas directement le parti qui la représente, pourrait comme par le passé avoir une portée avant tout déclarative, visant à illustrer l’alignement de la Jordanie sur une norme régionale qui se fait toujours plus répressive.

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