En cette période de menace virale, on est invité à se méfier des postillons. Celui de Kamel Daoud dans le numéro du 9 janvier 2020 de l’hebdomadaire français Le Point, où il a une rubrique justement intitulée « Le Postillon », tient davantage du crachat. Un crachat adressé au Hirak (mouvement populaire) algérien, dont il décrète l’échec et dont il tente un bilan, certes provisoire, mais aussi sévère dans ses conclusions qu’approximatif dans sa méthodologie.
En quelques années, Kamel Daoud, auteur notamment du très camusien Meursault, contre-enquête, a émergé comme l’écrivain algérien incontournable, le chouchou des médias français et des événements littéraires. Ce niveau de respectabilité atteint par le romancier s’explique en partie par son talent, mais aussi par un discret positionnement politique.
Critique des Gilets jaunes
Nous ne nous focaliserons pas ici sur l’islam. Les biais politiques de Kamel Daoud, qui expliquent sa confortable installation dans la sphère médiatique de l’extrême centre, ne se limitent pas à la question musulmane. Certes, ses grosses lectures civilisationnelles concernant un monde arabe ou un monde musulman essentialisé fascinent les cerveaux paresseux en cette période d’obsession identitaire. Mais quand il saisit un objet politique, c’est son anti-populisme, sa méfiance à l’égard des peuples des deux côtés de la Méditerranée, son rejet de la « radicalité » (dont il ne semble connaître qu’une définition superficielle) qui semblent le mouvoir.
En janvier 2019, il critiquait le mouvement des Gilets jaunes en France. Improvisé défenseur du gouvernement français et gardien du bon usage des mots, l’écrivain algérien nous offrait une chronique étonnante dans laquelle il reprochait au mouvement social français de recourir à des notions jugées inappropriées. Un exemple savoureux : « violences policières ». Peut-on parler de violences policières en France ? Non, puisque d’après Kamel Daoud, « c’est l’usage que l’on fait de la police pour protéger un dictateur, ses proches, ses biens ».
Et le mot « répression », on peut ? Non plus. « Cela arrive de nuit. Vous êtes dans votre maison et on vous arrête — cagoule, menottes, cellule secrète, torture et PV à signer sous la menace de câbles électriques nus. » Cette manipulation saugrenue des mots n’honore pas l’écrivain. Pour discréditer un mouvement, il s’abrite peu subtilement derrière son expérience, son imaginaire, ses vagues représentations du monde. Il torture le sens d’une langue qu’il dit chérir, simplement pour minimiser des souffrances dont il ne sait pas grand-chose. Plus rien ne pouvait donc nous surprendre.
Un serviteur inattendu du pouvoir
On retrouve cette posture dans son texte sur le Hirak en Algérie. Cette circonspection face à la radicalité. Tout sonne faux dans ce texte, même le titre : « Où en est le rêve algérien ? » Comme si la révolution algérienne, entamée il y a un an, relevait du rêve. Ce sont les écrivains, les journalistes, les intellectuels qui rêvaient d’un tel moment émancipateur. Le Hirak a réalisé ce rêve. Il a concrètement bousculé et dévoilé le pouvoir algérien. Entre les mots d’ordre des manifestants et les « analyses » de l’écrivain, le « rêve » est assurément du côté de ce dernier.
Ce qui frappe à la lecture du texte de Daoud, c’est sa perméabilité à la propagande des dirigeants algériens. Cette perméabilité qui confine à la complaisance s’explique peut-être par son manque de rigueur. Dévoyant son statut de romancier, il privilégie la formule qui choque à la justesse, voire à la cohérence. Ainsi, tout en rappelant la stratégie de la division « identitaire » (Arabes versus Kabyles ; musulmans versus laïques ; arabophones versus francophones) opérée par le régime algérien, il n’hésite pas lui-même à s’attaquer à Alger (cette capitale honnie par le régime que l’écrivain qualifie de myope et de nombriliste) et à déclarer, s’agissant de l’élection présidentielle contestée du 12 décembre, qu’« hors d’Alger, des Algériens ont voté dans le calme et sans scènes de violence ». Oui, des Algériens ont voté. Mais pourquoi ne pas rappeler le caractère massif de l’abstention dans tout le pays ?
Non content de railler la capitale algérienne qui, comme d’autres villes du pays, a joué un rôle moteur dans ce mouvement populaire, Daoud a cru devoir opposer une Algérie urbaine à une Algérie rurale. La seconde aurait été prise en main par le régime et aurait accepté son « élection » et sa « stabilité ». Mais à quelle réalité ce propos peut-il bien correspondre ? D’abord, la population algérienne est urbaine à plus de 70 %. Donc, oser dire que « le contrôle de la ruralité est la clé du pouvoir en Algérie » relève de l’anachronisme. Ensuite, rappelons que cette élection fut boycottée dans plusieurs régions rurales, notamment en Kabylie. Enfin, les taux de participation officiels (moins de 40 % à l’échelle nationale), eux-mêmes gonflés par un régime méthodiquement fraudeur, traduisent une forte abstention que son texte vient minimiser. En somme, le pouvoir s’assume comme minoritaire, mais Kamel Daoud l’imagine plus fort que jamais…
L’art de la confusion
Rien n’est épargné aux Algériens dans ce texte. Pour le chroniqueur du Point, l’Algérie mise en scène par le régime, dans le cadre des funérailles de l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah par exemple, est nécessairement l’Algérie réelle. Chez Daoud, la propagande véhiculée par les médias aux ordres est la vérité. Il ne dit rien de la résistance (encore un mot dont il critique l’usage dans son texte sur les Gilets jaunes) des étudiants au deuil national que le pouvoir algérien a voulu imposer. Reprenant le mythe de l’union entre l’armée et le peuple, il ne dit rien des manifestations — qui demeurent massives — exigeant la fin du pouvoir militaire et l’instauration d’un régime civil. Comment prétendre faire un bilan du mouvement sans évoquer ce point central, au cœur des revendications des Algériens qui manifestent sans relâche depuis bientôt un an ?
Alors que des opposants croupissent en prison pour « atteinte au moral de l’armée », alors que le pouvoir a révélé sa nature militaire et autoritaire depuis la démission forcée du président Abdelaziz Bouteflika en avril 2019, alors que ce pouvoir a imposé aux Algériens une élection dont ils ne voulaient pas et qu’ils ont massivement boycottée pour échapper à toute transition sérieuse, Daoud n’a pas peur de nous expliquer que « la révolution n’a pas gagné, notamment à cause de ce “dégagisme” incapable de penser la négociation avec un régime qui tient encore l’essentiel des leviers ».
Le chroniqueur ne se contente pas de mobiliser la propagande du pouvoir contre le peuple qui manifeste. Dans un texte destiné essentiellement à un public français, il va jusqu’à attribuer les délires du régime algérien à toute la population algérienne, sans nuance. La grossière propagande anti-française pratiquée par les dirigeants algériens devient, sous la plume de Daoud, un phénomène général. C’est pourtant contre le Hirak que la rhétorique de la « main étrangère » a été pratiquée. Bourreaux et victimes sont ainsi renvoyés dos à dos.
En définitive, le seul échec dont il peut être question ici est celui de Kamel Daoud lui-même, et certainement pas du soulèvement populaire. Il a échoué à présenter une analyse rigoureuse et honnête de la situation en Algérie. Le Hirak, qui se justifie plus que jamais, se poursuit. Ce n’est pas un texte de Kamel Daoud qui l’a inspiré en février 2019 et ce n’est certainement pas un texte de Kamel Daoud qui marquera son arrêt en février 2020.
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