
L’âge d’or du Koweït prend fin brutalement le 2 août 1990 lorsque les forces irakiennes de Saddam Hussein envahissent l’émirat septentrional de la Péninsule arabique. Trente-cinq ans plus tard, malgré sa libération, le pays vit comme figé dans un traumatisme qui brouille sa vision à long terme. Dernier exemple : la crise structurelle de l’approvisionnement en électricité. En dépit d’une capacité totale de production de 20 gigawatts, soit près de deux fois plus par habitant que la France, le Koweït et ses 5 millions d’habitants (dont deux tiers d’étrangers) risquent la pénurie estivale dès que les températures excèdent les normales saisonnières. Le 16 juin 2025, la température atteignait 52 °C dans la localité d’Al-Jahra, point le plus chaud du globe ce jour-là. L’usage de la climatisation est intensif, même dans les maisons laissées vides par les nombreux Koweïtiens qui partent en congés en juillet et août, le plus souvent à l’étranger — en Europe, en Thaïlande, dans le Caucase ou en Amérique du Nord.
Le déficit en fourniture d’électricité, estimé à 1,6 gigawatt par l’agence étatsunienne pour le commerce international1, trouve son origine dans la paralysie institutionnelle qui a gangrené le pays durant des décennies. Sur fond de conflits entre la famille régnante, représentée par le gouvernement, et les députés conservateurs — parfois qualifiés de populistes du fait de leur volonté affichée de représenter « le peuple » contre les élites économiques traditionnelles —, majoritaires au Parlement, les investissements destinés à moderniser les centrales électriques et à accroître leurs capacités ont tardé.
Pénurie au pays de l’abondance
« Dans les années 1970, nous étions loin devant l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis, mais, aujourd’hui, la plupart des Koweïtiens interrogés ont l’impression qu’il n’y a aucune vision, que nous ne savons pas vers quoi nous devons nous diriger », confiait à Orient XXI Yagoub Yousif Al-Kandari, directeur des études d’opinion publique à l’Université du Koweït, lors d’un entretien début 2024, quelques semaines après l’accession au pouvoir de l’émir Mechaal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah. « Les Koweïtiens se méfient des institutions publiques car ils ont le sentiment que les postes sont attribués sur la base de relations personnelles plutôt que des qualifications », ajoutait-il. Un constat qui n’a guère évolué.
L’émirat s’est enfermé dans la politique du tout combustible fossile, ignorant le virage vers les sources renouvelables, au détriment de son indépendance énergétique. La demande en gaz naturel, notamment pour fournir du courant, excède la production locale depuis 2008 et a causé une multiplication par dix des importations de ce combustible entre 2009 et 2022. Le rejet d’une stratégie de développement des énergies renouvelables, qui représentent moins de 1 % de la capacité électrique du Koweït à ce jour, contraste avec les politiques volontaristes que suivent les autres pays arabes du Golfe.
« Le Koweït aurait dû se pencher sur cette question il y a 10 ou 15 ans. Les mesures prises aujourd’hui ne résolvent pas le problème actuel, elles l’empêchent de s’aggraver à l’avenir, » analyse Rahmat Poudineh, directeur de la recherche sur l’électricité à l’Oxford Institute for Energy Studies (Institut d’Oxford pour les études énergétiques). Face aux limites de ses infrastructures, le Koweït s’est résigné depuis 2024 à imposer des coupures d’électricité temporaires dans des dizaines de localités — industrielles, agricoles, mais aussi résidentielles — lors des pics de chaleur pour restreindre la demande.
L’illusion de la gratuité
La paralysie institutionnelle a également privé le pays de l’occasion de poser les jalons d’une réforme systémique de la demande en électricité. Le Parlement, dominé par les voix conservatrices — liées en partie aux segments tribaux et islamistes —, s’est opposé fermement à toute réforme du socle sur lequel a été édifié le Koweït moderne : la quasi-gratuité de l’énergie pour ses citoyens. La fixation du prix de l’électricité par l’État est érigée en moyen de redistribuer la rente pétrolière à la population nationale. Elle est donc fortement subventionnée pour les ménages koweïtiens qui la paient l’équivalent de 0,006 euro par kilowattheure, un tarif inchangé depuis 1966.
Si les consommateurs étrangers paient leur électricité 25 fois plus cher, une pratique commune dans les pays du Golfe, l’illusion de gratuité dont jouissent les 1,6 million de Koweïtiens a causé une demande débridée. La consommation d’électricité par ménage est l’une des plus élevées au monde, en partie en raison du manque d’investissements dans la sobriété énergétique et de l’absence d’incitations à l’achat d’appareils domestiques plus économes. « Certains bâtiments, même s’ils sont neufs, sont équipés de climatiseurs qui consomment beaucoup d’électricité. C’est parce que l’électricité ne nous coûte pas cher. J’ai le sentiment que nous n’avons pas cette culture de l’économie d’énergie », confie Abdallah Al-Sayegh, un Koweïtien qui vit à Al-Khiran, une ville construite sur une lagune intérieure artificielle dans le sud du pays.
Pire, la paralysie institutionnelle a empêché l’émirat de moderniser son urbanisme et ses infrastructures, ou d’engager une réflexion sur l’isolation des bâtiments (en dépit de températures hivernales parfois froides), figeant ainsi les erreurs du passé. « Le parc immobilier existant a été construit autour de l’idée d’une énergie gratuite. Si ces subventions avaient été retirées il y a 50 ans, les villes du Koweït auraient une apparence très différente, » indique Rahmat Poudineh.
Une inaction que l’émirat paye au prix fort à l’heure où la demande en électricité est attendue en hausse de 3,3 % par an entre 2025 et 2027 selon l’Agence internationale de l’énergie, notamment en raison d’un recours accru à la climatisation pour isoler la population des effets concrets du dérèglement climatique. La température extérieure moyenne au Koweït durant juin, juillet et août a augmenté de 1,9 °C entre la période 1931-1960 et 1991-2020 pour atteindre 37,2 °C selon la Banque mondiale. Au facteur climatique s’ajoute l’accroissement continu de la population, estimé à plus de 2 % par an par l’ONU, principalement dû à l’arrivée de travailleurs étrangers, alors que le taux de fécondité des Koweïtiennes diminue rapidement.
50 000 déchéances de nationalité
Face au constat accablant d’un État impuissant, les élites koweïtiennes semblent avoir cédé aux sirènes de l’autoritarisme pour accélérer les prises de décisions, abandonnant ainsi une expérience de participation des citoyennes et citoyens, certes imparfaite, mais unique dans la Péninsule arabique. Ce virage, annoncé pour une durée maximale de quatre ans, force l’émir Mechaal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah, âgé de 85 ans, à agir. Les près de 50 000 déchéances de nationalité, symbole d’une politique xénophobe, visent notamment à donner le change aux fractions populistes. De son côté, en mai 2025, le gouvernement a fait un premier pas sur le chantier de la sobriété énergétique en dirigeant une opération policière contre une centaine d’habitations d’Al-Wafra, zone située à la frontière avec l’Arabie saoudite. Leurs propriétaires étaient accusés de tirer bénéfice de l’électricité quasi gratuite en minant illégalement des cryptomonnaies avec du matériel informatique particulièrement énergivore. Cette action aurait, selon les autorités, entraîné une baisse de 55 % de la consommation d’électricité dans la localité.
Sur le plan de l’offre, le Koweït annonce la signature prochaine de contrats pour la construction de la phase deux et trois de la centrale électrique au gaz Az Zour nord, avec une préférence pour les partenariats public-privé afin de partager la charge financière entre l’État et des investisseurs privés. Et l’émirat s’ouvre à l’énergie solaire après des années de rejet avec la construction annoncée en quatre phases du parc Dabdaba-Shagaya à l’est de la capitale, qui devrait produire 4,5 gigawatts supplémentaires d’électricité d’ici 2030.
Dans l’attente que ces annonces soient suivies d’effet, le Koweït doit compter sur le Conseil de coopération du Golfe (GCC). En mai 2025, le pays a signé un contrat avec le réseau électrique interconnecté entre les États du Golfe pour importer 800 mégawatts, alors que 500 avaient déjà été importés d’Oman et du Qatar durant l’été 2024. Le recours à l’Autorité d’interconnexion du Conseil de coopération du Golfe, basée à Dammam, soulève cependant la question de la dépendance du Koweït à ses voisins arabes. Selon Rahmat Poudineh : « Les pays du Golfe se font-ils suffisamment mutuellement confiance pour que, si quelque chose se produit à l’avenir, les importations d’électricité continuent ? Doivent-ils compter sur l’électricité moins chère de leurs voisins ou sur l’électricité plus chère qu’ils produisent ? » Un autre défi stratégique qui attend l’émir Mechaal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah dans un contexte de volatilité régionale.
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1« Kuwait Energy Thermal Power Projects », International Trade Administration, 30 avril 2025.