Pivot important du commerce dans la région du Golfe et centre dynamique d’art et de cultures depuis les années 1930, le Koweït est depuis longtemps un territoire de passages. Il attire de nombreux travailleurs après les premières exportations de pétrole en 1946. Mais c’est seulement après la nationalisation de l’industrie pétrolière en 1975 que l’immigration de millions de travailleurs étrangers s’accélère. Cette main-d’œuvre étrangère nécessaire à l’exploitation pétrolière et à l’urbanisation croissante du pays contribue à son impressionnant développement. Ainsi, aujourd’hui, elle représente plus des deux tiers des 4,7 millions d’habitants que compte le Koweït, dont 475 000 travailleurs égyptiens, environ 900 000 Indiens et près de 200 000 Bangladais. Selon Arab Times, un journal local, « le nombre d’expatriés augmente plus rapidement que celui des locaux. Les statistiques montrent que le nombre de Koweïtiens a augmenté de 310 000 en 10 ans, contre 970 000 pour les expatriés. Il y a presque trois nouveaux expatriés pour chaque nouveau-né koweïtien ».
La question des Palestiniens
L’afflux massif de la main-d’œuvre étrangère à faibles revenus et faibles qualifications professionnelles crée depuis presque trente ans une dichotomie nette au sein de la société et attise une forme de racisme, non pas lié à la couleur de peau, mais davantage à la nationalité. Ce racisme hiérarchise la provenance géographique des expatriés, permettant une certaine tolérance, ou au contraire, attisant un rejet total. Ainsi, Égyptiens, Indiens, Pakistanais, Bangladais ou encore Philippins ne sont pas perçus comme une entité étrangère globale, mais comme des groupes caractérisés ayant des impacts positifs ou négatifs sur la société koweïtienne.
La stigmatisation des travailleurs étrangers selon leurs origines s’est manifestée plusieurs fois dans l’histoire de l’émirat selon Shafiq Al-Ghabra, professeur de sciences politiques à l’université du Koweït. L’homme a travaillé sur l’importante diaspora palestinienne, la plus ancienne, venue en masse profiter de l’économie émergente pétrolière du pays dans les années 1950 et 1960. Après la guerre du Liban qui commence en 1975, les autorités pointent son omniprésence et décident de la restreindre progressivement pour éviter tout trouble à la quiétude nationale. Le sentiment panarabe et révolutionnaire qui anime de nombreux Palestiniens de l’époque est vécu comme une potentielle menace à la souveraineté de l’émirat.
Une crainte qui se concrétise en août 1990, lors de la guerre du Golfe (2 août 1990-28 février 1991) et de l’invasion irakienne au Koweït. Yasser Arafat, isolé diplomatiquement après le début de l’effondrement du bloc soviétique, trouve en Saddam Hussein un allié de circonstance. Le président ne condamne pas l’invasion irakienne. Les 300 000 Palestiniens présents alors sur le territoire sont de facto soupçonnés d’un soutien massif aux soldats de Saddam Hussein et seront pour la plupart expulsés à la fin de la guerre, généralement vers la Jordanie.
Remplacer les immigrés arabes
C’est cette soi-disant collaboration que déconstruit Shafiq Al-Ghabra dans son livre « La Nakba et l’émergence de la diaspora palestinienne au Koweït » (publié en arabe par l’Arab Center for Research and Policy Studies en octobre 2019). « J’ai démontré que certains Palestiniens avaient collaboré avec le parti Baas, mais que d’autres avaient résisté et protégé des citoyens koweïtiens. Alors dire que les Palestiniens étaient tous favorables à cette invasion est faux ». Presque trente années ont passé depuis l’invasion et pourtant la haine anti-palestinienne semble avoir survécu. « J’ai reçu des centaines de messages d’insultes et de menaces suite à la parution du livre et des passages qui démentent certaines idées. On m’a surtout renvoyé à mon origine palestinienne lointaine. Je suis koweïtien, mais pas de "pure souche". Outre le racisme envers l’étranger au Koweït, il y a un racisme koweïto-koweïtien, ou un racisme arabe qui dicterait qui est le blanc chez les Arabes et qui sont les autres ».
Khalil Aboul, parlementaire libéral, estime pour sa part qu’une partie de son peuple « se considère comme étant une race supérieure. C’est aussi dangereux que le nazisme d’Hitler. J’ai bien peur qu’un jour, certains appellent à brûler des étrangers ».
Carine Lahoud Tatar, docteure en science politique, professeure assistante à l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth et auteure de Islam et politique au Koweït (PUF, 2011), identifie un changement de politique migratoire juste après la fin de la Guerre du Golfe (février 1991). « Il y a eu une volonté de ne plus seulement se baser sur une main-d’œuvre arabe, qui est alors vue après coup comme une potentielle menace, mais davantage sur une main-d’œuvre asiatique moins proche culturellement, linguistiquement et politiquement des affaires politiques internes au pays. Les Bangladais, Pakistanais, Indiens et Philippins sont en effet moins menaçants en termes de sécurité et d’identité ». Ainsi, la diaspora asiatique est plus importante que par le passé, même si elle avait déjà été préférée après la crise pétrolière de 1986.
Mais les discours de haine n’ont pas diminué pour autant. « Au cours de la dernière décennie, ils ont même progressé sur la scène publique. Le pire, c’est que des responsables politiques font le calcul de gains électoraux avec ces sujets-là. Aujourd’hui, les Koweïtiens sont plus sensibles à un parlementaire qui ciblerait des étrangers », analyse Nasser Almujaibel, professeur adjoint en communication à l’université du Koweït.
L’idée d’une double société
Une voix s’élève aujourd’hui au-dessus des autres : celle de Safa Alhashem, la seule femme élue au Parlement koweïtien. Personnage controversé, appelée « la Trump du Koweït », habituée du jargon politique et de diatribes fracassantes, la parlementaire plaide pour une double société dans laquelle étrangers et nationaux ne bénéficieraient pas des mêmes droits. En 2018, elle demande que les expatriés résidant au Koweït soient taxés pour « l’air qu’ils respirent ». « Les services publics subventionnés devraient être réservés exclusivement aux Koweïtiens, les étrangers ne devraient pas être autorisés à y accéder gratuitement », ajoute-t-elle lors de notre entretien.
« Cette montée des discours populistes1, il faudrait l’inclure dans le contexte des difficultés économiques auxquelles est confronté le pays. La politique de “nationalisation” de l’emploi n’est pas suffisante alors qu’un fort taux de chômage affecte la jeunesse koweïtienne (14,6 % pour les 15-24 ans). Se posent des questions autour du pacte social et de la politique d’État paternaliste. Au Koweït, on utilise un certain nombre de ressources subventionnées dont le prix réel ne correspond pas à ce que l’on paye. Parfois même, on ne les paye pas. Et le fait que tout le monde en bénéficie peut créer des tensions, surtout quand on est une minorité dans son propre pays… », rapporte Carine Lahoud Tatar2.
Après la chute des prix du pétrole brut de 2014, le marché du travail est devenu plus concurrentiel, mettant en exergue le fort taux de travailleurs étrangers dans la main-d’œuvre du pays. La koweïtisation des emplois n’a, au cours de l’exercice 2017-2018, remplacé les contrats que de 1 128 non-Koweïtiens travaillant dans le secteur public.
En outre, des initiatives stigmatisantes comme le projet du ministère de la santé de créer des hôpitaux exclusivement réservés aux Koweïtiens, ou encore l’augmentation du prix du permis de conduire pour les étrangers ont récemment vu le jour. Depuis 2017, le Koweït a également augmenté les prix de l’électricité et de l’eau pour les expatriés.
Mais malgré une défiance et une stigmatisation croissantes, les travailleurs immigrés restent le moteur de l’économie. « Notre société dépend encore trop des étrangers, mais nous rejetons la faute sur eux alors que nos erreurs de gestions sont en cause. Pourquoi, par exemple, notre État ne s’attaque-t-il pas aux marchands de sommeil et de visas qui sont koweïtiens ? » s’interroge Nasser Almujaibel.
Safa Alhashem exige que d’ici quelques années, le nombre de travailleurs étrangers soit réduit à 40 % de la population totale, avec des séjours maximums de 7 ans de travail. Aujourd’hui, cette population représente 70 % du total et un expatrié peut rester au Koweït indéfiniment, à la condition d’être en activité professionnelle. « Après tout, c’est mon devoir de protéger les Koweïtiens. C’est pourquoi j’ai été élue », s’exclame-t-elle. « Demandez-lui pourquoi elle hait autant les Égyptiens ! », s’exclame avec dédain Aladdin Abdulfattah Elbarbary, rédacteur égyptien d’une revue religieuse koweïtienne. « Tous les Koweïtiens ne sont pas comme ça, mais beaucoup nous considèrent comme des gens de seconde zone, qui n’ont pas leur niveau. C’est très dur à vivre quotidiennement. »
Car Safa Alhashem n’est pas seule dans son combat. En mars 2019, Khalil Al-Saleh appelait le gouvernement à expulser la moitié des 3,3 millions d’expatriés au cours des cinq prochaines années.
Dans l’émirat, la plupart des médias veulent flatter l’opinion, estime Almujaibel. Un fait qui favorise et facilite les discours de haine sur les plateformes publiques. Contrairement aux autres pays du Golfe, le Koweït affiche par ailleurs une liberté de parole et de ton différents. Il est ainsi possible de critiquer, pointer, cibler sans aucune entrave tout sujet politique qui n’affecterait pas de trop près la famille royale.
Mais la stratification de la société selon une origine sociale, ethnique ou nationale n’est pas récente. Dès l’indépendance du Royaume-Uni en 1961, des citoyens locaux se retrouvent confrontés à un racisme social, encouragé par l’État. L’AFP estime à 100 000 bidoun (sans nationalité) itinérants entre plusieurs pays du Golfe, se retrouvant très vite sans citoyenneté définie (dans l’incapacité de prouver leur nationalité, ils sont privés de passeports) et donc dépourvus de tout droit (interdits d’accès à une santé et éducation gratuites). « L’identité nationale du Koweït s’est construite sur le fait d’être un homme sunnite et citadin. Cela exclut les femmes, les bidoun et les chiites », analyse Carine Lahoud Tatar. Aujourd’hui, certains ont choisi le chemin de l’exil vers le Royaume-Uni, ancien protectorat au courant de la situation délicate de ces hommes et femmes sans nationalité.
Mais le pays ne manque pas de défenseurs à la cause des travailleurs immigrés venus majoritairement grâce un processus migratoire légal, choisi et très réglementé. Le parlementaire Aboul Khalil rappelle que le Koweït s’est toujours fortement appuyé sur les travailleurs étrangers pour bâtir son économie et que l’émirat leur doit beaucoup sur les cinq dernières décennies. « Comment osons-nous même les traiter de cette façon ? », s’emporte-t-il durant notre entretien.
Confortablement assis sur un canapé doré jaunâtre qui se trouve dans le coin de son salon, le président du Mouvement libéral koweïtien Anwar Al-Rasheed explique cette montée d’une politique d’exclusion : « Les dirigeants jouent la carte populiste pour empêcher l’émergence de toute opposition structurée. Ils nous divisent pour mieux régner : chiites contre sunnites, Bédouins contre citadins, nationaux contre étrangers ».
Recherche d’alternatives
Depuis les années 1980, la plupart des grands projets de développement économiques du Koweït ont été rendus possibles par des étrangers occupant des emplois manuels nécessaires et faiblement rémunérés. Cette main-d’œuvre joue un rôle primordial dans la création de richesses. En 2017, les travailleurs immigrés ont expédié 13,76 milliards de dollars (12,51 milliards d’euros) dans leurs pays, une somme qui pèse pas moins de 11,4 % du PIB du pays.
Il existe néanmoins un énorme fossé entre le travailleur immigré, dont le mode de vie reste très frugal (ne serait-ce que pour envoyer de l’argent à sa famille) et le Koweïtien, qui n’a souvent aucune idée des difficultés auxquelles ce dernier est confronté au quotidien. Selon Mustafa Qadri, directeur de l’organisation de conseil en droits du travail Equidem Research, le Koweït a tout intérêt à mettre fin à cette xénophobie rampante afin de maintenir un flux de travailleurs à destination de l’émirat. « Les chaînes de télévision devraient jouer leur rôle et raconter l’histoire de ces travailleurs migrants pour jeter un pont entre la société koweïtienne et celle des étrangers », préconise-t-il.
Les experts locaux regrettent toutefois que peu d’actions concrètes sérieuses aient été prises, laissant se creuser un gouffre entre les étrangers et les Koweïtiens. « Les étrangers sont un bouc émissaire afin de détourner l’attention du public de réformes politiques plus fondamentales, de lutte contre la corruption ou de liberté individuelle, au lendemain des printemps arabes. Et puis pourquoi ne pas rejeter la faute sur les travailleurs étrangers et ainsi trouver un autre ennemi que la famille régnante Al-Sabah ? », interroge Carine Lahoud Tatar.
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