L’Algérie dans le piège gazier

La crise pétrolière mondiale se double pour l’Algérie d’une crise gazière qui lui est propre. Sa production de gaz naturel baisse depuis dix ans et ses clients traditionnels se défilent. Bruxelles propose bien une porte de sortie mais elle obligerait à des révisions déchirantes que le pouvoir redoute.

Des Algériens font la queue pour des bouteilles de gaz, hiver 2012.

Une petite moitié des exportations algériennes d’hydrocarbures provient de la vente du gaz naturel et de ses sous-produits, le reste étant assuré par le pétrole brut et les produits raffinés. En 2014, dernière année pour laquelle les chiffres sont disponibles, la compagnie nationale Sonatrach a réalisé à l’exportation un chiffre d’affaires de 58,4 milliards de dollars. Pour 2015, les prévisions tablent sur un recul d’environ 45 % dû, bien sûr, à l’effondrement des cours qui frappe tous les pays exportateurs de brut mais aussi à une spécificité algérienne : la mévente de son gaz naturel, qu’il soit exporté par gazoduc sur le Maghreb et l’Europe ou liquéfié sous forme de GNL (gaz naturel liquéfié)1.

Moins de production, moins de clients

Il y a dix ans, l’Algérie exportait plus de 64 milliards de m3 de gaz naturel ; en 2014, seulement 44 milliards. Alger a perdu sa seconde place d’exportateur de GNL pour être ravalée à la septième, loin derrière des nouveaux venus comme le Qatar, l’Australie, le Nigeria, l’Indonésie et la Malaisie. Sur le marché européen, qui est son marché « naturel » en raison de sa proximité, le recul est tout aussi spectaculaire. La Russie et la Norvège la devancent largement et en France, même Sonatrach — dont une filiale, la Camel, assura en 1964 la première exportation mondiale de GNL — n’a plus qu’une part de marché d’à peine plus de 10 %.

À l’origine de cette contre-performance, un paradoxe ruineux : l’Algérie manque à la fois de gaz… et de clients. La stagnation de la production, due à un sous-investissement chronique, est aggravée par l’explosion de la consommation intérieure qui réduit le surplus exportable, lequel a cependant beaucoup de mal à se vendre faute d’être compétitif. « Les compagnies étrangères nous boycottent », reconnaît un expert algérien. Depuis 2005, les appels d’offres algériens ne font pas recette et moins d’une dizaine d’investisseurs internationaux y ont répondu. Avec l’effondrement des cours du brut et du gaz, cette « deuxième » crise pèse encore plus lourd sur les équilibres financiers du pays.

Les propositions de Bruxelles

C’est dans ce contexte que Bruxelles prend une initiative. Le 4 mai 2015, le nouveau commissaire européen à l’énergie, le très controversé Miguel Arias Canete2, un espagnol de 65 ans, ancien ministre conservateur à Madrid, longtemps député européen, se rend à Alger dans le cadre du « Dialogue énergétique de haut niveau entre l’Algérie et l’Union européenne » et propose concrètement d’augmenter les exportations algériennes de gaz naturel vers l’Union européenne. En échange, l’industrie gazière algérienne doit entamer une véritable révolution :

➞ d’abord, renoncer à la formule des contrats de vente à long terme (jusqu’à 12 ans) qui lie le fournisseur de gaz à son client et oblige ce dernier à enlever la marchandise ou à la payer (clause take or pay) au profit de contrats à court terme ou de vente au coup par coup ;

➞ ensuite, renoncer à indexer le prix du gaz sur celui du pétrole et privilégier les prix de marché établis quotidiennement par les hubs3 du nord de l’Europe ;

➞ enfin, abandonner l’interdiction faite aux associés étrangers de Sonatrach de détenir plus de 49 % des parts des groupements qui prospectent le sous-sol algérien ou exploitent des gisements.

Dix jours après la signature d’un « arrangement administratif » entre les deux parties qui prévoit la mise en place d’un groupe d’experts « gaz » chargé d’étudier dans le détail cet aggiornamento, le signataire algérien, Youcef Yousfi, ministre de l’énergie depuis 2010, est brutalement et sans explication remercié. Depuis, son successeur, Salah Khebri, se réfugie dans un silence pesant4 qui cache mal les hésitations du fragile gouvernement d’Abdelkader Sellal à sauter le pas.

Opposer Moscou et Alger

L’écueil est d’abord politique. La politique gazière algérienne reflète un nationalisme pétrolier qui, depuis la nationalisation des compagnies pétrolières françaises le 24 février 1971, est une des marques de fabrique du régime. En 2005, une première tentative d’assouplir le système a dû être reportée l’année suivante sous la pression des syndicats, des milieux politiques et des « durs » de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), dont le président venezuelien Hugo Chavez venu spécialement à Alger plaider en ce sens.

Abandonner les contrats gaziers à long terme mettrait le pouvoir algérien en porte-à-faux vis-à-vis de la Russie, les deux pays défendant de concert depuis des années cette formule contre les critiques de l’Union européenne. Surtout, le « geste » de Bruxelles en direction de l’Algérie entre dans le cadre d’une offensive contre le gaz russe que les eurocrates considèrent comme une menace pour l’Europe et dont ils veulent réduire la part sur le marché européen au profit, entre autres, du gaz algérien. Difficile pour le gouvernement algérien de risquer de mécontenter Moscou qui est par ailleurs son principal fournisseur d’armes. Les généraux algériens sont très sourcilleux quant au maintien de bonnes relations entre les deux pays et un « lâchage » de Gazprom, la grande société gazière russe, provoquerait sans doute des tensions entre le gouvernement et les militaires.

L’autre écueil est social. Pour augmenter le surplus exportable de gaz, il faudrait réduire son utilisation en Algérie même. Miguel Arias Canete et ses experts proposent de remplacer le gaz destiné aux centrales électriques par des énergies renouvelables ou une plus grande efficacité énergétique. Mais ce sont là des pistes à long terme et, dans l’immédiat, seule une hausse des prix de l’électricité, gelés depuis 2005, permettrait de freiner sa consommation, qui a triplé en douze ans, et par contre-coup celle du gaz naturel qui alimente à 92 % les centrales algériennes. Mais là, c’est le président de la République qui met le holà. Les rares fois où il rencontre son gouvernement, Abdelaziz Bouteflika lui enjoint de ne pas toucher aux « acquis sociaux » dont font partie les très bas tarifs de l’énergie et le fait savoir à la population. Dans la foulée, les ministres se succèdent dans les tribunes médiatiques pour répéter qu’il n’y aura pas de changement.

Eurocrates européens et bureaucrates algériens doivent se retrouver début 2016. Les points de vue se seront sans doute un peu rapprochés sur des questions techniques, mais il est très peu probable qu’on aille au-delà. Miguel Arias Canete joue sur le temps : si l’industrie pétrolière mondiale est entrée dans une longue période d’hydrocarbures bon marché comme entre 1986 et 2002, les réserves financières de l’Algérie seront insuffisantes pour garantir le statu quo et une révision déchirante s’imposera tôt ou tard.

1Le gaz, qui est délicat et coûteux à transporter, exige d’avoir un acheteur et des installations de débarquement spécialisées avant même d’expédier le produit. Mais il a une qualité physique singulière aussi vieille que l’univers et découverte seulement au début du XXe siècle : refroidi à –260 ° et comprimé, il devient liquide et n’occupe plus que le 1/600e de son volume à l’état gazeux. Métamorphosé en GNL, il peut alors facilement être transformé par voie maritime. Les méthaniers géants, longs de 345 m et hauts comme des tours de 10 étages, peuvent transporter chacun le quart d’un milliard de m3 de GNL très loin de l’Algérie. Une fois arrivé à bon port, le GNL doit être reconverti en gaz pour brûler, le plus souvent, dans une centrale électrique.

2Le Parlement européen a failli rejeter sa candidature en raison de conflits d’intérêt liés à sa position de dirigeant et d’actionnaire de plusieurs sociétés pétrolières espagnoles. Il a abandonné ses intérêts pétroliers au profit de… son fils.

3Depuis la fin des années 1990 s’est mis en place dans le nord de l’Europe un marché déréglementé du gaz naturel ou liquéfié qui repose sur les cours établis quotidiennement dans près d’une dizaine de salles de marché installés au débouché des gazoducs venant de la mer du Nord ou de Hollande, ou des terminaux de GNL. La Commission européenne travaille à généraliser ce modèle à l’ensemble de l’Union.

4Abed Charef, « Hydrocarbures : les inquiétantes hésitations du ministre de l’énergie », Le Quotidien d’Oran, 14 juillet 2015.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.