L’antisionisme est-il une forme d’antisémitisme ?

Réponse d’un intellectuel arabe à Emmanuel Macron · Les déclarations d’Emmanuel Macron sur l’antisémitisme et l’antisionisme ont suscité de vifs débats en France. Mais leurs répercussions ont dépassé les frontières. Dans cette tribune, Azmi Bishara, un intellectuel palestinien, directeur du Arab Center for Research and Policy Studies, répond au président français.

Emmanuel Macron au cimetière juif de Quatzenheim le 19 février 2019.
Claude Truong-Ngoc/Wikimedia Commons

Le 19 février 2019, en visite au cimetière juif alsacien de Quatzeheim où des dizaines de tombes ont été retrouvées profanées par des croix gammées, le président français Emmanuel Macron s’est engagé à prendre des mesures juridiques pour combattre l’antisémitisme. « On prendra des actes, on prendra des lois et on punira », a-t-il déclaré. Plus tard dans la journée, il s’est rendu au mémorial de la Shoah à Paris, aux côtés des présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. Le lendemain, dans le discours qu’il a prononcé au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), il a promis que son pays inscrirait dans la loi la définition de l’antisémitisme établie par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). Or cette définition est élargie à l’antisionisme, qu’Emmanuel Macron a déclaré être « une des formes modernes de l’antisémitisme ». Il ne fait aucun doute que vandaliser des tombes avec des graffitis outrageants est un crime de haine antisémite, mais quel rapport y a-t-il entre un tel acte et l’antisionisme ou la position que l’on peut avoir à l’égard d’Israël ?

Qu’Emmanuel Macron ait réellement l’intention de faire adopter une telle législation ou pas, si tant est qu’il le puisse, il semble tout ignorer à la fois de l’antisionisme et de l’antisémitisme. Il serait surpris d’apprendre que non seulement les plus éminents théoriciens et défenseurs de la pensée antisioniste sont des intellectuels juifs de différentes obédiences politiques, mais également qu’historiquement, l’antisionisme, comme le sionisme, fut un phénomène juif, à savoir une réaction juive au projet sioniste. Concrètement, il sera difficile pour le président français d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme, car il n’existe absolument aucun lien entre les deux idées.

Certes, après la création d’Israël ou peu de temps avant, lorsque l’activité sioniste s’est intensifiée en Palestine, il a pu y avoir des interactions entre le rejet du sionisme par les habitants autochtones — le sionisme en tant que projet colonial, pas juif — et certains éléments de la propagande antisémite en Europe. Cette propagande a pu fournir une terminologie et des théories conspirationnistes facilement importables, qui n’existaient pas jusque-là en Palestine, mais il n’y a aucun lien historique ou théorique entre les deux. Le rejet palestinien et arabe du mouvement sioniste n’émanait pas d’une hostilité ethnique, religieuse ou sociale envers les juifs, mais d’un refus de la colonisation de leur pays (de la même manière que les Algériens ont refusé la colonisation de l’Algérie).

Juifs « nationaux » et colons

Les résolutions adoptées par les conférences palestiniennes et syriennes dans les années 1920 ont toujours clairement fait la distinction entre les juifs dits « nationaux » (autochtones de Palestine) et les colons. Le fait que le discours nationaliste arabe ait pu emprunter certains éléments du discours ultranationaliste européen — ce qui est tout à fait regrettable —, en particulier après la défaite de 1967, est moins l’expression d’une forme d’antisémitisme que la généralisation d’une propagande hostile dans le cadre d’un conflit militaire. Rappelons que, pour sa part, la propagande militaire israélienne n’a jamais été avare de termes et d’images racistes envers les Arabes et les musulmans, et que le racisme anti-arabe a tout à fait sa place dans les programmes scolaires israéliens, le discours dominant au sein de l’armée, les médias, et de nombreuses œuvres littéraires1.

Les juifs antisionistes ont justifié leur position par des arguments religieux ou moraux, ou encore par des arguments intellectuels liés à leur courant de pensée, qu’ils soient de gauche ou libéraux. De la même façon qu’il a existé et qu’il existe toujours des juifs antisionistes, on trouve en Europe et en Amérique beaucoup d’antisémites qui admirent Israël et sont partisans du sionisme. Cette admiration peut s’expliquer par la puissance de l’État colonial fondé par le mouvement sioniste, par une certaine fascination pour le militarisme israélien, ou par le fait qu’Israël constitue un modèle en matière de lutte contre le terrorisme et les islamistes. Dans d’autres cas, l’engouement pour le sionisme traduit une forme de connivence de la part de certains Européens antisémites, qui y voient un moyen de débarrasser l’Europe de la population juive. Les courants antisémites ont toujours été favorables au regroupement des juifs dans un pays du Proche-Orient, à l’écart du Vieux Continent.

Il n’y a donc pas de recoupement, ni même d’intersection substantielle, entre antisionisme et antisémitisme. Mais pourquoi ai-je dit que l’antisionisme est un phénomène juif ?

Une nouvelle définition de la judéité

Le sionisme a pris son essor après avoir offert une nouvelle définition du judaïsme qui historiquement a bouleversé le sens de la judéité. Il est logique que la première réaction à cet événement soit venue des juifs. Pour les religieux, le sionisme a reformulé la judaïté de fond en comble : du « peuple élu », du « peuple du Livre », « différent de tous les autres », il a fait une nation ethnique qui, comme les nations européennes du XIXe siècle, cherchait à établir sa souveraineté nationale dans un État national — mais, dans ce cas, hors d’Europe. Pour les laïques également, le sionisme a reformulé la judaïté : il a transformé une religion qui n’était pas censée être un obstacle à leur intégration dans leurs groupes nationaux, au sein des États dont ils étaient citoyens, en une « nationalité juive ».

La première prise de position antisioniste est venue de l’intérieur des grands courants religieux juifs, non seulement parce que le sionisme était à l’origine un mouvement laïque, mais aussi parce qu’il a commis le crime impardonnable de séculariser le judaïsme lui-même en en faisant une « nationalité ethnique ».

Les courants juifs religieux ont différentes interprétations du « peuple élu ». Certains considèrent que Dieu place les juifs au-dessus des autres peuples, tandis que d’autres rattachent cette notion d’« élection » au temps de la prophétie, de sorte qu’il en découlerait des devoirs moraux et religieux et des fardeaux additionnels, plus que des privilèges. Il existe encore beaucoup d’autres courants, mais tous s’accordent à refuser de considérer le judaïsme comme cherchant à fonder un État dans ce monde. Certains de ces mouvements attendent le Messie, qui fondera un royaume céleste et sauvera le peuple juif, et considèrent le sionisme comme une prophétie fallacieuse, qui avec ce projet d’État se présente comme un Antéchrist, un faux messie interférant dans l’œuvre de Dieu. La plupart des mouvements religieux juifs, qu’ils soient mystiques hassidiques ou ultra-orthodoxes, se sont opposés à la sécularisation de la communauté juive en tant que nation plutôt que religion.

Ces religieux qui refusaient un Etat

La position des juifs orthodoxes est bien connue, avec notamment la création en 1912 du parti antisioniste Agoudat Israel. Il serait trop long de citer ici plus d’exemples de la vive hostilité des juifs orthodoxes envers le sionisme – certains allèrent même jusqu’à le déclarer impie. Mais cela s’appliquait aussi au judaïsme réformé. Les prises de position antisionistes apparurent avant même le premier Congrès sioniste (qui s’est tenu à Bâle sous la houlette de Theodor Herzl en 1897), notamment lors de la Conférence de Francfort (1845) qui réunissait les grands rabbins représentant les courants réformistes et conservateurs, et à l’issue de laquelle il fut décidé de ne plus mentionner la Palestine ni l’« État juif » dans les prières, la notion de nation et d’État étant contraire à la théologie réformée. Des résolutions similaires rejetant le « retour de l’État juif » furent également adoptées en 1869 lors de la Conférence de Philadelphie, en 1885, lors la Conférence réformiste de Pittsburg, qui réunit les principaux leaders et théoriciens du judaïsme réformé, et en 1890 à la Conférence de Cleveland. En 1897, la Conférence centrale des rabbins américains adopta une résolution antisioniste énonçant en termes très fermes que toute tentative d’établir un État juif révélait « une compréhension erronée de la mission d’Israël » et réaffirmant que l’intention du judaïsme n’était « ni politique ni nationale, mais spirituelle ».]].

À cette époque, seul un petit courant de la pensée religieuse juive recoupait le projet sioniste, celui qui a abouti à la création du mouvement Mizrahi, qui selon nous a été le noyau de l’intersection entre nationalisme et religion que l’on a pu observer ultérieurement dans les mouvements de colons et les courants religieux ultranationalistes en Israël. Avant la naissance de ce mouvement, il y avait une entière répulsion entre religiosité juive et « sionisme ». L’expansion des mouvements nationalistes religieux en Israël, qui va de pair avec l’influence grandissante de la yeshiva Merkaz HaRav à Jérusalem, remonte à l’euphorie nationaliste et religieuse qu’a connue le pays après le « miracle » de la victoire de 1967, lorsque l’occupation de la « Judée-Samarie » (la Cisjordanie) a fait coïncider le territoire de l’État hébreu avec la Terre biblique d’Israël. Jusque-là, le sionisme laïque recourait à l’argument religieux par simple nécessité, parce qu’au fond, il lui était impossible de justifier le choix de la Palestine pour établir son État sans faire le lien avec la Torah, mais également parce qu’à la question « qui est juif ? » — question nécessaire à la définition de la citoyenneté —, le sionisme et l’État d’Israël répondaient que les juifs étaient définis par le judaïsme. On s’attendait depuis longtemps à ce que ces mouvements prennent de l’ampleur et à ce que leur discours devienne prépondérant en raison des pratiques mêmes de l’occupation et de la convergence du discours sioniste et du discours religieux pour justifier l’occupation de Jérusalem et de la Cisjordanie.

Les réponses de la gauche

Le deuxième courant qui s’est opposé au sionisme, pour des raisons différentes, est celui de la gauche juive. Il y avait d’abord les juifs des partis communistes, en particulier les bolchéviques russes qui voyaient dans le sionisme un mouvement bourgeois qui éloignerait le prolétariat juif de la lutte de la classe ouvrière mondiale pour une société plus juste. Pour eux, la question juive, comme l’oppression de toutes les autres minorités, pouvait être résolue par la lutte des classes et la fin de l’exploitation. Mais il y eut également des juifs de gauche qui s’organisèrent en mouvements communautaires comme l’Union générale des travailleurs juifs, plus connue sous le nom de Bund en Russie et dans d’autres pays d’Europe de l’Est, qui considérait le judaïsme non seulement comme une question religieuse, mais aussi culturelle. Conscient du fait que les juifs faisaient face à des conditions particulières, le Bund estimait qu’il fallait défendre leur statut de minorité ; il voyait dans le sionisme un mouvement isolationniste aspirant à prendre part à l’activité coloniale au Moyen-Orient, plutôt qu’une solution à la question juive en Europe2.

Pour autant, cette gauche juive organisée en mouvements et en syndicats a tout de même donné naissance, en Russie, à des courants sionistes de gauche qui voulaient combiner libération nationale et libération des classes en implantant des colonies socialistes en Palestine. Mais ces courants sont restés prisonniers de la contradiction entre ce qu’ils voyaient comme une libération nationale et de classe, et leur participation à la colonisation du pays d’un autre peuple. La mouvance gauchiste antisioniste est restée importante tout au long du XXe siècle, sachant que la proportion de juifs dans les courants communistes et socialistes d’Europe — et notamment de France — était élevée comparée à la proportion de juifs dans la population globale. Ces juifs antisionistes étaient d’avis que la solution à la question juive passait par le règlement du problème des classes sociales en Europe.

Un troisième courant est représenté par les juifs assimilationnistes, qu’ils soient libéraux, démocrates ou sans appartenance politique. Parmi eux, le philosophe Hermann Cohen et l’écrivain Karl Kraus, et bien d’autres encore. Herzl lui-même était assimilationniste avant d’assister au procès d’Alfred Dreyfus3. La majorité des partisans de ce courant pensait que l’accession des peuples européens à la démocratie libérale garantirait aux juifs le droit à la citoyenneté et leur intégration dans leurs sociétés4. C’était le cas pour la majorité des juifs d’Allemagne, de France et de Grande-Bretagne, qui furent pris de court quand le nazisme vint en quelque sorte leur rappeler leur judaïté. Des écrivains comme Stefan Zweig et Walter Benjamin ont ainsi relaté le calvaire qu’ils vécurent alors et qui causa leur fin tragique.

La prétention israélienne à parler au nom des victimes

Mais en réalité il s’agit du sort de millions de juifs anonymes. L’œuvre de Zygmunt Bauman, qui s’attache à cerner la portée de l’Holocauste, tente de manière intéressante de lier le positionnement général contre le racisme, l’ultranationalisme et la xénophobie et l’opposition au sionisme et aux pratiques d’Israël à l’encontre des Palestiniens. Dans Modernité et Holocauste (La Fabrique éditions, 2002) en particulier, il récuse l’instrumentalisation sioniste de l’Holocauste et la prétention israélienne à parler au nom des victimes.

Par la suite, les sionistes ont reproché aux juifs « leurrés » par les idées socialistes et libérales l’échec de leurs choix politiques. Les écrivains sionistes se glorifient que leur mouvement ait adopté avec succès l’idéologie dominante de l’époque : le nationalisme. Car les sionistes avaient beau être minoritaires à leurs débuts parmi les juifs, ils ont réussi là où les courants majoritaires ont échoué. De leur point de vue, le sionisme a compris que la solution aux questions nationales ne résidait ni dans la démocratie libérale ni dans le socialisme, mais dans la création d’un État. À cet égard, le nazisme et l’antisémitisme européen sont pour eux la meilleure preuve de la justesse de leurs choix historiques et de l’aberration de l’assimilationnisme auquel ont voulu croire les juifs d’Allemagne, de France et d’autres pays d’Europe.

Ceci étant dit, nous n’avons pas encore abordé la nature de cette « solution nationale » à la question juive, à savoir un projet colonial mis en œuvre aux dépens d’un autre peuple. Nous parlons ici d’un débat interne à l’Europe, principalement juif, à une époque où la majorité des courants de pensée juifs étaient antisionistes.

L’ignorance n’est pas une excuse

Comment M. Macron réagira-t-il à ces faits ? L’ignorance n’est pas une excuse pour un chef d’État, a fortiori quand il s’agit d’un État important comme la France. Ces débats font partie intégrante de l’histoire de la France, pas seulement de l’Allemagne. L’expérience d’Herzl a montré que l’antisémitisme français a contribué à l’émergence du sionisme. La France constituait un modèle d’intégration citoyenne, mais cela n’a pas empêché l’antisémitisme de pointer sa tête lors du procès de Dreyfus, « réveillant » Herzl et lui ouvrant les yeux sur une « réalité » qu’il n’avait pas encore vue : que l’antisémitisme était un mal chronique et incurable, qu’il soit manifeste ou latent, et que, quoiqu’ils fassent pour s’intégrer, les juifs resteraient étrangers en Europe5.

Objectivement, l’allié idéologique du sionisme est l’antisémitisme. C’est ce qu’énonçait le penseur juif Claude Montefiore au début du XXe siècle dans sa critique de la création d’une double allégeance pour les juifs6. Mais cela va plus loin : dès le début, non seulement le sionisme a considéré l’antisémitisme comme une éternelle maladie rongeant les peuples parmi lesquels vivent les juifs, mais il a également forgé l’image négative et caricaturale (presque raciste) d’un juif rejeté, faible, avili, sans patriotisme ni sentiment national. Dans L’État des juifs, Herzl décrit les immigrants juifs russes en Europe centrale en des termes si péjoratifs qu’ils semblent empruntés au lexique antisémite7. Par la suite, le sionisme a développé le « profil » du juif israélien sûr de lui au point d’en être agressif, qui cultive la terre et porte les armes, et qui abandonne le rôle de la victime pour endosser celui de l’homme agissant (l’occupant).

Historiquement, ce sont l’antisémitisme et les vagues de persécution endurées par les juifs qui ont nourri le projet sioniste. À chaque vague d’antisémitisme — qu’il s’agisse des Cent-Noirs en Russie, des nazis en Allemagne ou du racisme en France —, de nouveaux groupes de juifs étaient convaincus qu’il fallait qu’ils émigrent. Mais quand cela était possible, c’étaient vers les États-Unis plutôt que vers Israël que la plupart d’entre eux choisissaient de partir. Même par la suite, malgré les persécutions, la majorité des juifs ne devint pas sionistes : pour eux, le projet sioniste était distinct, il poursuivait des objectifs qui n’avaient rien à voir avec le soulagement de leurs souffrances, du moins pas directement.

Il est naturel que les non-juifs ne soient pas sionistes, le sionisme étant un mouvement juif. Il ne concerne les non-juifs que s’il constitue pour eux une menace ou implique des idées ou des pratiques contraires à leurs principes. Tous les intellectuels en désaccord avec le sionisme ne sont pas devenus fondamentalement antisionistes. Et bien évidemment, ils ne sont pas devenus non plus antisémites.

Un chantage politique permanent

Ceux qui se sont montrés haineux envers les juifs, pour des raisons religieuses, ethniques ou sociales (les trois sources de l’antisémitisme), l’ont fait avant l’avènement du sionisme. Et la majorité de ceux qui se sont déclarés hostiles au sionisme était des juifs. L’antisémitisme, qu’il soit religieux, social ou racial, est un phénomène raciste et odieux qui existait avant le sionisme et qui a persisté ensuite. Mais ce n’est plus un phénomène central dans la vie politique et sociale en Occident, et ce n’est jamais devenu un phénomène mondial, contrairement à ce qu’Israël cherche à faire croire pour exercer son chantage politique. Une députée de la chambre des représentants aux États-Unis, Ilhan Omar, a fait l’objet d’une vaste campagne l’accusant d’antisémitisme à cause d’un tweet critiquant l’activité d’un groupe de pression israélien, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac) – comme si cet organisme représentait les juifs et le judaïsme et qu’il était au-dessus de toute critique. L’Aipac œuvre au grand jour pour influencer les politiciens et décideurs américains, et ses activités sont censées être contestables, voire sévèrement critiquables, d’autant qu’en matière de critiques, d’attaques et même de diffamation, il n’épargne pas ses adversaires. Après douze heures de controverse, la présidence démocrate de la chambre des représentants a publié un communiqué « réprimandant » Ilhan Omar pour son tweet, pour lequel elle a fini par s’excuser. De nombreux républicains ont continué néanmoins à réclamer son expulsion du comité des affaires étrangères de la chambre des représentants. Quant à Donald Trump, il l’a violemment attaquée et lui a demandé de démissionner du Congrès8.

On ne peut pas prétendre qu’au XIXe siècle les Arabes et les musulmans étaient antisionistes. Ils ignoraient encore tout du sionisme, qui ne signifiait rien pour eux. Quand ensuite l’hostilité au sionisme est née en Palestine, elle n’était pas idéologique : c’était la réaction de paysans, d’intellectuels et de la bourgeoisie nationale d’un peuple vivant en Palestine depuis des siècles à la colonisation de leur terre, surtout après la Déclaration Balfour et son adoption par le mandat britannique, quand ils comprirent qu’il était question d’un projet politique visant à établir un État. En effet, la création d’un État juif dans un pays habité à l’époque par une majorité d’Arabes et une petite minorité juive ne pouvait signifier autre chose que l’expulsion des Arabes de leur terre. Avant l’avènement du sionisme, la tolérance régnait en Palestine, comme en témoignent les quartiers juifs de Jérusalem, d’Hébron, de Tibériade et de Safad.

En ce temps-là, les peuples arabes ignoraient l’antisémitisme. L’empire ottoman et les pays arabes connaissaient parfois des vagues d’incitation à la haine et des pratiques brutales contre les minorités, surtout en temps de crise. Mais cela restait une exception. Il n’y avait pas de phénomène anti-juif particulièrement hostile que l’on eût pu qualifier d’antisémitisme. À ce propos, il est intéressant de noter que l’une de premières condamnations de la colonisation sioniste laïque en Palestine est venue de la communauté juive orthodoxe de Jérusalem : c’est elle en effet qui pour la première fois s’opposa idéologiquement au sionisme dans une lettre de protestation adressée à l’empire ottoman9.

Herzl préconisait des droits égaux pour les Arabes

L’attitude des juifs à l’égard du sionisme a commencé à changer à partir du moment où celui-ci a réussi à créer un État. Le sionisme est resté un mouvement minoritaire parmi eux jusqu’à la victoire israélienne de 1967, qui a convaincu un grand nombre de juifs dans le monde qu’il s’agissait d’un projet réaliste, pas seulement d’une aventure. Mais c’est en Israël que s’est produit le changement le plus décisif : la réalité de l’État a fait évoluer l’idée et le mouvement sionistes, qui se sont trouvés liés à des intérêts et des contradictions socio-économiques internes, des alliances et des politiques intérieures et extérieures, des conflits régionaux et internationaux ainsi qu’à des questions géostratégiques. Beaucoup de partis religieux dépendants de services fournis par l’État se sont « sionisés » en s’impliquant dans le nationalisme israélien à travers la lutte contre les Arabes. Par ailleurs sont apparues une gauche et une droite israélienne qui n’avaient rien à voir avec la gauche et la droite juives d’avant la création d’Israël. Le militarisme israélien a pris de l’ampleur et le sentiment de toute-puissance de la population s’est accru. Un conflit est né autour du caractère séculier de l’État.

Herzl a fini par faire figure de laïc modéré en comparaison avec les dirigeants de l’État d’Israël, lui qui préconisait d’accorder des droits civiques égaux aux Arabes et d’éviter la question de Jérusalem et du « mont du Temple » pour préserver le caractère séculier du futur État. Mais Israël, qui occupe Jérusalem tout entière, la Cisjordanie et le plateau du Golan, maintient la bande de Gaza sous siège et possède l’arme atomique, continue à vouloir jouer le rôle de la victime et à instrumentaliser la mémoire de l’Holocauste pour représenter des victimes qui ne le lui ont pas demandé, et enfin à se servir de l’accusation d’antisémitisme pour faire taire tous ceux qui en Occident osent critiquer la politique d’Israël.

Combattre toutes les formes de racisme

Historiquement, la question du racisme et celle du sionisme sont imbriquées dans l’évolution de la politique internationale. Le 10 novembre 1975, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 3379, qui énonçait que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». Puis le 16 décembre 1991, après l’effondrement du bloc soviétique, cette résolution fut révoquée par la résolution 46/86. Dans chacun des cas, les considérations qui primèrent étaient liées aux alliances internationales et à la transformation de l’équilibre des pouvoirs dans le monde. Dans les années 1960-1970, les pays non-alignés étaient alliés au bloc socialiste et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait sa place sur la scène politique internationale. Puis toutes ces alliances se sont effondrées. L’alliance d’Israël avec les États-Unis a très certainement joué un rôle dans ce processus. Une chose est sûre, c’est que l’antisémitisme n’avait rien à voir avec ces résolutions de l’ONU : c’étaient les pratiques israéliennes à l’encontre des Palestiniens sous occupation qui étaient en jeu.

Or rien n’a fait changer ces pratiques, ni la résolution 3379, ni celle qui l’a révoquée. Au contraire, elles ont empiré et, d’après tous les sondages, le niveau de racisme en Israël n’a cessé d’augmenter. Les rapports de l’Association pour les libertés publiques en Israël (ACRI) révèlent une aggravation du racisme anti-arabe en Israël et du sentiment général de haine envers les Arabes, qui se traduisent par une augmentation de la proportion de crimes racistes. Il ressort de ces rapports que la majorité des juifs israéliens considèrent que les exactions commises par l’État contre les Palestiniens sont justifiées et ne constituent pas des violations des droits humains. Les médias israéliens jouent un rôle essentiel dans le renforcement de l’image négative des Arabes et les stéréotypes racistes qu’ils véhiculent ont un impact notable sur ce que pensent les jeunes Israéliens. Les sondages montrent que plus de deux tiers d’entre eux pensent que les Arabes sont moins intelligents, et qu’ils sont incultes et violents. La majorité des Israéliens souhaitent qu’Israël soit une « terre juive pour les juifs seulement ». Plus de la moitié déclarent ne pas vouloir vivre dans un immeuble où se trouvent des Arabes, ni même avoir à faire à des Arabes dans leur vie quotidienne [Aviram Zino, « Racism on the rise in Israel », Ynet News, 12 août 2007.]].

Actuellement, l’extrême droite occidentale, dont le discours et la culture politiques sont conformes au « profil » antisémite, est admirative d’Israël et de Benyamin Nétanyahou. Elle considère le mur de séparation construit par Israël en Palestine et son attitude à l’égard des Arabes comme un modèle pour l’Europe. Elle est autant fascinée par Vladimir Poutine et Donald Trump qu’elle est haineuse envers les musulmans. L’antisémitisme moderne n’est pas l’antisionisme, c’est la xénophobie, et notamment l’islamophobie. Et ce n’est pas en encensant la politique israélienne lors d’une réunion d’un lobby influent que l’on combattra l’antisémitisme, mais en luttant contre toute forme de racisme, qu’il soit dirigé contre les juifs, les musulmans, les noirs ou les blancs.

1Daniel Bar-Tal et Yona Teichman, Stereotypes and Prejudice in Conflict : Representations of Arabs in Israeli Jewish Society, Cambridge University Press, 2009 ; Mazal Mualem, « Anti-Arab racism becomes tool in Israeli elections », Al Monitor, 10 février 2015 ; Nurit Peled-Elhanan, Palestine in Israeli School Books : Ideology and Propaganda in Education, New York : I.B. Tauris, 2012 ; Ben White, Palestinians in Israel. Segregation, Discrimination and Democracy, préfacé par Haneen Zoabi, Londres : Pluto Press, 2012 ; Ali Abunimah, « Anti-Arab racism and incitement in Israel », The Electronic Intifada, 30 mars 2018.

2À titre d’exemple, la section juive du Parti communiste soviétique (la Yevsektsiya) a pris publiquement position contre le mouvement sioniste dans l’idée de rallier le prolétariat juif aux organisations révolutionnaires. Liant le devenir des masses populaires juives à celui des masses populaires russes, le mouvement appelait à régler la « question juive » par le biais de la lutte contre le capitalisme, l’impérialisme, la dictature, l’autocratie et la discrimination raciale, ethnique et religieuse sous toutes ses formes, ce qui incluait la lutte contre les financiers juifs capitalistes alliés au mouvement sioniste.

3L’affaire Dreyfus débuta en 1894 lorsque le capitaine Alfred Dreyfus, un Français de confession juive, fut accusé de trahison pour avoir prétendument livré des dossiers français confidentiels à l’Allemagne. L’affaire continua à diviser les intellectuels et les politiciens français jusqu’en 1906. C’est à la suite de ces événements que le « règlement de la question juive » devint une obsession pour Herzl.

4Durant la première moitié du XIXe siècle, un débat eut lieu entre Karl Marx et Bruno Bauer quant à savoir si la démocratie libérale ou le socialisme étaient la solution. Brauer considérait que, dans tout État laïque européen, la citoyenneté était suffisante pour intégrer les juifs en tant que citoyens, tandis que Marx pensait que la société devait d’abord se libérer du capital pour que les juifs puissent être libérés.

5Voir : Katrin Schultheiss, « The Dreyfus Affair and History », Journal of the Historical Society, vol. 12, n° 2, juin 2012 ; p. 189-203 ; « Herzl », Neue Freie Presse, juin 1899, in : Alex Bein, Theodor Herzl : A Biography, New York, Jewish Society of America, 1941.

6Geoffrey Alderman, Modern British Jewry, New York : Clarendon Press of Oxford University Press, 1992 (édition revue et augmentée en 1998), p. 232.

7Theodor Herzl L’État des juifs, Paris : La Découverte, 1989. Voir notamment la préface dans laquelle Herzl cherche à convaincre les sociétés des pays chrétiens de l’avantage qu’ils tireront de l’émigration organisée des juifs vers un nouvel État, sachant que les ouvriers, les employés et les hommes d’affaires chrétiens pourront prendre leur place.

9Zvi Sobel et Benjamin Beit Hallahmi, Tradition, Innovation, Conflict : Jewishness and Judaism in Contemporary Israel, New York : State University of New York Press, 2012 ; p. 5-7.

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