Trois ans après la chute de Hosni Moubarak, l’économie égyptienne semble moins que jamais prête à redémarrer. Les prévisions de croissance pour 2013-20141 sont revues à la baisse par le nouveau ministre des finances, Hany Dimian2 : 2,5 % au lieu des 3,5 % attendus, la production industrielle a reculé de près de 9 % en un an tandis que le déficit budgétaire est lui revu à la hausse à 14,5-15 % du produit intérieur brut (PIB). On comprend le blues des consommateurs qui, selon les résultats de l’enquête mensuelle de février d’un institut officiel, Information and Decision Support Center (IDSC)3, constatent une baisse record de leurs revenus, s’attendent à un recul conséquent de leur pouvoir d’achat compte tenu de l’inflation (+ 9,8 % sur un an) et du chômage (13,4 % de la population active). Ils ne croient pas que les deux mini-plans de relance montés en urgence après le coup d’État en août 2013 et en février 2014, trois mois avant les élections présidentielles, puissent améliorer leur quotidien.
Depuis longtemps, l’Égypte ne couvrait au mieux que le tiers de ses importations non pétrolières par ses exportations. Il lui fallait donc trouver autrement les devises indispensables au financement de cet énorme déficit commercial. Les 3,5 millions d’Égyptiens émigrés surtout dans le Golfe, qui transféraient au pays leurs économies, en fournissent la plus grosse part, suivis par les touristes étrangers, les investisseurs internationaux et les gouvernements amis. Le canal de Suez, touché par le ralentissement mondial, en apportait de son côté environ le cinquième.
Un tourisme en chute libre
Les événements politiques majeurs intervenus depuis trois ans ont bouleversé ce modèle de financement de l’économie. Premier touché, le secteur du tourisme. En janvier 2011, à la veille de la révolution, 1,2 million de touristes visitaient l’Égypte ; en janvier 2014, ils étaient deux fois moins nombreux (642 000 arrivées). Les recettes touristiques ont baissé de 43 % au premier trimestre 2014 par rapport à 2013, déjà médiocre. Les investissements directs étrangers n’ont pas mieux résisté. De 9 milliards de dollars par an en moyenne avant 2011, on est passé à 3 milliards en 2013. Les transferts de l’émigration ont également reculé, mais dans des proportions moindres (- 7,5 % au 2e semestre 2013). L’aide américaine et européenne s’est arrêtée, de même que les concours du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale après l’échec des négociations entreprises en 2011-2012.
Le secteur de l’énergie sous perfusion
Après la destitution de Mohamed Morsi, l’Arabie saoudite, le Koweit et les Émirats arabes unis ont apporté 12 milliards de dollars d’aide, puis en ont promis 8 supplémentaires, qui ont pu faire croire que le manque à gagner né de la conjoncture politique agitée était désormais compensé. On en est loin, d’autant que les déséquilibres structurels légués par le régime de Moubarak s’aggravent. Et d’abord la crise chronique de l’énergie. Les foyers égyptiens subissent des coupures d’électricité qui peuvent aller jusqu’à six heures par jour en période de pointe. La capacité de production en souffre également. L’Égypte manque de centrales électriques mais surtout de gaz pour les faire tourner. Un paradoxe, alors que le pays produit théoriquement plus de 30 milliards de m3 de gaz naturel par an. Il tient au niveau très bas des tarifs qui « plombent » les recettes des compagnies d’électricité, lesquelles sont, du coup, dans l’incapacité de payer leurs fournisseurs — en général des sociétés étrangères. La dette à leur endroit (6,5 milliards de dollars avec le pétrole) s’accroît régulièrement tandis que leur production diminue et que les subventions flambent : 29,7 % du budget total de l’État passent dans les subventions à l’énergie ! Depuis des années, les gouvernements successifs promettent d’y mettre fin sans jamais y parvenir. De passage à Washington, début avril, Achraf Al-Arabi, ministre de la coopération internationale et de la planification a publiquement fait état de son accord avec le FMI pour baisser les subventions. À quelques semaines de l’élection présidentielle (27-28 mai), on peut, fort de l’expérience, mettre en doute la promesse de ce technocrate.
Service de la dette : cessation de paiement en vue
Pourtant, beaucoup s’attendent à ce qu’une fois élu, le président Abdel Fattah Al-Sissi reprenne les négociations avec le FMI. Il n’a toujours pas présenté son programme électoral mais il n’a pas le choix, estime un expert américain influent, Steven A. Cook : l’argent des émirs, à lui seul, ne saurait sauver l’Égypte de la faillite4. Dans le désordre actuel, il suffirait d’un choc extérieur pour que tout déraille, par exemple une forte poussée sur les cours du blé — l’Égypte, premier importateur au monde en achète de 5 à 10 millions de tonnes suivant les années. La crise ukrainienne, qui pousse déjà les cours mondiaux à la hausse, renforce la crédibilité d’une menace de défaut sur la dette égyptienne (47 milliards de dollars vis-à-vis de l’étranger, 240 milliards vis-à-vis des Égyptiens). Déjà, le Caire refuse de rembourser les 10 milliards de dollars empruntés à la Libye du temps de Mouammar Kadhafi autrement qu’en livres égyptiennes. Les réserves de devises de la Banque centrale représentent à peine trois mois d’importation et le Trésor égyptien doit trouver chaque mois entre 1,5 et 2 milliards de dollars pour financer le déficit externe du pays. À l’évidence, la côte d’alerte est atteinte.
Les solutions libérales du FMI
L’Égypte ne remplit plus ses obligations vis-à-vis du FMI, dont l’opinion sur l’économie du pays est bien connue : il faut mettre fin d’urgence à une politique incohérente depuis trop longtemps. Cela passe par une réduction des déficits publics et donc par une réforme draconienne du secteur de l’énergie. Ces deux mesures supprimeraient les subventions en trois ans, cinq si les pays du Golfe continuent à être généreux et financent le délai de grâce. S’y ajouteraient une libéralisation sans précédent de l’économie (prix, change), sa débureaucratisation et l’abolition des barrières à l’entrée mises en place au fil des ans pour protéger les entreprises installées et acoquinées avec le pouvoir, quel qu’il soit, pour bloquer de fait l’arrivée de nouveaux venus susceptibles de les concurrencer.
Le Maréchal Al-Sissi peut-il appliquer un tel programme qui a fait reculer tous ses prédécesseurs depuis Anouar El-Sadate ? La poursuite de l’incohérence actuelle l’expose au risque que l’asphyxie de l’économie aggrave ses difficultés politiques, engendre davantage de violences dans la rue et de méfiance chez les investisseurs, amorçant un cercle vicieux qui ne peut conduire qu’au pire.
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