L’origine du conflit du Karabagh est à chercher dans la politique des nationalités forgée en URSS, et dont nous avons pu voir les effets désastreux après la désintégration de l’Union soviétique. Derrière l’affiche de propagande exaltant unité et fraternité au nom de l’internationalisme prolétarien, les peuples et nations incorporés dans l’État soviétique ont en réalité été divisés par des découpages frontaliers au mieux arbitraires, au pire diaboliques selon le vieux principe « diviser pour régner », inventant ou cristallisant des nationalités morcelées entre Russes, Ukrainiens, Ouzbeks, Kazakhs, Tadjiks, etc., et bien sûr entre Arméniens et Azerbaïdjanais aussi. En 1991, quand le glacis de l’identité supranationale soviétique vole en éclats, un peu partout dans l’empire surgissent des tensions territoriales et identitaires, comme en Abkhazie, en Ossétie, en Transnistrie et dans le Haut-Karabakh.
En 1988 déjà, dans le contexte de la glasnost1 et de la perestroïka2 lancées par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, Arméniens et Azerbaïdjanais du Karabakh s’opposent sur leur avenir dans une union dont ils sentent la fin proche. Enclavé dans les frontières de l’Azerbaïdjan et reconnu par le droit international comme faisant partie du nouvel Azerbaïdjan indépendant, le Karabakh bénéficiait d’une autonomie et était peuplé à 80 % d’Arméniens. Mais au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dans ce territoire où ils sont majoritaires, les Arméniens du Karabakh soutenus par leurs frères et voisins désormais indépendants exigent le rattachement à l’Arménie ou l’accession à une indépendance pure et simple.
Tandis que les Arméniens campent sur le principe du droit à l’autodétermination, les Azerbaïdjanais campent sur celui de l’intangibilité des frontières. Irréconciliables, les deux camps se lancent dans une guerre violente (1988-1994) qui s’achève par la défaite de l’Azerbaïdjan. Ce pays perd non seulement le contrôle du Karabakh, mais aussi de sept autres districts adjacents occupés par les forces arméniennes depuis près de trente ans et dont les habitants ont été forcés à l’exil.
En dépit de multiples appels des Nations unies pour l’évacuation de ces districts et pour l’ouverture de discussions sur le statut du Karabakh, et malgré les efforts du Groupe de Minsk3 (coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie) sous l’égide de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), aucune avancée ne se produit. En position de force grâce aux territoires qu’elle occupe et qui dépassent largement les frontières du Karabakh, l’Arménie campe sur ses positions et préfère un statu quo dont le prolongement lui parait avantageux. En face, l’Azerbaïdjan, face à la tactique arménienne renvoyant à des lendemains incertains le principe de négociations, estime n’avoir d’autre choix que de partir en guerre pour renforcer sa voix.
Or, nous sommes là à la jonction de trois anciens empires : ceux des tsars russes, des sultans ottomans et des shahs iraniens, c’est-à-dire dans une configuration régionale dominée encore par leurs puissances héritières que sont la Russie, la Turquie et l’Iran. Ce théâtre de guerre qu’est le Karabakh pourrait-il provoquer un conflit régional ? La réponse est non, car les rapports de force entre ces trois puissances régionales sont dictés par une interdépendance de leurs intérêts économiques, stratégiques et politiques respectifs. Mais ce relatif optimisme se fonde surtout sur le fait que l’entente russo-turque sur d’autres terrains de tension comme la Syrie et la Libye démontre une volonté de maîtrise et d’endiguement des conflits.
Des évolutions internes qui poussent à la guerre
L’évolution récente du contexte politique à la fois en Arménie et en Azerbaïdjan a contribué à la relance de la guerre. En Arménie, le nouveau pouvoir de Nikol Pashinyan, arrivé à la présidence du pays suite à une « révolution de couleur » en 2018 avait annoncé une volonté d’ouverture à des négociations sur le statut du Karabakh. Mais dans les semaines précédant le nouveau conflit, il a multiplié les signes, gestes et propos annonçant au contraire une posture plus rigide. De plus, arrivé au pouvoir dans des conditions qui ne pouvaient que déplaire à la Russie de Vladimir Poutine dont on sait l’aversion pour ce genre de changement de pouvoir, Pashinyan a affiché une politique intérieure et extérieure « occidentalisante » et moins tournée vers Moscou. Ainsi, cette nouvelle donne a eu deux effets sur la question du Karabakh : une certaine froideur dans le soutien russe habituellement plus franchement pro-arménien, et un signal envoyé à Bakou que le dialogue et le compromis ne font pas partie de la grammaire des nouvelles autorités à Erevan. Et, au départ, l’immobilisme peu habituel de la Russie n’est pas sans lien avec sa méfiance vis-à-vis du nouvel exécutif à Erevan.
En Azerbaïdjan, le pouvoir semble considérer la guerre comme la seule option restant pour reprendre le dessus dans les négociations. De plus, un discours plus musclé et un passage à l’action militaire sur la question du Karabakh renforcent le gouvernement de Bakou, qui constate avec inquiétude que le fait accompli de l’occupation pourrait s’éterniser. A cela s’ajoute le vœu de laver l’affront de l’occupation et de faire preuve de sa force militaire accumulée après des années de politique d’achats d’armements modernes.
Un contexte régional mouvant
Enfin la scène régionale, et surtout l’évolution des rapports entre les trois acteurs, Turquie, Russie et Iran pèsent lourdement dans l’équation complexe du Karabakh.
Le moins influent à l’heure actuelle dans ce conflit est l’Iran. Malgré sa proximité religieuse avec les chiites azéris, la République islamique d’Iran a toujours eu une attitude plus favorable à l’Arménie au détriment de l’Azerbaïdjan. Historiquement, il fut un temps où les actuels Iran et Azerbaïdjan faisaient partie d’un même empire, et dans les deux pays prédomine un islam chiite duodécimain. Mais en politique il arrive que trop de ressemblance n’aide pas à s’assembler. En effet, l’Iran craint une possible connexion entre le nationalisme d’Azerbaïdjan et le sentiment identitaire ou nationaliste de sa minorité azérie. Cette crainte est certainement surestimée, car de part et d’autre du fleuve Araxe l’identité turco-azérie n’est pas vécue de la même manière. Mais par prudence et volonté d’équilibre, les intérêts de l’État et du régime en Iran amènent le pays à préférer la cause arménienne à celle de l’Azerbaïdjan. Pour autant, dans la résurgence actuelle du conflit, Téhéran fait preuve de retenue, se gardant de prendre parti, car il a suffisamment de soucis à l’intérieur et sur la scène internationale pour s’engager dans une nouvelle crise à ses portes. De fait, l’Iran a intérêt à voir le conflit se calmer au plus vite.
Deuxième acteur majeur dans la région, la Turquie a une position ouvertement pro-azerbaidjanaise et, élément nouveau depuis l’actuelle crise, elle promeut l’option militaire et plus seulement politique et diplomatique. Pour de multiples raisons, parmi lesquelles une identité commune turcique4, des liens historiques forts et anciens, des investissements économiques azerbaïdjanais considérables en Turquie, et des liens énergétiques via le pétrole de la mer Caspienne, mais aussi — et sans doute surtout — par une adversité commune face au facteur arménien, Bakou et Ankara n’ont fait que renforcer leur coopérationdans le conflit du Karabakh. La Turquie ne cherche plus à être le neutre médiateur, ni même l’allié politique de toujours, mais bien plus un soutien militaire de poids pour la partie azerbaïdjanaise. Désormais la Turquie s’engage dans ce conflit auprès de son allié azerbaïdjanais avec un encadrement militaire, la fourniture d’armement et notamment de drones, et même, semble-t-il, l’acheminement de mercenaires depuis la Syrie.
Ce revirement doit être placé dans le contexte de l’évolution idéologique du pouvoir à Ankara qui s’affirme de plus en plus en rupture avec l’Occident et en fort rapprochement avec la Russie, le vrai acteur régional certes, mais dont le poids et capacité d’influence sur les protagonistes est souvent exagéré. Dans le conflit du Karabakh, la Russie a toujours adopté une position d’arbitre et de neutralité de façade plutôt favorable à l’Arménie, mais elle tente d’avoir de bonnes relations avec les deux pays dont elle a besoin pour des raisons différentes. L’Arménie est le pays de l’ex-URSS qui demeure le plus enserré dans le giron russe puisque Erevan accepte sur son territoire la présence d’une base militaire. Le pays est également ouvert aux projets d’intégration montés par la Russie en matière militaire en acceptant de faire partie de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC)et dans le domaine politique, en adhérant à l’Union eurasiatique si chère à Vladimir Poutine. Mais en dépit de ces liens forts avec la Russie, et pour contrer la défiance affichée par un Pashinyan, la Russie ne néglige pas totalement l’Azerbaïdjan, car malgré son penchant pro-occidental assez prononcé, il détient des atouts économiques non négligeables pour une Russie en quête des partenaires dans la région.
L’Union européenne et les États-Unis impuissants
La nouvelle phase de violence entamée le 27 septembre et sa durée — du jamais vu depuis le cessez-le feu en 1994 — ne provoqueront probablement pas une guerre régionale par procuration entre les trois puissances dominantes que sont la Turquie, la Russie et l’Iran. L’Iran, déjà fragile dans sa situation intérieure et extérieure, a intérêt à se tenir à l’écart d’un nouveau conflit. Et il ne serait pas opportun d’attiser les manifestations populaires en cours en faveur de l’Azerbaïdjan dans certaines provinces iraniennes, à Tabriz notamment, et qui pourraient à terme créer des turbulences.
C’est essentiellement la nature des relations entre Moscou et Ankara, vrais maîtres du jeu, qui donne le la. Malgré les incantations à l’apaisement, même l’Union européenne et les États-Unis ne semblent avoir ni poids ni voix. En effet, alors qu’au début de la guerre du Karabakh, alors que s’effondrait l’URSS, la Russie et la Turquie étaient rivales, l’évolution du contexte international, la fin de la bipolarité, l’émergence d’un système international de plus en plus multipolaire ont fait de la Turquie et de la Russie de véritables partenaires malgré leurs multiples divergences. Voici un fait nouveau et déterminant, et l’on ne peut plus analyser les relations turco-russes à l’aune de la vieille rivalité entre Ottomans et Russes, entre Turquie atlantiste et Union soviétique. De fait, le couple turco-russe voit le jour sur la scène internationale, solidifié par la bonne entente personnelle entre Poutine et Recep Tayyip Erdogan qui ont le même tempérament politique et esprit de rancune face à un Occident dont ils se sentent rejetés et méprisés. D’ailleurs, même dans leurs divergences, les deux pays arrivent à travailler ensemble, comme on a pu le voir en Syrie et en Libye. Moscou et Ankara parviennent à se rejoindre, notamment depuis que la Turquie, pourtant toujours membre de l’OTAN, n’arrive plus à se faire entendre de ses alliés traditionnels. Russie et Turquie ont réussi à trouver une ligne de convergence pour défendre leurs d’intérêts face à laquelle l’Occident reste impassible et désemparé.
La désescalade du conflit et son apaisement seront donc trouvés du côté de cet équilibre des intérêts russes et turcs qui se met en place depuis plusieurs années, et qui révèle une réalité que l’Occident n’a ni anticipée ni vraiment comprise.
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1La glasnost (« transparence ») a été en URSS une politique d’ouverture par la liberté d’expression et la publication d’informations portée par le président Mikhaïl Gorbatchev à partir de 1986.
2Réformes économiques et sociales menées en Union soviétique d’avril 1985 à décembre 1991.
3Créé en 1992 par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) (devenue ensuite l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe(OSCE), ce groupe se présentait comme une organisation européenne chargée d’encourager la recherche d’une résolution pacifique et négociée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
4Relative aux peuples d’Asie centrale de langue turque.