L’avenir incertain de la Force multinationale au Sinaï

Dans le Sinaï, les combats entre les milices djihadistes et l’armée égyptienne s’intensifient d’année en année depuis 2011 et le probable attentat contre l’avion de ligne russe ne peut qu’aggraver les tensions. La Force multinationale et observateurs au Sinaï (FMO), présente dans la région depuis la signature d’un accord de paix entre l’Égypte et Israël en 1978, est récemment devenue elle aussi la cible d’attentats. Les États-Unis, qui la dirigent, décideront-ils de la renforcer ou de mettre fin à sa mission ?

Soldats de la FMO, 25 juin 2014.
DVIDS/3d Cavalry Regiment Public Affairs Office.

Le 3 septembre dernier, vers deux heures de l’après-midi, deux soldats fidjiens de la Force multinationale et observateurs au Sinaï (FMO) se dirigent vers le checkpoint 1-F à bord de leur voiture blindée. La mission est de routine mais l’endroit dangereux : le checkpoint se trouve à 5 kilomètres du camp Nord, la grande base septentrionale de la FMO au Sinaï, juste sous la bande composée des villes d’Al-Arish, Cheikh Zouweid et Rafah. Ce chapelet de villes à l’ouest de Gaza et situé le long de la Méditerranée est depuis la chute de Hosni Moubarak entré dans une rébellion qui s’est transformée peu à peu en insurrection.

À l’approche du checkpoint 1-F, les Fidjiens déclenchent un engin explosif improvisé. Des soldats américains viennent à la rescousse. À leur tour, ils déclenchent un autre piège explosif. Les soldats sont légèrement blessés, puis évacués. Trois jours après l’attentat, le checkpoint 1-F est retiré du service, « car il n’était pas possible de ravitailler le site en toute sécurité et de continuer la mission de cette position », a brièvement expliqué la FMO dans un communiqué. Les États-Unis viennent de lui adjoindre 75 soldats supplémentaires. C’est, à notre connaissance, les premiers renforts apportés à la FMO depuis sa mise en place en 1982.

Une force d’interposition à 80 millions de dollars

La FMO — dite « Force », tout simplement — est une création des accords de Camp David de 1978. Suite à la guerre de Kippour en 1973, sans vrai vainqueur, l’administration Carter s’emploie à garantir la paix entre les deux ex-belligérants, l’Égypte et Israël. Les trois acteurs se mettent d’accord sur un Sinaï en partie démilitarisé, divisé en quatre zones : dans la zone A qui longe le canal de Suez et dans la zone B, les Égyptiens peuvent déployer des troupes : pas plus de 230 tanks dans la zone A, par exemple. Dans la zone C, le long de la frontière israélienne, la seule force militaire autorisée est celle de la FMO. Les Égyptiens doivent se contenter de policiers. Dans la zone D, le côté israélien de la frontière, le déploiement de troupes et de blindés est lui aussi limité.

Il faut une force d’interposition. Les Nations unies déclinent la demande, à cause de la menace, à l’époque, d’un veto russe réclamé par Damas, ulcéré de voir Le Caire négocier une paix séparée. Les États-Unis créent alors une force ad hoc. Le commandement général est à Rome, les commandements régionaux au Caire et à Tel-Aviv. Deux camps, le camp Nord et le camp Sud sont chargés d’héberger le personnel. Trois bataillons d’infanterie en assurent la sécurité : au sud, les Américains, au centre, les Colombiens, au nord, les Fidjiens. Les positions et mouvements des armées égyptienne et israélienne sont régulièrement relevées par les « observateurs ». Une vingtaine, selon les années, tous Américains : la moitié des membres du département d’État, dont le chef des observateurs, l’autre d’ex-militaires. Une partie de la mission se fait à terre. Il faut inspecter, contrôler les quelque 36 postes avancés que contrôle la Force au maximum de son déploiement –- ils ne sont aujourd’hui plus que 26. Une partie de la mission se fait d’en haut, via des survols aériens.

Des rencontres régulières seront assurées entre les Égyptiens et les Israéliens pour encourager non seulement le partage d’informations mais aussi la collaboration : La FMO est une force d’interposition au budget annuel de 80 millions de dollars, composée de plus de 1 600 personnes qu’il faut nourrir et occuper.

Il faut par ailleurs assurer la libre circulation du trafic maritime à la pointe sud du Sinaï, au niveau du détroit de Tiran, entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, qui mène au golfe d’Aqaba. La marine italienne s’en occupe, en patrouillant avec ses bateaux blancs. La guerre inachevée a laissé une blessure ouverte ; la Force en est le baume. Longtemps, ce fut une mission facile. Les deux ex-belligérants ont joué le jeu de la paix.

Le tournant de 2011

Tout change en 2011. Zine el-Abidine Ben Ali fuit, Hosni Moubarak chute ; les révolutions arabes commencent. Les échos de la lointaine place Tahrir résonnent jusque dans le Nord-Sinaï. Comme partout, on y manifeste contre le régime honni, accusé de tous les maux. La FMO, dans l’aventure, est quelque peu oubliée ; le camp Nord cesse un temps d’être ravitaillé. Rien de grave, l’heure est enthousiaste, l’humeur, optimiste.

Pour la Force, endormie dans une confortable routine, l’année 2011 est le moment de revoir son dispositif de protection. Le checkpoint 1-F, entre autres, est complètement rénové. Dix nouvelles tours balistiques sont installées au camp Nord. Peu à peu, les voitures sont remplacées par des 4X4 blindés dont la position est suivie en permanence par GPS.

Le 30 juillet 2011, première alerte sérieuse au Sinaï : une centaine de militants assiège pendant plusieurs heures le commissariat d’Al-Arish, à une quarantaine de kilomètres du camp Nord. Six morts, des deux côtés. Impopulaires, mal équipés, isolés dans leurs commissariats, les policiers ne peuvent faire face seuls à ces nouveaux militants, bien équipés, audacieux, qui ont pour eux le nombre et la connaissance du terrain. Suite à cette attaque, les généraux égyptiens, qui assurent alors l’intérim du pouvoir après la chute de Moubarak, décident d’envoyer l’armée — comme ils l’ont fait partout ailleurs dans le pays avec le succès que l’on sait. Le 14 août 2011, pour la première fois depuis la signature de l’accord de Camp David, des chars égyptiens sont déployés dans la zone C, près de la bande insurrectionnelle d’Al-Arish, Cheikh Zouweid et Rafah. Ce déploiement de forces armées se fait dans le cadre du traité de paix de Camp David. Les renforts sont considérés comme une « activité conventionnée » (agreed activity). Les militaires égyptiens lancent l’opération Aigle et promettent d’en finir avec les « terroristes ».

Des affrontements sporadiques à l’insurrection

Las. Au fil des années, le Sinaï échappe lentement, graduellement à l’autorité d’un État qui n’avait de toutes façons jamais été vraiment présent dans cette région. Une population bédouine longtemps mise à l’écart, le repli des forces de l’ordre dans leurs bases, des prédicateurs incendiaires, la présence de trafiquants d’armes, de drogues, d’êtres humains, la proximité de Gaza : une somme de tous les dangers, qui tourne en quelques années de la rébellion à l’insurrection, puis à la guerre ouverte avec les forces armées égyptiennes. Des armes lourdes arrivent d’une Libye en pleine révolte contre le colonel Mouammar Kadhafi. Des affrontements sporadiques se produisent. Les attaques contre l’armée égyptienne se multiplient. Parmi tous les groupes de combattants, l’un d’entre eux se distingue : Ansar Beit el-Maqdis, les « Partisans de la sainte demeure », c’est-à-dire Jérusalem. D’abord lié, sans que rien ne fût officiel, à Al-Qaida, le groupe a fait depuis allégeance, en novembre 2014, à l’organisation de l’État islamique.

Le Nord-Sinaï tremble sous les attaques mais longtemps, la FMO n’en subit que les répliques. L’incident le plus grave arrive le 14 septembre 2012. Ce jour-là, une foule en colère arrive devant le camp Nord. À coups de cocktails Molotov et d’armes automatiques, elle pénètre dans les installations. Les assaillants détruisent une tour de garde, brûlent un camion de pompiers. C’est l’époque où le monde musulman s’enflamme à la vue de la bande-annonce du film Innocence of Muslims, une caricature provocatrice de la vie du prophète Mohammed. Savamment entretenue par des prédicateurs sans scrupules, la colère avait dégénéré quelques jours plus tôt, le 11 septembre, en véritable attaque sur le consulat américain de Benghazi, entraînant la mort de l’ambassadeur Christopher Stevens. Les militants du Sinaï ont-ils voulu reproduire cette attaque ? Ils n’en ont pas eu le temps. La manifestation est rapidement contenue et l’armée égyptienne disperse la foule. Huit membres de la Force sont légèrement blessés.

Un calme relatif revient, malgré quelques menus incidents : une très brève prise d’otages en avril 2013, des pressions sur les prestataires de services qui viennent ravitailler le camp Nord, la FMO reste à l’écart des combats. « La FMO constitue une cible relativement difficile, d’une part par ses positions relativement isolées et d’autre part grâce à la protection assurée par les soldats américains. Les cibles le long de la côte méditerranéenne sont plus simples et plus accessibles et les forces égyptiennes, en comparaison, moins bien préparées. Par ailleurs, la FMO fournit de l’emploi aux populations et son retrait pourrait avoir des répercussions négatives pour l’économie locale », explique Robert Springborg, professeur au département des études de sécurité nationale à l’université de Monterey, spécialiste de l’Égypte. Les groupes armés, qui s’appuient en partie sur la population locale dans un délicat jeu d’alliances, ne peuvent complètement se les aliéner en les privant de leur gagne-pain dans un contexte économique aujourd’hui complètement sinistré au Nord-Sinaï. La FMO employait en 2014, selon les derniers chiffres disponibles, 225 Bédouins, pour un budget de 3,5 millions d’euros.

Évoluer ou disparaître

Après avoir revu son dispositif de protection, la Force se renforce. Elle aligne maintenant 90 véhicules blindés, gracieusement fournis par l’armée américaine. Mais la situation empire avec la destitution de Mohamed Morsi par l’armée et les massacres du Caire de l’été 2013. La FMO reste spectatrice — elle ne peut engager le feu qu’en cas de légitime défense.

Ce moment pourrait bientôt arriver. Le 9 juin 2015, des roquettes tombent sur l’aéroport d’Al-Gorah, adjacent au camp Nord. Un groupe clame avoir fait l’attaque pour le compte de Wilayat Sinaï, la branche de l’OEI dans la péninsule, sans que l’organisation ne revendique officiellement l’attaque. « Il est probable que l’incident du 3 septembre était intentionnel. Mais je ne pense pas que les militants qui ont attaqué l’aient fait avec l’accord de la branche de l’État islamique au Sinaï, ce qui expliquerait qu’il n’y a toujours pas eu de revendication pour une organisation qui tend à tout documenter », explique Zack Gold, chercheur à l’Institut des études de sécurité nationale d’Israël, spécialiste du Sinaï.

Selon le chercheur, le gouvernement américain mène en ce moment même une mission d’évaluation de la FMO : « Il était plus que temps. La difficulté est que cette évaluation est menée alors que les gouvernements égyptien et israélien sont inquiets de la situation dans le Sinaï et entretiennent actuellement des relations tendues avec les États-Unis. » On n’en sait guère plus, car les responsables de la Force ne communiquent pas :« La FMO maintient un partenariat de confiance avec les gouvernements égyptien et israélien et étant donné notre rôle vis-à-vis d’eux, nous maintenons un profil public relativement discret et ne donnons pas d’interviews », a répondu la FMO à Orient XXI. Quoi qu’il en soit, dans un contexte de plus en plus périlleux, la Force devra évoluer pour rester et continuer sa mission, ou bien disparaître.

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