Le 13 juin 2014, quelques jours après la prise de Mossoul par l’organisation qui se proclamera ensuite « État islamique », Abd Al-Mahdi Al-Karbala’i, gardien du mausolée de l’imam Hussein à Kerbala, prononce son prêche du vendredi. Comme à l’accoutumée, la seconde partie du prêche retransmis en direct à la télévision nationale consiste en un communiqué politique de celui qu’Al-Karbala’i représente : le grand ayatollah Ali Al-Sistani, basé dans la ville sainte irakienne de Nadjaf. Il appelle les Irakiens à prendre les armes pour défendre la nation menacée. Dans les semaines qui suivent, une mobilisation considérable se met en place ; un an et demi plus tard, elle rassemble plus de cent mille combattants, dans leur immense majorité chiites, répartis en une quarantaine de milices. Cet épisode fondamental dans l’histoire immédiate de l’Irak consacre l’importance de celui qui, depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, s’est imposé comme un élément central de la vie politique irakienne.
Pourtant, le vendredi 5 février 2016, au cours d’un autre prêche, le second représentant de Sistani, Ahmed Al-Safi, annonce la fin du prêche politique hebdomadaire1. L’inflexion paraît faible ; il n’en faut cependant pas davantage pour que soit proclamé dans la presse irakienne le retrait de Sistani de la vie politique et le retour de la marja‘iyya (« direction religieuse ») à son « quiétisme traditionnel »2.
Les prises de position de Sistani rythment la vie politique irakienne. Né en 1930 à Mashhad en Iran, venu étudier à Nadjaf à 21 ans, Sistani s’y installe définitivement en 1961. À la mort de son maître Abou Al-Qasim Al-Khoi en 1992, il devient la figure la plus respectée de la marja‘iyya chiite. Si son activité politique, qui diffère sensiblement du modèle en vigueur en Iran, constitue un sujet de perplexité pour beaucoup, l’étude de ses principales caractéristiques montre que sa récente décision est en réalité éminemment politique. Elle s’inscrit, à travers un repositionnement tactique, dans la continuité du rôle de l’autorité cléricale dans le champ politique irakien.
Un ouléma influent
Au lendemain de la première guerre mondiale, la mise en place du mandat britannique s’était accompagnée d’une marginalisation violente des oulémas chiites qui avaient joué un rôle important dans l’insurrection de 1920 contre Londres. Contraints à un strict repli hors de la sphère politique ou à un exil iranien, les clercs irakiens ne redonneront de la voix qu’à la fin des années 1950, période de politisation intense. L’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir met un terme définitif à leurs activités ; les oulémas demeurant en Irak sont réduits au silence — à l’exception de ceux que le régime cherche à coopter pour regagner une légitimité religieuse.
En portant au pouvoir des partis issus de la majorité chiite pour la première fois dans l’histoire de l’Irak, la chute de Saddam Hussein marque le retour des clercs dans le champ politique. Très vite, Sistani, considéré jusque là comme un représentant de la tradition quiétiste d’Al-Khoi — et qui avait passé la plupart des années sous Saddam Hussein en quasi-résidence surveillée —, s’impose alors comme le parrain de la transition. Aux représentants de la coalition internationale qui entendent nommer une instance chargée de la rédaction de la nouvelle Constitution, il demande de revoir leur calendrier en exigeant la tenue rapide d’élections nationales pour une Assemblée constituante3. En octobre 2004, sa réponse écrite à la question d’un anonyme (l’un de ses modes d’expression politique favoris), enjoignant les Irakiens à s’inscrire sur les listes électorales est lue comme une obligation religieuse de voter.
Une position de surplomb
De manière générale, Sistani intervient dans la plupart des débats d’intérêt national, du nombre de mandats du premier ministre aux questions budgétaires. Il se refuse pourtant à endosser tout rôle institutionnalisé. Tout se passe comme si, ayant revêtu le rôle d’arbitre, il n’intervenait que lorsque se joue l’avenir du pays, refusant de s’immiscer dans la pratique politique quotidienne et les querelles partisanes. Cette position de surplomb, supposée asseoir une légitimité nationale, correspond bien à sa personnalité et aux modalités de son expression : il apparait peu (peut-être aussi pour éviter de faire entendre un accent iranien) et ne s’adresse à ses ouailles que par l’intermédiaire de communiqués ou de ses représentants.
Plus profondément, l’attitude traduit une prise de distance vis-à-vis du modèle iranien de la wilayat al-faqih qui confère au clerc juriste l’autorité politique absolue. Contrairement à son maître Al-Khoi, farouche opposant à l’idéologie khomeiniste, Sistani ne récuse pas ce modèle, mais pour lui, si le juriste religieux a un rôle politique à jouer, c’est celui de gardien, de guide, hors de toute instance exécutante : « Son Excellence le Sayyed ne recherche pas de poste de pouvoir ou d’autorité et estime nécessaire que les oulémas se tiennent à distance des postes à responsabilité dans l’administration ou l’exécutif »4.
Sistani se pose en champion d’un nationalisme irakien transcendant les appartenances confessionnelles. Alors même qu’il sanctionne l’action de groupes armés non constitutionnels, son appel aux armes de juin 2014 prend soin de se placer dans un certain légalisme : l’appel s’adresse à l’ensemble de la population irakienne invitée, sans distinction ethnique ou religieuse, à défendre la nation pour suppléer à l’armée régulière qui manque d’hommes. Si le clergé ne joue pas de rôle dans les opérations militaires, et en dépit des rivalités internes aux groupes chiites, chaque unité milicienne se réfère ainsi à la « fatwa du djihad » pour justifier son engagement.
Le « père de la nation »
Sistani est indubitablement la figure tutélaire de la mobilisation, endossant l’image du bon père de famille5. Son portrait est très présent sur les lignes de front jusqu’à ce qu’il en interdise l’usage pour éviter de conforter la perception d’une mobilisation confessionnelle. Cet effort de construction d’une image nationaliste non confessionnelle se traduit également par un positionnement complexe vis-à-vis de l’Iran, qu’incarne son interprétation de la wilayat al-faqih. En novembre 2014, l’ayatollah dénonce un faux communiqué lui faisant soutenir le commandement iranien de certaines milices en Irak. En décembre 2015, alors que monte l’opposition à la présence turque dans le nord du pays — et à un moment où l’influence de Téhéran s’affiche dans tous les médias irakiens et internationaux —, il exige dans une formulation ambiguë « des pays voisins de l’Irak, et de tous les autres, qu’ils respectent la souveraineté de l’Irak, et s’interdisent d’envoyer leurs forces sur le sol irakien sans obtenir l’accord du gouvernement central ni se conformer aux lois en vigueur dans le pays. »
À l’été 2015, à la suite de coupures d’électricité répétées, la contestation sociale s’étend à l’ensemble des grandes villes. Sistani s’exprime alors, non seulement pour relayer les revendications des manifestants, mais surtout pour les amplifier en mettant la gabegie des services publics sur le compte de la corruption à tous les échelons de l’administration. Le premier ministre Haïdar Al-Abadi propose immédiatement un ensemble de réformes « en réponse aux appels sincères de la marja‘iyya avisée ». Les manifestations se rangent alors derrière lui, créant une fenêtre d’opportunité refermée aujourd’hui : depuis plus de six mois, Sistani multiplie les remontrances vis-à-vis du gouvernement, incapable de mettre en œuvre les réformes promises.
Une tactique risquée
C’est dans ce contexte qu’intervient la déclaration du 5 février. Au regard de l’implication de Sistani dans les affaires irakiennes depuis plus de dix ans, la décision de fermer l’un des principaux canaux de son expression politique n’a rien d’une rupture : constatant le manque d’effet de ses remontrances, il choisit simplement de manifester son mécontentement tout en évitant d’épuiser la valeur de sa parole politique, qui risquerait de se démonétiser à force de se répéter sans rencontrer de décision politique. En dernière instance, il pourrait même s’agir d’un souhait de voir le premier ministre se maintenir au pouvoir pour entreprendre les réformes attendues. Sans préjuger des conséquences spécifiques de cette décision, on note d’ores et déjà que le premier ministre a annoncé le 9 février un remaniement prochain de son gouvernement.
Ce modus operandi a cependant ses limites. Qu’il faille en arriver à une décision comme l’arrêt de la khutba siyassiya (« prêche politique ») en est sans doute le signe. Ce retrait est à double tranchant : il limite aussi la capacité du grand ayatollah à peser sur le débat politique autrement qu’en recommandant des orientations générales. Dans le contexte de fragmentation de l’autorité politique que connaît l’Irak, cela pourrait se réduire à une simple sanction religieuse, certes toujours efficace auprès d’une société très conservatrice pour qui la référence religieuse reste incontournable, mais de plus en plus cosmétique. L’apparition — en particulier dans les phases extrêmes de « milicisation » comme en 2006-2008 ou aujourd’hui — de nouvelles figures charismatiques nationalistes comme sectaires, associant à une certaine autorité religieuse (quoique plus faible) d’autres sources de légitimité, contribue à cet affaiblissement du monopole de la marja‘iyya traditionnelle sur la sanction religieuse des affaires politiques. Cette menace sur l’autorité politique du champ clérical s’observe déjà au sein de milices qui, tout en marquant leur respect pour l’homme de religion qu’est Sistani, portent ailleurs leur allégeance politique.
Les observateurs de la marja‘iyya s’interrogent depuis plusieurs années sur la capacité du modèle de rapport au pouvoir développé par Ali Al-Sistani à survivre à son concepteur, à l’âge avancé et à la santé fragile. Si ce dernier a construit un rapport original au politique, quelque chose comme une wilayat al-faqih « à l’irakienne », il semble que les dynamiques sociopolitiques à l’œuvre en Irak soient déjà en passe de condamner ce fragile équilibre.
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1« Nous avions pris l’habitude, chaque vendredi, de lire, au cours du second prêche, un texte qui représentait les vues et les opinions de la haute autorité religieuse relatives aux affaires irakiennes ; cependant, il a été décidé que cela ne se ferait plus pour le moment de façon hebdomadaire mais en fonction de l’évolution des choses et de ce qu’exigent les circonstances » (traduction par l’auteur), second prêche de la prière du vendredi sous la conduite du sayyed Ahmad Al-Safi le 5 février 2016.
2Voir par exemple dans almadapaper.net, m.ahewar.org et dans allithad.com.
3« Istiftâ’ hawla âlîyyat tachkîl al-majlis al-dustûrî » (« Consultation sur le mécanisme de formation de l’Assemblée constituante »), 26 juin 2003, in Al-Khaffâf, Hâmid, Al-nusûs al-sâdira ‘an samâhat al-sayyid al-sistânî fî-l-mas’ala al-‘irâqîyya [Textes publiés par Son Excellence le Sayyed Al-Sistani sur la question irakienne], Dâr al-mu’arrikh al-‘arabî, Beyrouth, 2015. — p. 428.
4« As’ilat sahîfat al-wâshingtun pûst » (« Questions du Washington Post »), non daté.
5Entretiens avec des membres de différentes milices et personnalités religieuses chiites à Kirkouk et Bassora, mars et juin 2015.