Fin septembre 2017, l’Égypte a passé avec succès, mais avec près de six mois de retard, la première revue de son ambitieux programme de stabilisation lancé avec et grâce au Fonds monétaire international (FMI) le 3 novembre 20161. « C’est un bon départ », a commenté son conseil d’administration. Le nouveau patron de son équipe « Égypte », l’Indien Subir Lall, a énuméré depuis Washington les succès : la fin des pénuries de devises grâce à l’établissement d’un nouveau système de change qui laisse la valeur de la livre égyptienne fixée par l’offre et la demande, en l’absence (en principe) de toute intervention des autorités, que ce soit la banque centrale d’Égypte ou le ministère des finances ; l’introduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) — un impôt à grand rendement — a renforcé les finances publiques. Les recettes ont augmenté de 31,8 % en 2016-2017, soit 8 % de plus que prévu par la loi de finances. Enfin, les tarifs des carburants et plus généralement de l’énergie ont fortement augmenté en juillet dernier.
Comme la Russie et l’Argentine
La mesure la plus importante est évidemment la convertibilité totale de la livre. Jusqu’ici, la convertibilité était courante, c’est-à-dire réservée, en principe, aux opérations de commerce extérieur. Les pénuries récurrentes de devises, et d’abord de dollars, ont au fil des ans transformé de fait la banque centrale en grand distributeur de monnaies fortes. Jamais, depuis la révolution de 1952, Le Caire n’avait osé franchir le pas, la balance des paiements étant par trop déséquilibrée. Le président Abdel Fatah Al-Sissi a longtemps hésité avant d’imiter le président russe Vladimir Poutine et son homologue argentin Mauricio Macri qui sont les deux seuls à avoir abandonné le contrôle des changes ces dernières années parmi les pays émergents.
Ce satisfecit a permis à l’Égypte de recevoir un second versement de 1,25 milliard de dollars (1,06 milliard d’euros) après celui de 2,75 milliards (2,33 milliards d’euros) perçus en novembre 2016 sur une enveloppe attendue de 12 milliards de dollars (10,20 milliards d’euros) sur trois ans, dont 4 milliards en 2017. Une deuxième revue aura lieu en décembre 2017 avec à la clé, si elle est positive, un nouveau versement équivalent.
Pourtant, deux critères de performances importants (performance criteria, PC) n’ont pas été atteints par les autorités égyptiennes : le déficit budgétaire « primaire », c’est-à-dire non compris le paiement des intérêts sur la dette publique, n’a pas été ramené à 1 % du PIB mais en réalité à près du double (1,8 %). Cependant, à 63 milliards de livres égyptiennes (3 milliards d’euros), c’est le plus modeste depuis plusieurs années. Les subventions publiques à l’énergie n’ont pas baissé comme prévu, au contraire. Fin septembre, le ministre des finances a repoussé toute nouvelle baisse à juillet 2018. Comme à l’habitude, le FMI a « suspendu » ces deux critères pour cette première révision, afin de permettre le versement de l’aide, renvoyant implicitement leur respect à la prochaine revue de décembre. Le conseil d’administration a donné le motif technique de cette mansuétude : l’échec à respecter ces deux PC est dû « aux coûts plus élevés des importations alimentaires et de carburants entraînés par la forte dépréciation de la livre. »
Derrière cet euphémisme, il y a eu une sous-estimation de l’excès de liquidités dont souffrait l’économie égyptienne qui a abouti à mettre face à face trop de livres pour le montant de devises disponibles. Pour corriger l’erreur, la banque centrale a remonté le 26 septembre les réserves obligatoires que les banques doivent impérativement lui confier de 10 à 14 % de leurs dépôts. Une façon discrète de réduire la demande de devises et de faire remonter quelque peu la devise égyptienne.
Dégringolade de la livre et envolée des prix
Les citoyens ont moins de raisons d’être optimiste. Ce qu’il ont ressenti depuis l’automne 2016, c’est d’abord une hausse des prix proprement insupportable : + 30 % en rythme annuel jusqu’en juillet, dernier chiffre connu. Tous les produits et services ont été touchés et, contrairement aux prévisions du FMI qui espérait un sérieux ralentissement des prix au second trimestre (mai-juillet), l’amélioration se fait attendre.
À l’origine de cette forte inflation, il y a, bien sûr, d’abord la dépréciation de moitié de la livre égyptienne passée de 8-9 livres pour un dollar à plus de 18 livres (20,77 euros) après la « libération » du marché des changes qui a renchéri tous les produits importés dans des proportions inégalées. Lors de précédentes opérations de stabilisation, la dégringolade de la livre et l’envolée des prix n’avaient jamais atteint de tels niveaux. Le précédent programme d’ajustement structurel (1987-1997) n’avait pas dépassé 20 % d’inflation et entre 2000 et 2005, la livre n’avait baissé que de 26 %, soit deux fois moins en cinq ans qu’à l’automne 2016.
Dans ces deux cas, la devise égyptienne avait été dévaluée, mais le régime des changes était resté dans la main de l’État avec quelques assouplissements, vite remis en cause, et une indexation de fait sur le dollar américain. Cette fois, il en a été différemment : le lien avec le billet vert est abandonné et les pouvoirs publics s’interdisent par principe de participer à la détermination du taux de change de la livre et l’abandonnent complètement aux forces du marché, c’est-à-dire en l’occurrence aux importateurs, aux exportateurs et aux investisseurs étrangers. Avantage, le marché noir de la livre a disparu presque complètement et la banque centrale d’Égypte a renoncé à financer directement en devises à des taux préférentiels ses habituels abonnés… dont les banques publiques.
Depuis le 3 novembre 2016, les envois des Égyptiens établis à l’étranger augmentent de 40 % et les achats étrangers de papier égyptien (bons du trésor, obligations, dépôts bancaires...) battent des records (+ 18 milliards de dollars). Cela suffira-t-il pour ramener l’inflation à 10 % par an en juin 2018, comme l’espèrent les experts du FMI ? Les marchés ont aussi leur mot à dire et il est plutôt négatif : cartels, ententes et monopoles pullulent dans l’économie égyptienne et permettent toutes les audaces, par exemple dans les téléphones mobiles dont les prix n’ont pas bougé, mais dont la durée des cartes a été réduite de 36 % par le trio d’opérateurs — dont Orange — qui dominent le marché. Même chose pour le rond à béton, un intrant indispensable dans le bâtiment, qui a augmenté récemment de 12 %. Son principal fournisseur Ezz Steel (60 % du marché) est pourtant égyptien, mais du temps de l’ex-président Hosni Moubarak dont son propriétaire était proche, il a eu la chance d’être l’heureux élu de la privatisation de la principale aciérie du pays. Et depuis, en dépit de quelques ennuis judiciaires après la révolution de 2011, il a profité de sa position et augmente désormais ses prix toutes les semaines.
Un cercle vicieux
Salariés, veuves, orphelins, retraités, bénéficiaires de subventions alimentaires ont eu moins de chance : Karama et Takaful, les deux programmes mis en place en 2015 avec beaucoup de pompe et de propagande, ne touchent que 1,7 million de familles, tandis qu’existent 69 millions de cartes de rationnement (2,8 dollars, soit 2,38 euros) pour 104,2 millions d’habitants selon un récent recensement. On espère réduire le coût dans le budget des subventions de près de 1 % du PIB. Quant aux fonctionnaires et employés du secteur public, leurs traitements n’ont pas suivi l’inflation, avec des hausses comprises entre 7 et 10 %, et c’est sur le sacrifice de leur pouvoir d’achat que l’on compte pour économiser 1 % du PIB dans l’actuel budget.
Certains économistes égyptiens s’interrogent sur le bien-fondé de la médecine choisie par le Fonds monétaire international et le gouvernement Sissi : la demande globale serait moins à incriminer que la hausse des coûts de production dans la responsabilité de l’inflation record dont souffre l’Égypte. À preuve, la convertibilité totale de la livre, l’introduction d’une TVA à 14 %, le relèvement des prix de l’énergie (carburants, électricité) font monter les prix fortement et menacent le cadre macroéconomique d’ensemble. Entre août et septembre, l’indice des prix à la consommation a augmenté, en rythme annuel, respectivement de 30,9 % et de 30,6 %, soit un gain dérisoire de 0,3 % plus de 10 mois après l’opération du 3 novembre 2016. Les autorités cherchent à rassurer l’opinion en promettant qu’il n’y aura pas de « second cycle » de hausse des prix, cependant le risque existe qu’un véritable cercle vicieux se mette en place entre les prix et les subventions, la hausse des uns entraînant celle des autres et repoussant toujours plus loin le retour à un déficit budgétaire tolérable et à une économie moins inhumaine.
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