
Sylvain Cypel. — Donald Trump a demandé au président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi d’accueillir un nombre massif de Palestiniens de Gaza. La presse américaine a récemment fait écho à une possible pression de Trump sur lui à propos du grand barrage de la Renaissance sur le Nil, en Éthiopie, qui menace de réduire l’accès de l’Égypte à l’eau. Pensez-vous que le président égyptien puisse finalement céder à la pression américaine quant à l’avenir des Palestiniens ?
Robert Springborg. — D’après des images satellites prises dans le Sinaï, on sait que, plusieurs mois après le début de la guerre de Gaza, l’Égypte préparait un grand « camp » pour recevoir les Palestiniens expulsés, a priori à la suite de pressions de l’administration Biden. Après que ces photos ont été publiées, le développement du projet a été stoppé. Ce qui laisse penser qu’il y a eu des pressions sur le président Sissi pour qu’il renonce à ce plan, des pressions exercées sans doute par la seule force qui possède de l’influence en Égypte, à savoir l’armée.
L’administration Trump a désormais fait monter les enchères en offrant son soutien à l’Égypte, y compris — mais probablement pas seulement — en ce qui concerne le conflit sur le barrage avec l’Éthiopie. Mais en même temps, l’indignation ressentie en Égypte, comme dans presque tout le reste du monde, devant la destruction de Gaza a rendu beaucoup plus difficile tout compromis de la part du président Sissi, comme l’a montré la plus grande tolérance du régime à l’encontre des manifestations contre les actions israéliennes.

Les dilemmes de la guerre contre Gaza
Cela dit, on peut imaginer un scénario dans lequel le déplacement/transfert d’au moins une partie des Palestiniens de Gaza en Égypte pourrait devenir un élément d’un accord plus large qui mettrait fin à l’engagement actuel d’Israël à Gaza. Dans ce cas, Sissi obtiendrait le soutien américain contre l’Éthiopie et une poursuite de l’assistance étrangère de Washington, ce qui amènerait l’armée égyptienne à considérer un tel accord plus favorablement. Et s’il s’accompagnait d’un retour de l’Autorité palestinienne dans un rôle à Gaza, et d’un soutien arabe et international à la reconstruction du territoire ainsi que d’une garantie de sécurité, cela réduirait encore les réticences du Caire à accueillir des Gazaouis. Et cela offrirait au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou une possibilité de revendiquer une « victoire » grâce à l’expulsion de Palestiniens.
En résumé, la situation est fluide, mais il est possible d’imaginer certaines conditions qui conduiraient l’Égypte à céder aux pressions américano-israéliennes.
Divisions entre nantis et laissés pour compte
S. C.— Quel est l’état réel de la société égyptienne plus de dix ans après l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah Al-Sissi ?
R. S.— Les politiques du régime ont divisé la société égyptienne entre nantis et laissés pour compte. Ce fossé prend plusieurs formes. Premièrement, les salaires n’ont pas suivi le rythme de l’inflation, et donc les familles dépendant d’un travail rémunéré ont vu leurs revenus réels substantiellement réduits. Deuxièmement, l’inflation a davantage frappé les produits de première nécessité, en particulier les denrées alimentaires, que les autres biens et services. Troisièmement, les services publics, en particulier dans le domaine de la santé et de l’éducation, se sont dégradés, forçant les usagers à se tourner vers le secteur privé. Quatrièmement, le niveau d’emploi dans la fonction publique par rapport à l’emploi global a décliné, touchant ainsi les femmes et la petite classe moyenne qui, traditionnellement, dépendaient davantage des emplois dans le secteur public.
À l’autre extrémité de l’échelle sociale, ceux ayant accès au capital, soit grâce à des emplois dans le secteur privé ou à la propriété d’entreprises, soit grâce à des transferts de fonds ou à diverses formes de corruption, ont vu leurs revenus grimper en flèche, et ils se sont alors livrés à des acquisitions ostentatoires, notamment dans l’immobilier et les services haut de gamme. C’est ainsi que, tandis que ceux d’en haut s’enrichissaient, la situation de ceux d’en bas déclinait, creusant l’écart des revenus et le fossé social qui étaient déjà importants. En effet, selon l’indice de Gini1 des inégalités, tel que rapporté par l’économiste Thomas Piketty, parmi les pays à revenu moyen et moyen inférieur, l’Égypte est la plus inégalitaire. Cette profonde inégalité a fortement exacerbé les tensions socio-politiques, dont la pléthore de grèves dans les grandes entreprises n’est qu’un des indicateurs.
Une économie contrôlée par les militaires
S. C.— Le soutien du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Europe en faveur de l’Égypte se poursuit. La présidente de la Commission européenne, Ursula Van der Leyden, a récemment chanté les louanges de réformes qui sont virtuellement inexistantes2. Comment l’expliquez-vous ?
R. S.— Le FMI, l’Union européenne et presque tous ses États membres ont renoncé à encourager les réformes en Égypte, qu’elles soient politiques ou même économiques, comme le prouvent leurs aides financières massives offertes au printemps 2024. Le moteur de ce soutien résulte de la peur, de la crainte d’un effondrement du régime dictatorial, qui poserait une multitude de défis, sous la forme de migrations transméditerranéennes, de terrorisme, d’antagonisme avec Israël, et de liens avec des forces déstabilisatrices dans des pays frontaliers comme la Libye et le Soudan, ou autres…
L’Égypte étant « un trop gros morceau » pour la laisser échouer dans l’esprit de ces décideurs, ces derniers font systématiquement abstraction des violations des droits humains par le président égyptien, de son autoritarisme toujours plus étouffant, de son mépris effronté des réformes conclues avec le FMI et d’autres donateurs, de ses accointances avec Vladimir Poutine et les Chinois, etc. Que les opinions occidentales n’aient pas protesté plus vigoureusement contre ce soutien à courte vue et, finalement contre-productif, au plus terrible dictateur de l’histoire moderne de l’Égypte est un acte d’accusation de la démocratie occidentale elle-même.
Aucune réforme en perspective
S. C.— Quelle direction prend l’économie égyptienne ? D’un côté, le régime prône une orientation néo-libérale. De l’autre, la mainmise de l’armée sur l’économie nationale semble toujours plus forte. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
R. S.— Oui, c’est contradictoire et cela conduit à une économie très similaire à celle de la Russie de Poutine. Il y a deux « gagnants » : d’abord l’armée et les officiers des services de sécurité, ainsi que d’autres, liés administrativement à l’État dans l’État ; puis les oligarques qui dirigent des secteurs de l’économie qui sont en cheville avec les premiers. Pratiquement tous les autres acteurs économiques sont des « perdants ». Et comme votre question le suggère, cette division s’intensifie au fur et à mesure que le contrôle direct et indirect des militaires sur l’économie — et les petits arrangements avec leurs oligarques favoris — devient de plus en plus étroit. Il n’y a aucune chance pour la moindre réforme fondamentale de cette économie qui restera dominée par l’État dans l’État aussi longtemps que le président Sissi et l’armée restent au pouvoir. La promotion d’une économie libérale dans laquelle s’engagerait le régime est une opération de relations publiques entièrement destinée à des audiences occidentales et n’a strictement aucun rapport avec l’organisation et la gestion actuelles de l’économie.
S. C.— Le fait que l’armée égyptienne étende son contrôle de l’économie n’est-il pas dangereux pour l’armée elle-même ? Lors d’une conférence à Florence (Italie) en janvier 2025, vous avez parlé de sa lente évolution vers un conglomérat de « milices ». À quoi faisiez-vous référence ?
R. S.— D’abord sous Anouar El-Sadate, puis davantage sous Hosni Moubarak et encore plus sous le président Sissi, l’armée a changé sa priorité. De conduire la guerre, elle est passée à celle de générer du profit. Par conséquent, ses capacités de combattre ont stagné en dépit du fait qu’elle est l’une des forces armées du Sud qui dépensent le plus pour ses achats d’armes, qu’elle est la plus grande armée en Afrique et l’une des plus grandes au monde. Elle consacre des ressources inadéquates à l’entraînement, à la réparation et l’entretien du matériel, à sa logistique, à l’intégration des forces et de l’organisation et de la gestion militaires. La pléthore d’équipements qu’elle a acquise auprès de nombreux fournisseurs différents nécessiterait d’ailleurs des militaires bien mieux formés pour les intégrer dans leurs différents corps. L’Égypte ne les a pas, donc l’efficacité de son armée de l’air, de ses blindés et même de son infanterie de base ne s’est pas développée parallèlement à ses dépenses et ses achats. Le corps des officiers se préoccupe de faire de l’argent, pas de se préparer à faire la guerre.
Des milices pour consolider le pouvoir
Quant au phénomène des « milices », je faisais référence à l’organisation des Fils du Sinaï (Abnaa Sina) dirigée par Ibrahim Al-Argani et créée à l’origine par l’armée afin de servir d’unités auxiliaires lors de la campagne de contre-terrorisme dans le nord du Sinaï. Al-Sissi a ensuite orchestré l’extension de son rôle à la fois géographiquement jusqu’à l’Égypte « continentale », et fonctionnellement, au sein des systèmes économique et politique. Par exemple, il lui a permis de devenir l’intermédiaire entre le ministère (égyptien) de l’Intérieur et le Hamas pour la délivrance de visas pour les Gazaouis en échange de paiements dépassant souvent 5 000 dollars (4 820 euros).
Fin 2024 — début 2025, Sissi a également favorisé l’émergence d’un nouveau parti politique, le Front national, dans lequel Al-Argani a d’abord obtenu la place de dirigeant, jusqu’à ce que des objections se fassent apparemment jour au sein des militaires qui ont commencé à le percevoir comme une menace à leurs intérêts. Il a été provisoirement écarté puis réinstallé, mais dans un rôle quelque peu ambigu. Selon des sources informées, Al-Sissi voudrait qu’Al-Argani, sa milice et son parti politique servent à la fois de bras répressif de la présidence et de contrepoids à l’armée. Jamais auparavant dans l’histoire moderne de l’Égypte, une milice de cette nature avait été autorisée par l’État. Qu’une telle milice ait été créée laisse deviner la décrépitude de l’État-nation.
S. C.— Le soutien officiel de l’Égypte en faveur de l’armée soudanaise dans la guerre civile, qui dure depuis bientôt deux ans, pèse-t-il sur son économie ?
R. S.— C’est un fardeau, mais également un bénéfice pour l’économie. D’abord, directement, car l’Égypte a facilité la contrebande d’or du nord et de l’ouest du Soudan, dont tirent profit les Égyptiens impliqués dans ce trafic au cœur duquel on trouve probablement les militaires et les services de sécurité. Ensuite indirectement, parce que la présence de réfugiés soudanais en Égypte est une source de revenus pour le gouvernement, sous la forme d’aide financière fournie par les donateurs, qu’il s’agisse du FMI, de l’UE, des États-Unis ou de nombreux pays européens. Ces réfugiés sont traités incroyablement durement par le régime égyptien et une grande partie de la population. Tout bien pesé, Le Caire a probablement tiré profit de la guerre civile soudanaise.
La dépendance à l’égard d’Israël
S. C.— Comment l’armée égyptienne gère-t-elle ses relations étroites avec Israël (notamment sur la sécurité dans le Sinaï) tout en préservant sa mission fondamentale de garante de l’indépendance ? N’y a-t-il pas de risques pour elle après ce qui s’est passé à Gaza ?
R. S.— L’armée et les services de sécurité des deux pays collaborent étroitement, ainsi que le démontre leur capacité à gérer une multitude de crises sécuritaires, que ce soit des meurtres de soldats des deux côtés de la frontière, des violations de clauses des traités ou des tensions plus graves résultant de la guerre israélienne contre Gaza. L’une des raisons pour lesquelles les relations ont résisté est que l’armée israélienne a joué un rôle clé dans la répression de l’insurrection qui a éclaté au Sinaï dans le sillage de la révolution égyptienne de 2011. Une autre raison, encore plus importante, est que l’influence de Tel-Aviv à Washington est cruciale pour que Le Caire y conserve sa position privilégiée, malgré la récente condamnation du sénateur Bob Menendez pour avoir accepté des pots-de-vin du plus proche conseiller du président Sissi afin de faciliter la livraison d’aide étrangère (par les États-Unis) à l’Égypte3.
Mais la collaboration avec Israël est impopulaire en Égypte, Sissi la cache donc, comme il le fait pour toutes les « mauvaises nouvelles », qu’elles soient de nature sécuritaire, politique ou économique. Et comme toutes les sources indépendantes d’information publique ont été supprimées dans le pays, les Égyptiens n’ont pas vraiment les moyens de savoir à quel point leur pays, leur armée et leur président sont devenus dépendants d’Israël. La dépendance vis-à-vis des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite est davantage connue dans le public, mais elle n’est pas aussi problématique pour Sissi parce qu’il s’agit de pays arabes. Toutefois, même concernant cette dépendance, il y a un énorme rejet de l’opinion, ce qui montre combien des informations sur les relations sécuritaires entre Israël et l’Égypte pourraient s’avérer politiquement explosives.
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1NDLR. L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique permettant de rendre compte du niveau d’inégalité pour une variable et sur une population donnée. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême). Les inégalités mesurées peuvent porter sur des variables de revenus, de salaires, de niveau de vie, etc.
2Le 17 mars 2024, lors du forum UE—Égypte sur l’investissement, Ursula von der Leyen et Le Caire ont signé un « partenariat stratégique » pour 7,4 milliards d’euros dans le domaine de l’énergie et mais surtout dans le renforcement des frontières.
3En juillet 2024, l’élu du New Jersey est reconnu coupable de corruption, de trafic d’influence et d’avoir agi comme agent de l’étranger en faveur de l’Égypte et du Qatar. Il démissionne de son poste de sénateur le 20 août 2024. En janvier 2025, il est condamné à une peine de 11 ans de prison pour corruption.