L’Égypte, Eldorado ou mirage pour les réfugiés syriens ?

Au cours des trois dernières années, l’Égypte est devenue une destination privilégiée pour les réfugiés syriens au niveau régional. Les difficultés rencontrées pour accéder aux pays voisins ou pour y séjourner se combinent au succès d’une certaine catégorie de Syriens installés en Égypte pour expliquer cette attractivité. Mais la crise économique que traverse le pays pourrait rebattre les cartes.

Un jeune réfugié syrien fabrique et vend des chawarmas à Alexandrie (4 janvier 2018)
Khaled Desouki/AFP

L’Égypte, qui avait déjà connu plusieurs vagues migratoires en provenance de Syrie depuis le XIXe siècle et dans les années 1950, a accueilli de nombreux Syriens depuis le déclenchement du conflit dans leur pays. Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, leur nombre serait passé de 13 000 en janvier 2012 à 123 000 en septembre 2013 et à plus de 145 000 en décembre 20221.

Le conflit a débouché sur une « régionalisation de la question syrienne »2, en raison de la concentration des mouvements migratoires sur le Proche-Orient, entre le Liban, la Turquie, la Jordanie et l’Égypte. Cette régionalisation évolue en même temps que les situations politiques et économiques des pays hôtes, avec des changements de positionnement vis-à-vis des réfugiés syriens qui ont un effet sur leur stratégie migratoire. Désormais, la géographie de l’exil de la diaspora syrienne ne se concentre plus sur les pays voisins, car il est devenu difficile pour les Syriens de trouver refuge au Liban, en Turquie ou en Jordanie. L’Égypte, pour le moment, échappe à cette désaffection et occupe une place de plus en plus importante dans cette « régionalisation de la Syrie ».

Contraints au départ et déclassés

Une femme interviewée dans le quartier du 6-Octobre, une banlieue du Caire qui a accueilli de nombreux Syriens, explique qu’elle vivait dans de très bonnes conditions avant le conflit et voyageait dans le monde entier avec son mari, un homme d’affaires très bien établi. Ils ont quitté la Syrie en 2012 et vivent depuis un déclassement socio-économique. Pour rendre compte de ce sentiment nouveau de vulnérabilité, elle raconte comment elle s’est retrouvée un jour incapable de prendre les transports en commun faute d’argent.

 Je connais des gens qui ont vendu leur maison pour au mieux 5 000 – 10 000 dollars [4 500-9 000 euros] dans des zones périphériques agricoles [de Damas] pour pouvoir émigrer avec leur famille en Égypte. Une fois payés les visas pour le mari, la femme et les enfants, l’ancien propriétaire se retrouve avec ces seuls 5 000 dollars en poche pour survivre durant les premiers mois.

Quand on lui demande pourquoi ils ont choisi l’Égypte, elle répond :

Où pourraient-ils aller d’autre ? Y a-t-il un autre pays qui accepte les Syriens ? La Jordanie a fermé ses frontières et vous avez sans doute vu les dernières manifestations… La Turquie ne nous accepte pas, et pour aller au Liban il faut un rendez-vous dans une ambassade. Le Soudan a aussi fermé ses frontières aux Syriens il y a déjà un certain temps. Même les Syriens qui avaient acheté la nationalité soudanaise ont dû y renoncer. Les Émirats arabes unis délivrent bien des visas, mais que peut-on y faire si on n’a pas de travail ? Ne reste que l’Égypte. Ou peut-être la Libye ?

Une dangereuse étape soudanaise

La première vague de migration post-conflit depuis la Syrie a eu lieu avant le changement de gouvernement de juillet 2013, ce que reflètent les chiffres du HCR. Sous le président Mohamed Morsi, les Syriens arrivés par avion ou par bateau n’avaient pas besoin de visa. Après le changement de régime en 2013, le visa est devenu obligatoire au nom d’impératifs de sécurité, et il a fallu acquitter un montant de 1 500 dollars (1351 euros) environ en cumulant visa et billet d’avion. Cette politique a eu un impact sur les mouvements de Syriens vers l’Égypte : les candidats au départ ont préféré emprunter un nouveau circuit passant par le Soudan, qui à l’époque ne leur imposait pas de visa. Ils ont ensuite rejoint sur les routes vers l’Égypte d’autres exilés syriens qui quittaient le Soudan après une tentative d’installation ratée. Un homme exerçant un métier artisanal explique ainsi qu’il a décidé de gagner l’Égypte en 2017 après être arrivé au Soudan en 2016, parce qu’il ne parvenait pas à s’intégrer dans le tissu économique local.

Les récits font état de conditions extrêmement difficiles pour passer la frontière entre le Soudan et l’Égypte. Une mère affirme avoir été abusée sexuellement devant son fils. Une autre réfugiée raconte comment elle a manqué être projetée hors de la voiture alors que celle-ci filait dans le désert à 240 km/h pour échapper aux gardes-frontières qui la poursuivaient. Les récits égrènent les différentes étapes d’un trajet de deux ou trois jours dont le tracé pouvait varier en fonction des passeurs et du moment. Une femme évoque une marche de neuf heures, suivie d’un trajet en bus au milieu de la nuit, puis d’un trajet en taxi et d’une autre marche de douze heures en plein désert sans eau ni nourriture. Il leur est arrivé de voir des cadavres sur la route. Ce n’est qu’en montant dans le train qui devait les conduire au Caire, leur destination finale, qu’ils ont pu se sentir en sécurité, avant de pouvoir retrouver les amis et parents qui les attendaient dans la capitale égyptienne.

Cet itinéraire par le Soudan est devenu encore moins attractif avec le changement de la politique migratoire de Khartoum qui a suivi le coup d’État militaire de décembre 2020. Les Syriens ont été contraints de s’acquitter d’un visa. Si l’on ajoute les versements de pots-de-vin et autres prélèvements illicites, le coût revenait désormais au même que pour un vol direct pour Le Caire et le prix d’un visa d’entrée en Égypte3.

Comme l’explique un interlocuteur :

Le prix d’un visa pour le Soudan est de 500 dollars [450 euros], le billet d’avion coûte entre 200 et 300 dollars [180 à 270 euros], auxquels il faut ajouter ensuite la rémunération du passeur, qui s’élève à 500 dollars. Sans parler des risques liés au passage de la frontière. Est-ce que ça vaut vraiment le coup ? Les Syriens ont davantage intérêt à payer directement les 1 500 dollars nécessaires pour gagner l’Égypte en toute sécurité.

Nouvelle vague migratoire

Plusieurs entretiens évoquent une nouvelle dégradation de la situation en Syrie qui aurait poussé les gens à quitter le pays entre 2019 et 2023 en raison du « déficit de services » et des difficultés rencontrées pour satisfaire les besoins élémentaires (accès à l’électricité, au gaz et à l’eau). Une personne interrogée, qui vit dans l’un des faubourgs du Caire, à 6-Octobre, explique que des amis et des membres de sa famille cherchent à gagner l’Égypte pour fuir des conditions de vie devenues impossibles :

Les gens viennent ici parce qu’ils meurent de faim. Ma sœur, qui est institutrice, me dit qu’elle ne travaille que deux jours par semaine et que le gouvernement les met en congé le reste de la semaine à cause du manque de fuel. Les gens vendent leur maison pour venir en Égypte. C’est la fin : ils ont déjà vendu leur or il y a un certain temps et n’ont plus rien d’autre.

Pour cette autre Syrienne, qui a émigré en 2019, c’est son état aussi bien physique que psychologique qui l’a obligée à quitter la Syrie, où elle ne pouvait pas être prise en charge correctement. Elle a décidé de quitter son mari et de rejoindre sa mère et son frère en Égypte, faute de pouvoir bénéficier en Syrie d’un système de soin et de services de qualité.

Les réseaux de solidarité sur place

Les Syriens peuvent demander différents types de permis de séjour pour résider en Égypte, notamment en tant que réfugiés en passant par le HCR, pour suivre un cursus d’enseignement ou pour investir dans une entreprise. Le départ s’organise principalement grâce au soutien de réseaux préexistants sur place : membres de la famille, amis ou relations professionnelles. Une recherche récente révèle que des Syriens ayant monté une activité au Caire ont fait venir leurs employés directement de Syrie de 2011 à 2022 pour travailler dans leur entreprise ou dans leur atelier4.

Il apparaît aussi que les arrivées ont été encouragées et facilitées grâce aux réseaux sociaux. Un Syrien qui travaille dans le souk du Khan Al-Khalili, au centre du Caire, indique ainsi qu’il a trouvé les informations pour son arrivée au Soudan sur un groupe Facebook. Il a ensuite obtenu le numéro d’une personne qui l’a aidé à trouver un passeur pour l’Égypte, au départ grâce à des contacts sur Facebook, poursuivis via WhatsApp. Ces mêmes connexions lui ont ensuite permis de se débrouiller pour survivre pendant les premiers mois passés au Soudan.

« Success stories »

D’autres motifs que les seules difficultés rencontrées en Syrie peuvent attirer de nouveaux migrants. Certains parcours d’entrepreneurs syriens installés en Égypte font figure de success stories. Et les Égyptiens ne semblent pas manifester à l’encontre de cette communauté la même animosité que celle que leur inspirent d’autres populations immigrées, du moins si l’on en croit des études récentes.

Les Syriens sont intéressés par l’Égypte parce qu’il leur paraît possible d’y participer activement au secteur privé en tant qu’entrepreneurs, à la différence d’autres pays de la région tels que le Liban ou la Jordanie. On les retrouve pourtant surtout dans de nombreux secteurs plus ou moins informels comme le prêt-à-porter, le textile, l’alimentaire ou dans le commerce et les services, qu’il s’agisse des restaurants, des boutiques ou des instituts de beauté. Selon différentes études, les Syriens auraient investi entre 800 millions (721 millions d’euros) et 1 milliard de dollars (901 millions d’euros) en Égypte depuis 20115.

Égyptiens et Syriens constatent le changement survenu dans certains secteurs depuis 2011, notamment dans l’industrie alimentaire. Ce changement s’est fait progressivement, par le biais de restaurants syriens vendant par exemple des chawarmas, et de magasins proposant des produits alimentaires typiquement syriens. Cette culture culinaire importée a amené l’émergence d’un nouveau marché. Face au succès rencontré, des sociétés commerciales s’y sont intéressées et ont commencé à l’approvisionner, jusqu’à ce que de nouvelles entreprises et industries alimentaires se créent spécifiquement pour répondre à cette demande locale. Les perspectives se sont révélées tellement prometteuses que toute une chaîne de production s’est mise en place. Même si ces entreprises n’appartiennent pas forcément à des Syriens, elles fonctionnent largement grâce à eux, car ils sont largement impliqués dans les fonctions liées à la gestion et aux ventes, assurant la transmission de tout un savoir-faire.

Comme l’a fait remarquer un des interviewés : « On ne peut pas demander à un Égyptien de vendre des takhlita (noix) et des labneh (yaourt) de la même manière qu’un Syrien le ferait… La vente pour les Syriens, c’est tout un savoir-faire et cette culture de la vente fait partie intégrante de nous »6. Ce témoignage montre comment un certain capital culturel peut se transformer en capital humain et économique, en tout cas dans le contexte égyptien. Car si les produits laitiers spéciaux tels le labneh ou certains condiments particulièrement utilisés dans l’alimentation syrienne sont plus ou moins nouveaux en Égypte, ils ne sont pas exceptionnels dans des pays tels que la Jordanie ou le Liban, qui ont des pratiques culinaires très proches.

L’installation des réfugiés syriens dans les nouveaux espaces urbains du Caire, tels que les villes de grande périphérie comme Oubour, 6-Octobre ou Rehab, a facilité l’intégration des Syriens. Ces espaces ont été investis physiquement, socialement et économiquement et ils y ont implanté de véritables communautés d’accueil. Une femme syrienne qui a emménagé dans le quartier de 6-Octobre en 2012 estime que le fait de s’installer dans ce quartier a été déterminant pour son intégration dans le pays, car comme elle l’explique : « Ici, il y a de la place pour nous ». À l’inverse, d’autres Syriens installés dans des quartiers du Caire plus éloignés des espaces regroupant la communauté syrienne ont eu des difficultés pour s’intégrer. Notre artisan du Khan Khalili évoqué plus haut a ainsi du mal à vendre ses produits en nacre, malgré le caractère unique de ses dessins et l’utilisation de techniques inconnues selon lui en Égypte.

Des lendemains incertains

La situation désastreuse en Syrie et en Turquie après les tremblements de terre de février 2023 attirera probablement davantage de réfugiés syriens. Mais si l’Égypte reste l’un des seuls lieux d’exil encore possibles au niveau régional, les conditions économiques et sociales vont devenir plus dissuasives. Le pays souffre en effet d’une crise économique caractérisée par une forte dépréciation de la monnaie ; l’inflation et la hausse des prix rendent plus compliquée la mise en place d’un projet d’avenir dans le pays. Certains Syriens semblent donc de plus en plus considérer l’Égypte plutôt comme une étape de transit que comme un pays où l’on pourrait s’établir durablement7. Ils n’encouragent plus leurs compatriotes à les rejoindre à moins d’avoir un solide projet entrepreneurial, parce que le coût de la vie est devenu trop élevé pour un simple salarié. Beaucoup de Syriens souhaiteraient pouvoir repartir vers des pays où les services de santé et d’éducation sont plus accessibles et moins coûteux. Ils espèrent bénéficier d’une réinstallation par le biais du HCR, notamment aux États-Unis, en Australie ou dans un pays de l’Union européenne (UE). Mais les procédures sont longues et ont peu de chances d’aboutir. Certains envisagent donc de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée, une aventure de plus en plus risquée du fait du contrôle accru des frontières maritimes égyptiennes depuis 2016.

2Cette expression est empruntée à Leïla Vignal, War-Torn : The Unmaking of Syria, 2011–2021, C. Hurst & Co Publishers Ltd, 2021 ; p. 207.

3Sarah A Tobin, Salam Kanhoush, « No Longer a Guest : Permitting Syrians in Sudan “, Chr. Michelsen Institute, 2020.

4Joseph Daher, « Syrian entrepreneurs and investors in Egypt and their relations with Syria », RSC, Syrian Trajectories Project, European University Institute, mars 2023/ ; p. 9.

6Entretien réalisé au Caire en février 2023.

7Miranda Mahmoud, The economic and social integration of the Syrian migrants and refugees in El-Rehab city in Egypt, Université américaine du Caire, 2017 (master).

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