Les choses se passent très discrètement, comme toujours avec Patrick Drahi. Mais le tycoon des médias et des télécoms ne compte pas rester inactif en Israël, le pays de son cœur. Même si depuis deux ans son groupe Altice a massivement investi dans le câble aux États-Unis et s’est introduit à Wall Street, Drahi poursuit son bonhomme de chemin à Tel-Aviv. Un partenaire de choix, le premier ministre Benyamin Nétanyahou, s’apprête à faciliter sa conquête des médias israéliens. Nous écrivions il y a deux ans pour Orient XXI qu’il souhaitait pouvoir diffuser sa chaîne d’information i24news en Israël et qu’il songeait également à acheter des titres de presse. C’est chose faite pour la chaîne installée sur le port de Jaffa, c’est en cours pour le second point.
« Convergence » des médias
Patrick Drahi est un adepte convaincu de la stratégie de « convergence » des médias. Il a, on le sait, fait l’acquisition de nombre d’entre eux, en France (BFM, RMC, L’Express , Libération, etc.) comme au Portugal (les leaders audiovisuels du pays, la chaîne TVI et Rádio comercial, ainsi que quelques journaux), pays où les compagnies d’Altice SFR et Portugal Telecom figurent dans le peloton de tête des opérateurs de téléphonie. « Pourquoi ne ferait-il pas la même chose en Israël ? Il y est déjà puissant dans la téléphonie et la production de séries », note un banquier spécialiste des médias.
Et puis, si ce passionné de l’investissement immobilier de luxe achète à tour de bras des demeures et des chalets en Suisse, à Cologny et à Zermatt (ville dont il est officiellement résident), Drahi aime vivre à Tel-Aviv. « C’est très simple de savoir où je vis : je suis le soleil. Donc quand l’automne arrivera et que l’air sera moins moite, je serai en Israël », confiait-il en septembre à Challenges1. Il habite toujours dans la très chic tour One Rothschild, où il possède plusieurs appartements « pour les copains ». Il a également le projet de regrouper ses sociétés locales — Hot et i24news — dans les bâtiments anciens de Raz Kook, au sud de la ville, afin d’en faire un « campus », à la manière de celui de SFR dans le quartier Balard à Paris.
Cependant la première fortune d’Israël (et la huitième de France) reste peu connue dans ce pays, malgré quelques actions de mécénat en faveur de l’Université hébraïque de Jérusalem et du lycée franco-israélien de Holon. « Il n’est pas rare de le voir sur un vélo ou déjeuner au comptoir d’un bistro de son quartier, personne ne fait attention à lui », raconte un journaliste européen installé à Tel-Aviv2.
Le premier résultat de sa montée en puissance est l’autorisation obtenue par i24news d’être enfin diffusée en Israël. Lancée en 2013 en français, anglais et arabe, employant plus de 250 personnes, la chaîne d’informations épouse un regard sur le monde depuis « le cœur de la société israélienne », explique son PDG Frank Melloul. Cette bonne volonté pro-israélienne lui a permis d’emporter un vote favorable du Parlement le 29 mai dernier, afin de modifier la loi anti-concentration. i24news peut désormais être regardée sur les télévisions en Israël même, et dans ses trois versions. « Double satisfaction, se réjouit Frank Melloul, ce projet de loi a fait l’objet d’un consensus parlementaire et le législateur a reconnu le professionnalisme de la chaîne, ainsi que son impact au niveau international ». Impact modeste, du moins en France, où ses audiences sont confidentielles, mais qui ouvre le marché israélien à i24news. « Ils installent un studio à New York après celui de Paris et préparent une version espagnole. Mais nul ne doute que la prochaine étape, c’est d’émettre en hébreu. Les gens de Drahi se flattent déjà de s’adresser à la minorité arabe israélienne. Il leur reste à parler à la majorité juive », ironise un brin un journaliste israélien.
Main basse sur « Yediot Aharonot »
Cependant, la concurrence est rude dans le paysage tourmenté des médias, en proie à des difficultés économiques, mais aussi à une offensive sans précédent du premier ministre. Au cœur de la bataille, la vente programmée du principal quotidien payant du pays, Yediot Aharonot et de son site Ynet, leader pour sa part sur la Toile. En août 2017, la presse israélienne annonce que Drahi est en train d’en faire l’acquisition. Le porte-parole d’Altice dément cette information (et n’a pas donné suite à nos demandes de rencontres). Mais nul ne doute à Tel-Aviv que l’opération est en marche. Ce faisant, Patrick Drahi rendrait un immense service à Benyamin Nétanyahou. L’actuel premier ministre est en effet menacé par des affaires de corruption et sait que la justice peut être impitoyable en la matière : son prédécesseur Ehoud Olmert a passé seize mois en prison. De plus, s’il est traditionnellement critiqué par les Nations unies et l’Union européenne pour son obstination sur la colonisation des territoires palestiniens, Nétanyahou l’est depuis peu, mezzo voce, par quelques Américains dans l’entourage même de Donald Trump. Le patron du Likoud est enfin concurrencé sur sa droite par plusieurs ambitieux ultras, comme Naftali Bennett, son ministre de l’éducation et de la diaspora, leader du Foyer juif, le parti des colons.
Nétanyahou estime que les médias sont les premiers responsables de ses ennuis, et a même fait fermer, le 9 mai 2017, la première chaîne publique ainsi que la radio Kol Israël. Plus de mille personnes ont été licenciées, quelques centaines réembauchées pour un « nouveau projet », Kan, plus conforme sur le plan éditorial aux positions de la droite. Même le modéré Jerusalem Post a parlé de « tempête politique », car cette affaire a donné lieu à des contorsions invraisemblables au sein du gouvernement, avec un bras de fer public entre le ministre des finances Moshe Kahlon et Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre a même menacé de provoquer des élections anticipées si Kahlon lui barrait la route, avant de verser des larmes de crocodile sur la « fermeture brutale » des deux médias qu’il avait lui-même organisée… « Nétanyahou est un maniaque du contrôle des médias sur le plan politique et un grand parano sur le plan personnel, explique un journaliste de Tel-Aviv. Depuis plus d’un an, avec la liquidation-recomposition de la première chaîne de télévision, il a montré qu’il était prêt à tout pour reprendre la main sur un paysage médiatique qu’il juge hostile. »
Nétanyahou est brouillé avec les principaux patrons de presse : Sheldon Adelson, le milliardaire octogénaire propriétaire du quotidien gratuit Israel Hayom, et Arnon Mozes, dont la famille (ainsi que la famille Fishman) possède Yediot Aharonot. Pour mener à bien cet étouffement, il manquait donc d’alliés. « Drahi lui offre sur un plateau une stratégie qui va servir le premier ministre et va tout à fait dans le sens de ce qu’il fait par ailleurs dans le monde », complète le confrère, c’est-à-dire de disposer de « contenus » multimédias pour alimenter téléviseurs et smartphones.
Rien ne presse...
Évidemment, Yediot Aharonot est un gros morceau même si, comme de nombreux titres, sa diffusion payante est en baisse, et son chiffre d’affaires publicitaire en berne. Le groupe est officiellement estimé à 650 millions d’euros, mais « cela vaut en réalité beaucoup moins cher », assure un observateur. Le groupe Altice de Drahi, qui a dépensé 440 millions d’euros pour s’offrir des pièces maitresses du paysage des médias au Portugal, n’est sûrement pas disposé à débourser une telle somme. C’est sans doute pour cette raison qu’il a démenti un achat qui n’en est, pour le moment, qu’au stade de négociations, tripartites, complexes avec la famille Mozes — elle-même empêtrée dans des scandales — et le premier ministre.
Contrairement à Nétanyahou, Drahi n’est pas pressé : d’autres affaires peuvent se présenter. Le Maariv, qui appartient au Jerusalem Post, voire le prestigieux Haaretz ne sont pour l’heure pas en vente, mais connaissent l’un et l’autre de sérieuses difficultés financières. Et puis, pour que le propriétaire de Hot Telecom en Israël puisse s’offrir un journal, il faudra que le Parlement modifie une nouvelle fois la loi sur la concentration des médias. Mais pour Nétanyahou comme pour Drahi, ce n’est pas un problème…
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1« Un milliardaire discret qui aime la pierre », 20 septembre 2017.
2Et qui tient à garder un strict anonymat, comme tous les confrères rencontrés pour cet article, signe de la puissance acquise par Drahi en Israël. Et pas seulement : dans une enquête sur Drahi et Niel publié par la revue XXI en septembre 2017, « Les rois des tuyaux », les auteurs signalent que leurs sources ont presque toutes exigé l’anonymat. Cela devient la règle en matière d’enquêtes économiques. « On ne sait jamais », nous disait ce journaliste cité plus haut…