Histoire

L’état d’urgence en France, de l’Algérie coloniale à aujourd’hui

Soixante ans après sa naissance au début de la guerre d’indépendance algérienne, la loi sur l’état d’urgence adoptée en 1955 régit à nouveau, avec quelques modifications, la vie des Français. Les racines coloniales de cette loi, prévue pour « combattre le terrorisme », éclairent les atteintes actuelles à l’État de droit.

Durant la « semaine des barricades », rue Michelet à Alger, avec une banderole des insurgés portant la mention « Vive Massu ».
Michel Marcheux, janvier 1960.

« Apporter des restrictions à l’exercice des libertés publiques dans une démocratie est une décision grave, à laquelle on ne peut se résigner sans d’impérieux motifs », reconnaît d’entrée de jeu, le 30 mars 1955 devant l’Assemblée nationale, le rapporteur du projet de loi n° 10 478 sur l’état d’urgence. Jacques Genton, député du Cher, est proche des radicaux partisans de l’Algérie française qui viennent de renverser un mois plus tôt le cabinet plus libéral de Pierre Mendès-France. C’est aussi un ancien sous-préfet, plusieurs fois chef de cabinet de ministres de l’intérieur. Un familier donc de la Place Beauvau, d’où tout est parti.

Celle qu’on n’appelle pas encore « la guerre d’Algérie » est vieille déjà de près de deux mois et les généraux se plaignent de plus en plus fort de la justice civile, de son formalisme, de ses lenteurs et de l’insolence de jeunes juges d’instruction qui interrogent après des opérations sanglantes dans les Aurès des chefs d’unités militaires sommés « d’apporter la preuve que leur troupe a été agressée, alors qu’ils ont eu à déplorer dans leurs rangs des blessés et des morts »1. Ils proposent une solution : l’état de siège. C’est une relique du siècle des révolutions, adoptée en août 1849 — un an après la chute de Louis-Philippe — et repatinée en avril 1878 après l’écrasement de la Commune. La formule est simple : les civils cèdent toutes leurs compétences en matière d’ordre public aux militaires.

Alternative à l’état de siège

François Mitterrand, ministre de l’intérieur du gouvernement Mendès-France en charge de l’Algérie, ne veut pas en entendre parler. Donner le pouvoir aux militaires revient à confier le dossier politique le plus en vue du moment au secrétaire d’État à la guerre, Jacques Chevalier, maire d’Alger et très au fait des affaires algériennes — un rival bien introduit que Mitterrand peine déjà à écarter de son pré carré. Il lui faut aussi se prémunir contre les interventions du secrétaire général de l’Élysée, le préfet Chérif Mécheri, originaire de Tébessa, qui suit de près l’Algérie depuis 1948. Il cherche donc une troisième voie entre la situation « normale » et l’état de siège, qui conforte le pouvoir des préfets, de leur ministre et de la police.

L’instabilité ministérielle de la IVe République ne lui laisse pas le temps de faire adopter « sa » loi : le gouvernement Mendès-France est renversé le 5 février 1955. Mais il lègue à son successeur Maurice Bourgès-Maunoury un projet déjà ficelé que ce dernier va reprendre un peu plus d’un mois après être entré en fonction, reconnaissant publiquement qu’il le doit à son prédécesseur — lequel s’en défendra très mollement en séance. Les débats à l’Assemblée nationale, à laquelle la Constitution de 1946 a donné la prééminence sur le Conseil de la République — version« light » de l’ancien Sénat de la IIIe République — vont durer deux jours, les 30 et 31 mars 1955. Deux séances sont consacrées à l’état d’urgence. Dès le début, députés musulmans d’Algérie et communistes tentent de faire repousser le débat. Certains réclament au préalable une commission d’enquête parlementaire, d’autres discutent de la priorité de la pauvreté qui accable les trois départements algériens, de la nécessité de surseoir au vote le temps du mois de ramadan, d’épargner les mosquées ou d’arrêter d’abord les opérations militaires. Sans succès, leurs motions rassemblent au mieux 212 voix sur 606 inscrits quand la gauche est unie.

Une« atmosphère de sécurité »

Communistes et socialistes redoutent que l’état d’urgence prévu pour la métropole, l’Algérie et les départements d’outremer ne soit utilisé contre elle en France même à l’occasion de manifestations sociales ou syndicales. Les députés d’Algérie s’indignent de l’hypocrisie d’un texte ad hoc, rédigé exclusivement pour s’appliquer de l’autre côté de la Méditerranée. Toute l’opposition dénonce l’hypocrisie d’une loi qui entend faire face à deux événements « exceptionnels » : le désordre et … les calamités naturelles, placées sur le même plan.

La réponse du ministre est sécuritaire : « Ce projet de loi contribuera à créer une atmosphère de sécurité. Ce ne sont pas les quelques phénomènes de désordre en eux-mêmes qui sont graves en Algérie, c’est la prolongation sans issue apparente d’une situation non assainie qui serait très dangereuse »2. Le plaidoyer est embarrassé : comment justifier l’adoption d’une loi sans précédent en République alors qu’on prétend par ailleurs que l’insurrection du Front de libération nationale (FLN) se limite à « quelques bandes dans quelques zones isolées » ?

Après 10 heures de débats et plus de 70 amendements de l’opposition, presque tous refusés, le projet de loi est adopté par 379 voix contre 219. Le lendemain (1er avril), les sénateurs confirment à une large majorité la décision des députés. Publiés au Journal officiel du 7 avril (pages 3479 et 34803), ses 14 articles définissent un régime d’exception :

➞ remise aux autorités «  des armes de première, quatrième et cinquième catégorie » ;
➞ assignation à résidence de toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » ;
➞ interdiction de « circuler pour les personnes et les véhicules dans les lieux et aux heures fixées par arrêté » ;
➞ interdiction « des réunions de nature à provoquer le désordre » ;
➞ la police peut perquisitionner « à domicile de jour et de nuit » ;
➞ les préfets sont habilités « à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature, ainsi que des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ».

L’article 12 autorise les tribunaux militaires à se « saisir des crimes et délits qui leur sont connexes » en lieu et place des cours d’assises. Le titre II déclare l’état d’urgence « sur le territoire de l’Algérie et pour une durée de six mois, un décret fixera les zones dans lesquels il recevra application ». Seul garde-fou, le vote d’une loi par le Parlement est obligatoire pour imposer l’état d’urgence.

Attentatoire aux libertés publiques

Soixante ans après, cette législation d’exception est toujours là. À sept reprises, elle a été modifiée par deux ordonnances et cinq lois dans un sens moins arbitraire (la justice civile reste de droit et la presse est épargnée). L’historienne Sylvie Thénault a retracé dans un remarquable article3 le destin d’un texte attentatoire aux libertés publiques.

En janvier 1960, après la « semaine des barricades » qui voit le centre d’Alger tenu plusieurs jours durant par les émeutiers fidèles à l’Algérie française, le général de Gaulle, devenu président de la République, prive la loi de son garde-fou législatif. Le gouvernement peut désormais décider seul d’instaurer l’état d’urgence mais seulement durant douze jours. Au-delà, le Parlement retrouve ses prérogatives et il lui revient de décider s’il doit être prorogé et pour quelle durée.

Début 1961, à la suite du putsch « d’un quarteron de généraux », De Gaulle, qui n’a plus la confiance de l’armée, recourt à nouveau à l’état d’urgence. Il va durer jusqu’en mai 1963, après donc la fin de la guerre d’Algérie (19 mars 1962) en dehors de toute intervention parlementaire, bien que ce soit sa plus longue durée d’application. En vertu de l’article 16 de la Constitution de 1959 qui lui donne les pleins pouvoirs, le président de la République estime pouvoir se passer d’une loi et du vote du Parlement. Le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, jugera en 1969 que sa décision était illégale, soit six ans après la fin de l’état d’urgence.

Un usage dévoyé de la loi

En 60 ans, aucun bilan du coût pour les libertés et des résultats en terme de sécurité de la loi de 1955 n’a jamais été présenté. Cela n’empêche pas son retour en 2005 en raison de « violences urbaines » en banlieue parisienne. Quelques agglomérations d’Ile-de-France y sont alors assujetties très provisoirement, pour des raisons qui tiennent moins à l’ordre public qu’à la rivalité entre le premier ministre, Dominique de Villepin, et son ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, membres du même parti, l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Tous deux espèrent être candidats de la droite républicaine à l’élection présidentielle d’avril 2007. Le débat parlementaire permet au premier ministre d’être présent dans un moment naturellement plus profitable à son rival. Mais la mesure a mauvaise presse, malgré le soutien de 73 % des Français selon les instituts de sondage, et l’état d’urgence est levé avant son échéance.

Une nouvelle fois, l’état d’urgence est instauré après les meurtrières fusillades du 13 novembre 2015 à Paris. Pleinement assumé par le président de la République François Hollande, voté par la quasi-totalité du Parlement et approuvé, selon les sondages d’opinion, par l’écrasante majorité des Français, il s’applique sur-le-champ, notamment par près de 300 assignations à résidence prononcées à l’égard de suspects « de djihadisme » contre qui la justice manque de preuves, mais aussi contre des militants écologistes dont on redoute les manifestations durant le grand show diplomatique de la COP 21. Les premières voix discordantes se font alors entendre, dont certaines dénoncent « un usage dévoyé » de la loi4. Le premier ministre, Manuel Valls « n’exclut pas la possibilité de prolonger l’état d’urgence »5 — qui doit s’achever le 26 février 2016 — d’un trimestre supplémentaire, tandis que François Hollande étudie les moyens de le constitutionnaliser, c’est-à-dire de le rendre au moins partiellement permanent.

Comme toute législation d’exception, l’état d’urgence présente, entre autres gros inconvénients, celui d’être réversible. Des partisans de l’Algérie française qui l’avaient voté sans sourciller en mars 1955 en ont été victimes cinq ans plus tard. La leçon ne devrait pas être perdue.

1Jean Vaujour, De la révolte à la révolution. Aux premiers jours de la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1985 ; p. 431. Vaujour était le chef de la police en Algérie le 1er novembre 1954.

2Journal officiel du 1er avril 1955.

3Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005).
 De l’Algérie coloniale à la France contemporaine. Destin d’une loi », Le Mouvement Social n° 218, janvier 2007 ; p. 63-78.

4Marie Boëton, « État d’urgence, Bernard Cazeneuve appelle au “discernement” », La-Croix.com, 30 novembre 2015.

5L’Express du 1er décembre 2015.

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