L’été indien du président Bouteflika

« Affaire Zéralda », un coup d’État fantôme... et utile · Il y a six ans, sa situation n’était pas brillante et Nicolas Sarkozy le jugeait « fini ». Aujourd’hui, malgré son état de santé précaire et la crise pétrolière, Abdelaziz Bouteflika a repris la main, impose sa volonté et met à l’écart ceux qui le gênent, notamment dans les appareils de sécurité. À l’origine de ce retournement, le printemps arabe et l’arrivée de François Hollande à l’Élysée.

Maya-Anaïs Yataghène, 21 mai 2011.

Le come-back politique de l’année est algérien. Il est vieux, malade, muet, reclus dans les hôpitaux parisiens ou dans ses résidences présidentielles algéroises depuis plus de deux ans, sans aucun contact avec son peuple qui l’aperçoit régulièrement et furtivement à la télévision, filmé de loin avec un commentaire en voix off quand il reçoit des personnalités étrangères. Et pourtant, le président Abdelaziz Bouteflika — ou ceux qui s’agitent en son nom — n’arrête pas depuis deux ans de marquer des points contre ses adversaires. Dernier rebond en date, « l’affaire Zéralda » du nom de la station balnéaire qui abrite la villa où séjourne le président.

Le 16 juillet, des centaines de soldats prennent position à proximité. Opération banale d’une unité en manœuvre qui s’est égarée ? Tentative de putsch ? Ou prétexte pour une purge ? On ne le saura pas. Mais dès la semaine suivante, les sanctions tombent : le chef de la protection et de la sécurité présidentielle est mis à la porte pour négligence, le directeur de la sécurité intérieure — le principal service sécuritaire du pays —, en place depuis 2013, est remercié. Enfin, le département du renseignement et de la sécurité (DRS) dirigé par l’inamovible général Mohamed Mediene, dit « Toufik », est privé de son service « action », lequel garde sa tête mais perd ses jambes... Autant de coups portés à ce vieux monsieur, lui aussi malade, qui incarne pour l’opinion l’autre pôle du pouvoir face à la présidence et qui depuis deux ans ne cesse d’encaisser en silence avanie sur avanie.

Une mise sous tutelle militaire évitée de justesse

Il y a six ans, à l’automne 2009, le rapport de force est pourtant à l’opposé. Réélu en avril pour un troisième mandat, Bouteflika est mis sous surveillance par les généraux. La presse, habituellement bien tenue, fait ses choux gras de deux scandales d’État qui le touchent à travers la Sonatrach, le monopole public des hydrocarbures, et l’autoroute est-ouest qui traverse le pays. Des entreprises asiatiques l’ont construite en un temps record pour le montant pharamineux de plus de 11 milliards de dollars. On n’a pas regardé à la dépense pour le chantier phare du deuxième mandat présidentiel (2004-2009). Les limiers du DRS ont débusqué de nombreux pots-de-vin et commissions et arrêté des responsables de haut niveau au nom de la lutte contre la corruption. Une période confuse a suivi, qui a vu le patron de la sûreté nationale mystérieusement assassiné dans son bureau, et finalement, en mai 2010, le départ du gouvernement de deux fidèles du président, le ministre de l’intérieur Yazid Zerhouni et celui de l’énergie, Chakib Khelil.

Bouteflika se tourne alors vers l’extérieur pour obtenir des appuis. En vain. Nicolas Sarkozy refuse en janvier de l’inviter à Paris et Hillary Clinton évite soigneusement l’escale d’Alger, malgré les 422 097 dollars versés à la fondation de son mari le 12 février 2010. Finalement, à défaut d’une invitation qui ne vient pas, Bouteflika se rend le 31 mai à Nice au Sommet de la francophonie. Il sera le seul dirigeant arabe présent, avec son collègue mauritanien qui a besoin de se faire pardonner son récent coup d’État. Mais il n’y aura pas d’entretien entre Bouteflika et Sarkozy.

Le printemps arabe sauve in extremis Bouteflika d’une mise sous tutelle militaire. Les généraux se font discrets sous l’orage et l’expédition franco-britannique contre le colonel Mouammar Kadhafi en Libye, qui hérisse le dernier poil anti-impérialiste des responsables algériens, favorise l’union sacrée du régime et profite au président. Alger accueille une partie de la famille du colonel et ravitaille momentanément, semble-t-il, ses partisans. Plus question de tourmenter le président dans une conjoncture aussi difficile qu’incertaine ; les candidats à sa succession se font rares, d’autant qu’il a annoncé une réforme constitutionnelle ambitieuse et levé l’état d’urgence en vigueur depuis près de vingt ans.

L’autre chance de Bouteflika s’appelle François Hollande. Son voyage en décembre 2012 en Algérie est un succès et apporte à Bouteflika le soutien de Paris que Nicolas Sarkozy lui avait refusé, le trouvant « trop usé » malgré les avis contraires de l’ambassadeur de France. À Tlemcen, devant les étudiants de l’université Abou Bakr Belkaïd, le président français fait un éloge tellement appuyé de son hôte qu’une partie de l’auditoire en rit ouvertement.

En janvier 2013, c’est l’opération Serval et l’offensive française contre les rebelles qui tiennent le nord du Mali et menacent le sud. L’Algérie, qui se veut la principale puissance politique et militaire du Sahel, souhaite à tout prix éviter l’immixtion d’acteurs extérieurs dans « sa » zone ; ses diplomates s’opposent à toute intervention militaire internationale. Pensant contrôler Iyad Ag Ghali, un important dirigeant touareg, et ainsi pouvoir dissocier son groupe Ansar Dine de la coalition djihadiste, Alger prend fermement position pour un règlement strictement diplomatique du conflit. Mais Ansar Dine quitte brutalement la table des négociations en janvier 2013 et se lance dans l’offensive vers le sud quelques jours plus tard, non sans avoir au passage liquidé l’antenne du DRS à Gao. L’espoir d’une solution négociée s’évanouit et contraint Alger à soutenir l’intervention française. L’attaque du site gazier d’In Amenas, le 16 janvier 2013, par les Signataires par le sang (El-Mouaguiine Biddam) de Mokhtar Belmokhtar, rapproche Bouteflika et Hollande qui ont désormais un ennemi commun.

Fort de ce retour en grâce, fin 2012-début 2013 Bouteflika limoge en quelques semaines son premier ministre et les chefs des deux principaux partis de la coalition présidentielle qui, poussés par des cercles militaro-sécuritaires, auraient pu être des candidats dangereux pour l’élection présidentielle de 2014. Débarrassé de rivaux potentiels, il a repris la main quand le 17 avril 2013 survient son accident cardiaque, traité au Val-de-Grâce à Paris pendant près de trois mois. On le croit perdu, on le donne pour mort et les spéculations sur sa succession se multiplient. En son absence, trois généraux tiennent le pays : le vice-ministre de la défense, le général Abdelmalek Ghenaizia, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah et le chef du DRS, Mohamed Mediene.

Nettoyage par le vide pré et post-électoral

De retour à Alger, au cœur de l’été, le rescapé contre-attaque, se débarrasse de son vice-ministre de la défense et confie sa charge au chef d’état-major qui se retrouve à 73 ans, sans que sa compétence ou ses mérites y soient pour quelque chose, seul patron en titre de l’armée algérienne. Les services sécuritaires payent au prix fort cette réorganisation à la hussarde et perdent plusieurs de leurs leviers : la distribution de la publicité d’État indispensable à la survie d’une grande partie de la presse écrite, la sécurité militaire qui est rattachée à Gaïd Salah, la police judiciaire qui est dissoute. Enfin, plusieurs de leurs responsables partent en retraite. De même, le parti dominant, le comité central du Front de libération nationale (FLN), qui dispose de la majorité à l’Assemblée nationale depuis 2012 « choisit » un nouveau secrétaire général, Amar Saadani, dans des conditions qui sont tout sauf statutaires.

Dans ces conditions, l’élection présidentielle d’avril 2014 se révèle une formalité pour Bouteflika qui gagne plus que largement (81,53 % des suffrages) sans tenir une seule réunion publique. Les observateurs de l’Union européenne renoncent à se déplacer devant le refus des autorités de leur communiquer le fichier électoral national, et les résultats des bureaux de vote n’ont souvent rien à voir avec ceux affichés par le ministère de l’intérieur.

La chute marquée des cours du pétrole (97 % des recettes en devises de l’Algérie) n’entame pas l’assurance présidentielle. Bouteflika écarte toute idée d’austérité et promet au contraire le maintien des acquis sociaux et des grands projets du plan quinquennal 2015-2019. Les vagues projets de réduction des importations d’automobiles (plus d’un demi-million en 2013) sont revus à la suite de la visite express de François Hollande à Alger le 15 juin. « Le président m’a donné une impression de grande maîtrise intellectuelle. Il est rare d’avoir un échange aussi intense et de rencontrer un chef d’État avec cette capacité de jugement », déclare François Hollande après deux heures passées dans la résidence médicalisée de Zéralda, avec le président et le premier ministre Abdelmalek Sellal. Cette flatterie outrancière a pour objectif d’infirmer aux yeux de l’opinion locale et internationale l’accusation de l’opposition qui dénonce la « vacance » du pouvoir et s’interroge sur l’identité des « usurpateurs » qui tiendraient le manche en l’absence du titulaire. Ali Benflis, leader de l’opposition, qui réunit nationalistes et Frères musulmans, n’a pas caché son mécontentement dès le lendemain de la visite. Qu’a obtenu François Hollande en contrepartie de ses bons mots ? Des promesses : une éventuelle réduction des importations et des grands projets épargnera les entreprises françaises de l’automobile et du rail qui ont contribué à refaire de la France le fournisseur n° 1 de l’Algérie.

Coïncidence ou non, comme en décembre 2012, la visite du président français est suivie d’un remaniement ministériel qui voit le départ du ministre du commerce accusé de porter tort à Renault et PSA (plus de la moitié du marché automobile algérien à eux deux) et l’ « affaire Zéralda » quelques jours plus tard.

Soutenu par Paris au nom de la « lutte contre le terrorisme » et ayant placé des hommes à lui aux postes stratégiques, Abdelaziz Bouteflika peut-il dormir tranquille ? Mêlé à la vie politique algérienne depuis 1957, il n’est pas sans connaître les mésaventures d’un de ses prédécesseurs. À l’automne 1988, suite à des émeutes durement réprimées par l’armée qui firent plus d’un demi-millier de jeunes victimes, Chadli Bendjeddid se débarrasse d’un coup des chefs militaires, des maîtres espions de la sécurité militaire, du gouvernement et des leaders du FLN, alors parti unique, pour faire place nette à ses partisans. À peine trois ans plus tard, les mêmes l’obligent à démissionner et le placent en résidence forcée au bord de la mer…

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