Étudiant à Sciences Po, jeune arabisant, je me suis rendu en Israël et en Palestine pour la première fois en 2014. Dans les semaines qui ont suivi mon arrivée à Jérusalem-Est, un enchaînement de violences criminelles dans les territoires occupés par Israël depuis 1967 (enlèvement de trois jeunes colons, assassinat d’un adolescent palestinien brûlé vif) a déclenché l’opération « Bordure protectrice ». En moins d’un mois, les bombardements et les incursions de l’armée israélienne à Gaza ont causé la mort d’environ deux mille Palestiniens, en majorité des civils. Soixante-six militaires et six civils israéliens ont aussi été tués. Témoin de violentes manifestations à Jérusalem-Est, j’ai moi-même été blessé par une balle en caoutchouc des forces de police israéliennes.
Résistance pacifique à Jérusalem
Trois ans plus tard, retour à Jérusalem. Retrouvailles avec la vieille ville, où les forces israéliennes déjà omniprésentes en 2014 se sont installées partout. Des barrages à chaque intersection, des gestes dédaigneux aux habitants du quartier arabe, une présence toujours plus lourde depuis l’attentat du 14 juillet dernier sur l’esplanade des Mosquées qui a fait cinq morts. Les échoppes ferment, l’activité décline : la vieille ville arabe meurt à petit feu.
Peu importe que les assaillants du 14 juillet soient tous trois de citoyenneté israélienne, originaires de Galilée : ce sont les Jérusalémites arabes qui sont une nouvelle fois attaqués dans leur liberté de culte. L’esplanade est la plupart du temps fermée aux hommes de moins de 50 ans et des détecteurs de métaux sont installés par la police israélienne. Le waqf, qui gère le site, décide en protestation d’organiser des prières de rue, à même les pavés de la vieille ville et de ses alentours. On aperçoit même les vénérables muftis, coiffés de leur fez à l’ottomane, tentant de négocier avec des militaires israéliens, avec leurs lunettes noires et leurs équipements de forces spéciales — et de quarante ans leurs cadets.
Contrairement à 2014, où les affrontements éclataient spontanément aux abords des mosquées de Jérusalem-Est face aux cordons de police israéliens, c’est l’organisation de ces veillées, se prolongeant parfois jusque tard dans la nuit, qui étonne. Des jeunes distribuent des dattes, des bouteilles d’eau, nettoient les lieux après la prière. Les orateurs se relaient et des chanteurs viennent même entonner les classiques du nationalisme palestinien. Pendant ce temps, seuls les touristes et les juifs ultra-orthodoxes, sous haute garde, sont autorisés à visiter l’esplanade des Mosquées. La résistance civile dure, émaillée de violences bien sûr, mais globalement maîtrisée et pacifique. Les foules se font chaque soir plus nombreuses ; religieux et laïcs, hommes et femmes côte à côte. C’est cette résistance pacifique qui vaincra, le 25 juillet dernier, avec le retrait par Israël des portiques de la discorde.
L’attente de ces centaines de Palestiniens, de longues heures durant chaque jour, ne vient pas briser l’insouciance du quartier juif de la vieille ville, qu’Israël a « libérée » en 1967. Des accords de guitare résonnent dans les rues en bordure du mur des Lamentations pendant que les familles juives se préparent pour le shabbat, alors qu’à quelques encablures de la fumée noire s’élève des poubelles brûlées lors de confrontations avec les soldats. Ce vendredi 21 juillet, deux adolescents de 17 et 18 ans trouveront la mort à Jérusalem-Est. Un troisième sera tué par un colon, depuis le confort de son balcon.
Comme l’explique Menachem Klein, universitaire israélien rencontré à Jérusalem, la militarisation de la société israélienne prend toujours plus d’ampleur. Les pesanteurs identitaires dictent les décisions. Klein évoque une société fondamentalement conservatrice, plus encore au niveau des idées que sur le plan religieux : en Israël, il est plus facile d’éviter l’armée en prétendant être malade mental qu’en tant qu’objecteur de conscience. Pour les premiers, une dispense assurée. Pour les autres, des mois de prison à la clé.
Hébron, « patrimoine palestinien » usurpé
De Jérusalem je me rends à Hébron, haut lieu des tensions entre civils palestiniens, colons et militaires. La ville est, depuis les accords d’Oslo de 1993, en pleine zone A, théoriquement du ressort exclusif de l’Autorité palestinienne. Le tombeau des Patriarches d’Hébron, où sont enterrés Abraham, Isaac et Jacob, vient d’être reconnu par l’Unesco comme élément central du « patrimoine palestinien ». Le site demeure, comme en 2014, divisé en deux parties : une mosquée à l’ouest et une synagogue à l’est. Les vitres installées autour de la tombe d’Abraham sont censées protéger les fidèles des projectiles de l’autre camp. Au sein de la synagogue, les oripeaux dédiés à de riches familles américaines, du New Jersey ou de Pennsylvanie recouvrent toujours les écritures arabes.
Ce qui a changé, c’est la vieille ville : les touristes, toujours moins nombreux depuis l’attaque de Baruch Goldstein — un extrémiste juif qui, en 1994, a tiré sur la foule en prière dans le caveau des Patriarches, tuant ainsi 29 Palestiniens — ont définitivement déserté les lieux. Shuhada Street, l’ancienne artère principale, est depuis cette époque murée par les forces israéliennes. Certaines familles ont même dû percer les murs de leur domicile pour se ménager une nouvelle entrée. Les rues de la vieille ville arabe sont recouvertes de grillages, installés pour se protéger des projectiles des colons, dont certains vivent directement au-dessus des familles arabes. Inefficace : les colons jettent des eaux usées.
Le 25 juillet, jour de notre arrivée, nous rencontrons Issa Amro, figure de la résistance civile à Hébron. Le directeur du groupe Youth Against Settlements est poursuivi par Israël pour incitation à la violence, organisation de rassemblements illégaux, ainsi que seize autres chefs d’accusation. Il affirme que ces accusations sont infondées. Qu’importe, le taux de condamnation pour les Palestiniens de Cisjordanie jugés par les tribunaux militaires israéliens avoisine les 100 %. Issa Amro risque jusqu’à dix ans de prison.
Cent trente mille Palestiniens et cinq cents colons
Juché sur une colline de Hébron entourée par les colonies illégales et les positions de l’armée israélienne, Amro reçoit un appel téléphonique : des colons ont investi une maison abandonnée depuis 2012 par une famille palestinienne, en contrebas du tombeau des Patriarches. Ils se proclament les acquéreurs légitimes du lieu, même si la justice israélienne elle-même a invalidé la transaction. Ils investissent les lieux, chargés de chauffe-eaux, de réfrigérateurs, ainsi que d’innombrables drapeaux israéliens. L’immeuble est mitoyen d’une base militaire ; donc les soldats ont laissé les colons entrer avant d’installer un périmètre de sécurité, sans pour autant procéder à l’évacuation.
À l’extérieur, les colons, armés pour la plupart, s’en prennent aux activistes palestiniens. L’armée s’interpose mollement. Tenter d’entamer la conversation avec certains d’entre eux est une entreprise difficile : très peu parlent anglais, et la plupart se cantonnent à répéter que leurs voisins arabes sont les mêmes « terroristes » que ceux du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris1. Ils proclament également que les Palestiniens pourraient tout à fait vivre ailleurs, dans un pays arabe quelconque, alors qu’eux ne peuvent vivre qu’ici. Ils affirment par ailleurs que les Palestiniens sont arrivés en Eretz Israel (terre d’Israël) après 1948, ineptie historique totale. Les fonctionnaires danois de The temporary International Presence in Hebron (TIPH), organisme de surveillance international, observent de très loin, se gardant d’intervenir.
Les checkpoints séparent la ville en deux zones — H1 et H2 — depuis 1997. H1, le secteur occidental, est peuplé d’environ 100 000 Palestiniens et placé sous autorité palestinienne. Le secteur oriental H2 comprend le quartier historique, le tombeau des Patriarches et la colonie de Kiryat Arba. Il est peuplé d’environ 30 000 Palestiniens et de quelques centaines de colons israéliens protégés par l’armée. Les Palestiniens vivant en H2 se trouvent donc sous administration militaire israélienne et doivent parfois marcher des kilomètres, simplement pour faire leurs courses. La Shuhada Street, ancienne artère centrale de la ville est à présent désertée, parcourue seulement par les patrouilles de soldats et des colons qui font leur jogging. Oum Salah M. 2 habite à H2. Mère de famille, elle raconte les frustrations incessantes qui émaillent sa vie quotidienne, les réprimandes et les insultes des soldats, qui ont même brutalisé son enfant d’à peine 5 ans pour avoir joué avec quelques cailloux. « Quand je ne suis pas seule, j’ai moins peur », dit-elle. Les innocents en première ligne, l’une des tragiques réalités de l’occupation.
De Haïfa au Golan, l’eau et l’électricité rationnées
Au nord d’Israël, autour de Haïfa, l’atmosphère est tout autre. Dans cette région où vivent de très nombreux Palestiniens d’Israël — et dont une partie avait d’ailleurs été allouée à l’État palestinien par le plan de partage de l’ONU en 1947 — c’est le discours de l’unité qui prime. Les Israéliens juifs de Haïfa affirment ne pas faire de différences entre leurs amis arabes et leurs amis juifs. Les chrétiens de St-Jean d’Acre attribuent pour leur part la responsabilité des tensions actuelles aux dirigeants des deux camps, alors même que les peuples travaillent ensemble.
À Nofit, bourgade juive sur les hauteurs d’Haïfa, une famille bédouine est installée depuis 150 ans, bien avant la construction du village alentour. Elle n’a pourtant pas le droit, selon la loi israélienne, de se construire un toit. Alors que les familles juives de Nofit profitent du confort des climatiseurs, la famille d’Abou Jalal n’a pas accès à l’électricité. Cet été, un tiers des habitants de Nofit ont d’ailleurs signé une pétition contre un rapprochement territorial avec leurs voisins arabes et bédouins. L’intégration a ses limites.
Sur le Golan, plateau syrien occupé par Israël après la guerre de 1967 puis annexé unilatéralement en 1981, les habitants avaient l’habitude, jusqu’à ce qu’arrivent les applications Skype et Whatsapp, de communiquer par haut-parleurs interposés avec leurs familles de l’autre côté de la ligne de démarcation. Des 130 000 Syriens habitant sur le Golan en 1967, il ne reste que quelques milliers de Druzes. Les ruines d’habitations syriennes parsèment d’ailleurs le plateau, entre les bases militaires israéliennes et les champs de mine.
Ici, à l’inverse de la Cisjordanie, « l’occupation n’est pas systématique », nous apprend Karameh M., avocat d’Al-Marsad, seule ONG de défense des droits humains du Golan. C’est une occupation moins brutale, plus insidieuse, pour ces habitants qui pour la plupart refusent encore la citoyenneté israélienne. Une occupation qui s’exprime par exemple par une gestion de l’eau clairement déséquilibrée : Majda Al-Chams, plus grande ville druze du Golan avec ses 11 000 habitants, se voit allouer autant d’eau potable qu’une colonie voisine accueillant onze familles juives. Si Israël tente de les intégrer, les Druzes du Golan savent qu’ils pâtiront toujours de leurs origines syriennes — alors que la plupart des jeunes du Golan ont étudié en Israël. S’ils préfèrent vivre en Israël qu’en Cisjordanie, ils ne se sentent pas moins insultés par le traitement qu’Israël réserve aux Arabes, qu’ils soient druzes, musulmans ou chrétiens.
La négation de l’Autre
De retour à Tel-Aviv, nous rencontrons Roy P., étudiant américain passé par les unités d’élite du renseignement pendant son service militaire3. Il incarne la jeunesse de Tel-Aviv, laïque et éduquée, méprisant les colons qui « nous mettent tous en danger ». Il affirme ne ressentir aucune relation profonde vis-à-vis de Jérusalem. Il est néanmoins réaliste : les colonies, quoiqu’illégales, accueillent à présent des dizaines de milliers d’Israéliens et ne seront jamais évacuées. Et, tout laïque qu’il est, Roy P. a du mal à imaginer un Israël qui abandonne le mythe de son identité purement et exclusivement « juive » – en dépit des 20 % d’Israéliens palestiniens. Une réalité partout évidente s’impose : la société israélienne actuelle dérive toujours plus vers la négation de l’autre.
En trois ans, les failles se sont encore creusées entre les deux parties du conflit, ainsi qu’entre les peuples et leurs dirigeants. Les Israéliens de gauche ont beau être critiques du gouvernement Nétanyahou, ils s’avèrent incapables de construire une alternative politique crédible à même de rassembler les Israéliens. Les Israéliens de droite se prétendent contraints par les choix de Nétanyahou, poussant le gouvernement toujours plus à droite au gré du jeu des coalitions. Les Palestiniens pour leur part expriment leur manque de confiance dans le pouvoir de Mahmoud Abbas et dans l’Autorité palestinienne. Ils ont su pourtant, au cours de cet été, se saisir des outils de la non-violence pour faire face, en plein cœur du conflit, dans la vieille ville de Jérusalem, aux politiques d’occupation israélienne.
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1NDLR. Le 9 janvier 2015, soit deux jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, Amedy Coulibaly prend en otage des clients de ce commerce casher et en tue quatre, avant d’être abattu par la police.
2NDLR. Les noms sont changés pour préserver l’anonymat des interviewés.
3En Israël, l’unité auquel les jeunes gens accèdent pendant leur service militaire détermine en grande partie leurs perspectives de carrière, souvent autant si ce n’est plus qu’un diplôme universitaire.