
C’est un scénario connu, presque automatique. Il suffit qu’une voix s’élève contre le premier ministre Benyamin Nétanyahou et son gouvernement, qu’un geste de dissidence apparaisse dans l’espace politique ou public israélien, pour que les médias français réactivent un vieux récit rassurant : celui d’une opposition démocratique, libérale, progressiste, dressée face à un gouvernement d’extrême droite qui ne serait, au fond, qu’une parenthèse autoritaire dans l’histoire de l’État démocratique et exemplaire qu’est Israël.
Cette dynamique se révèle avec une netteté particulière aujourd’hui. Lorsque des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue pour s’opposer au projet de Nétanyahou de maintenir un contrôle militaire permanent sur Gaza, les médias présentent ces mobilisations comme des appels pacifistes, libéraux ou humanistes contre la guerre. Cette lecture occulte pourtant leur véritable objectif, qui est avant tout la libération des otages. La fin du conflit y apparaît non comme une revendication en soi, mais comme un prix nécessaire, le seul moyen d’y parvenir. Le génocide en cours à Gaza et la catastrophe humanitaire qui frappe les Palestiniens restent largement absents de ces discours.
Les sondages le confirment : en juin 2025, selon l’Institut israélien de la démocratie, 76,5 % des Israéliens estiment qu’il ne faut pas prendre en compte la souffrance des Palestiniens dans « la planification de la poursuite des opérations militaires »1. Seule une minorité marginale en fait état dans sa mobilisation, elle-même fragmentée : d’un côté, un groupe représenté par Standing Together, qui dénonce les crimes commis à Gaza, mais sans parler de génocide, affirmant que le problème vient du gouvernement d’extrême droite et que la société israélienne mérite mieux que ses dirigeants ; de l’autre, un groupe anticolonial, constitué de manière informelle entre autres par des membres d’organisations de gauche radicale, mais aussi par des militants non affiliés, qui dénonce le génocide et le relie directement à la politique coloniale poursuivie par Israël depuis la fondation de l’État.
Même réflexe lorsqu’un appel de réservistes appelant à mettre fin à la guerre à Gaza est publié le 10 avril 2025 : la couverture médiatique suggère alors un « réveil » de « l’armée la plus morale du monde ». Le caractère tardif de cette prise de parole, émanant de personnes ayant participé activement à la guerre contre Gaza, est passé sous silence. Leurs motivations individualistes et, pour la plupart, pas du tout politiques aussi. Pire encore, la couverture ne précise pas que ces appels ne mentionnent pas les victimes palestiniennes : ils présentent la fin du conflit comme un « prix à payer » pour libérer les otages — uniquement les otages. Deux textes, au mieux, signés de pilotes de l’armée de l’air et de membres des services de renseignement de l’armée, évoquent après coup la mort de « civils innocents », sans jamais préciser de quels civils il s’agit.
Un réveil de l’armée ?
Puis il y a cette phrase de l’officier militaire et major général de réserve Yair Golan, en mai 2025 : « Israël tue des enfants comme un hobby. » Elle fait le tour des médias français, qui l’érigent aussitôt comme l’expression d’une conscience morale, l’illustration d’une gauche retrouvée. Mais on oublie que ce même Golan appelait, en octobre 2023, à affamer Gaza, et en septembre 2024 à refuser tout cessez-le-feu avec le Liban. Surtout, quelques jours seulement après sa sortie, l’officier revient sur ses propos et affirme sur Channel 12, la chaîne la plus regardée du pays : « Israël ne commet pas de crimes de guerre à Gaza. »
Cette obsession médiatique autour de ces figures de l’opposition tient en partie à une méconnaissance des faits, du jeu politique et, plus largement, du sionisme. Elle répond aussi à un besoin politique et symbolique, pour la France comme pour de nombreux pays occidentaux, de préserver l’image d’un îlot démocratique au cœur d’un Proche-Orient perçu comme sombre et autoritaire. Elle participe enfin à la construction d’une « innocence » d’Israël, puisque les crimes commis sont rarement décrits pour ce qu’ils sont, mais présentés comme une trahison de ses principes supposés, comme si ces actes restaient étrangers à l’ADN même de l’État.
Une matrice idéologique commune
L’un des arguments majeurs avancés pour défendre l’existence d’une véritable opposition au gouvernement d’extrême droite de Benyamin Nétanyahou repose sur une conception profondément erronée de ce qu’est la gauche sioniste. Depuis une vingtaine d’années et avec l’émergence d’un centre politique, c’est le centre gauche sioniste qui est présenté comme une alternative crédible. Ce courant est souvent décrit comme l’antithèse de la droite israélienne, notamment en ce qui concerne son agenda vis-à-vis des Palestiniens sous contrôle israélien, entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain. Mais comment le qualifier ainsi, alors même qu’il se définit comme sioniste, et partage donc des éléments idéologiques fondamentaux avec ce à quoi il est censé s’opposer ?
Tous les courants sionistes, de la gauche la plus critique à l’extrême droite, adhèrent à un ensemble de principes fondamentaux qu’ils ne remettent pas en question. Au cœur de ces principes se trouve d’abord la conviction que l’État doit être un État juif, et que sa fondation en Palestine est légitime — justifiée, exclusivement ou essentiellement, par la Bible, considérée comme un acte de propriété. Dès lors, certains droits doivent être réservés exclusivement aux Juifs. Il est également admis que la majorité des citoyens de l’État doit rester juive, et que celui-ci doit activement œuvrer à maintenir cet équilibre démographique.
Ce socle idéologique repose sur trois dimensions principales. D’abord, la dimension nationale : l’État est conçu comme l’État-nation du peuple juif, et c’est cette seule nation qui est appelée à s’exprimer à travers ses institutions. Il faut ici préciser que l’idée même d’une « nation israélienne » — une entité civique incluant l’ensemble des citoyens, juifs et non-juifs — n’existe pas. En hébreu, le mot « nation » est pensé en termes exclusivement ethniques. Chaque citoyen est rattaché à une « nationalité » ethnique, distincte de la citoyenneté israélienne, inscrite dans les registres de l’État et créée artificiellement par ce dernier : juive, « arabe » (le terme « palestinien » étant exclu), druze, tcherkesse, etc.
Vient ensuite la dimension religieuse, indissociable du projet sioniste : la légitimité de l’État d’Israël repose sur le récit biblique. Même les groupes les plus critiques acceptent, peu ou prou, une forme de lien entre religion et État. Enfin, la dimension coloniale s’impose comme une constante, bien qu’elle soit rarement nommée. La colonisation de la Palestine, amorcée avant même la création de l’État, est présentée comme un processus légitime, ou du moins nécessaire. Cette justification traverse l’ensemble du spectre sioniste et s’exprime de manière plus ou moins explicite selon le positionnement idéologique du groupe ou de la figure concernée.
Ainsi, le centre gauche sioniste ne peut pas être considéré comme une opposition véritable ou comme une alternative à la droite israélienne, puisqu’il s’inscrit dans le même spectre idéologique : le spectre sioniste. Ce qui distingue les différents groupes, ce ne sont pas des principes de fond, mais le degré de visibilité et d’intensité de leur nationalisme, de leur religiosité et de leur adhésion à la logique coloniale. Plus on se déplace vers la droite, plus ces éléments deviennent explicites, revendiqués, affichés. Mais la matrice idéologique, elle, demeure commune.
Consolider la suprématie juive
Positionner l’ensemble des courants sionistes sur un même spectre idéologique permet également de mieux comprendre leur conception partagée de la démocratie. Au-delà des désaccords qui opposent le centre gauche à la droite — qu’il s’agisse du rôle et des pouvoirs de la Cour suprême, de l’influence de la religion juive sur les libertés individuelles, ou encore des considérations socio-économiques — émerge une vision commune, qui repose notamment sur les dimensions nationale et coloniale.
La définition nationale de la démocratie repose sur son utilité pour le peuple juif, conçu comme devant constituer la majorité au sein de l’État et, de ce fait, en assurer le contrôle « démocratique ». La démocratie y est alors perçue non comme une finalité, mais comme un instrument au service d’un groupe ethnique spécifique, avec lequel la majorité est délibérément confondue. Cette conception est explicitement validée par David Ben Gourion, 1er premier ministre israélien et figure centrale de la gauche sioniste, lors d’une séance parlementaire en 1950 :
Une majorité antisioniste n’est pas possible tant qu’il y a un régime démocratique dans ce pays, un régime de liberté suivant la règle de la majorité. Un régime antisioniste ne sera possible que si la minorité antisioniste prend le pouvoir par la force […] et ferme les portes du pays à l’immigration juive. La seule manière d’empêcher la mise en place d’un régime antisioniste est de protéger la démocratie.2
Dans cette logique, chaque action visant à renforcer la présence juive dans l’État est considérée comme profondément démocratique, puisqu’elle contribue à maintenir la majorité juive, perçue comme garante du régime.
Cette conception rejoint une seconde lecture de la démocratie : la lecture coloniale. L’implantation croissante du peuple juif au Proche-Orient est ainsi une condition indispensable à la fois pour l’expression de ses aspirations nationales — rendue possible par la constitution d’une majorité démographique —, mais aussi comme vecteur de valeurs occidentales dites « libérales ». Autrement dit, la démocratie dans cette région serait tributaire de la pérennité d’un État juif, dirigé par le peuple juif, supposé incarner et représenter les valeurs de l’Occident.
La villa et la jungle
L’une des expressions les plus emblématiques de cette vision chez le centre gauche sioniste remonte aux années 1990, avec l’ancien premier ministre et figure centrale de la gauche sioniste, Ehud Barak. Ce dernier forge alors l’image d’Israël comme bastion occidental de moralité au sein d’un environnement perçu comme sauvage, autoritaire et foncièrement incompatible avec la démocratie libérale : la célèbre « villa dans la jungle ». Une image qu’il mobilise encore, comme lors de cet entretien que j’ai mené avec lui en avril 2024 : « Dans ta villa, tu peux entendre de la musique classique ou d’anciennes chansons françaises, et t’amuser dans le jacuzzi. Mais, dès que tu sors, la première chose à faire est d’avoir son arme prête, sinon on ne survit pas. » Dans cette perspective, la démocratie ne peut exister ni prospérer que si elle est protégée — voire imposée — par la domination coloniale d’Israël, qui, bien évidemment, n’est jamais décrite en ces termes. Cette représentation justifie non seulement la colonisation des terres, mais aussi la domination coloniale permanente exercée sur le peuple autochtone, les Palestiniens, qui est érigée en condition indispensable à la survie du régime démocratique — et donc l’apartheid.
Ces visions, partagées par tous les courants sionistes — y compris ceux qui critiquent le gouvernement Nétanyahou comme « dangereux pour la démocratie » — permettent de mieux comprendre le comportement de l’opposition civile et politique en temps de génocide. Par exemple, le 20 mai 2024, plus de quarante membres de l’opposition ont signé une pétition condamnant comme antisémite la demande du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), affirmant que « l’armée israélienne est la plus morale au monde » et que « nos soldats héroïques combattent avec courage et une moralité sans égale, conformément au droit international ». On voit également de nombreux Israéliens liés à l’opposition manifester contre la non-inscription des ultra-orthodoxes dans l’armée au nom de l’égalité ; par contre, ils ne réagissent pas aux restrictions faites aux Palestiniens citoyens de l’État de manifester leur solidarité avec Gaza. Autre exemple, fin juin 2025 : des membres du parti du centre Yesh Atid (« Il y a un futur ») de Yaïr Lapid, eux aussi dans l’opposition, ont voté pour la suspension du député palestinien d’Israël Ayman Odeh, simplement parce qu’il a osé se réjouir de la libération de prisonniers palestiniens. La liste de ces apparentes « contradictions » est longue.
« L’avant-poste de la civilisation »
Considérer l’ensemble des groupes sionistes comme appartenant à un même spectre idéologique — partageant des fondements communs et une conception proche de la démocratie — conduit à une conclusion incontournable : aucune alternative réelle à Nétanyahou et à son gouvernement ne peut émerger de ce champ politique. Plus encore, il n’existe pas d’opposition véritablement « démocratique » ou « libérale » dès lors qu’elle se réclame du sionisme. Dans ce cadre, la démocratie demeure subordonnée au projet nationaliste et colonial, et ne peut incarner la démocratie telle qu’elle est idéalisée dans les termes occidentaux.
Au-delà d’une ignorance — volontaire ou non —, il faut souligner le besoin des pays occidentaux de cette image démocratique d’Israël pour justifier leur soutien inconditionnel à cet État. Ces derniers perçoivent le sionisme et plus précisément l’État juif comme l’avant-poste des intérêts européens au Proche-Orient, comme le décrit Theodor Herzl, père du sionisme politique, dès 1896, en élaborant le projet d’un État juif en Palestine : « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. Nous nous rendons en Terre d’Israël afin de repousser les limites morales de l’Europe jusqu’à l’Euphrate. »3 En d’autres termes, Israël est chargé de maintenir l’ordre et de contenir ce que ces puissances considèrent comme des forces barbares au Proche-Orient. Cette vision s’inscrit dans une logique colonialiste bien connue en Europe, où la prétendue mission civilisatrice sert à justifier ou excuser une série de crimes de masse.
Sinon, comment expliquer l’envoi par la France d’équipements pour mitrailleuses à un pays accusé de génocide par un nombre croissant d’acteurs ? Comment justifier les survols du territoire européen par Benyamin Nétanyahou, pourtant visé par un mandat d’arrêt de la CPI ? Comment expliquer le manque de réelles sanctions face aux crimes perpétrés ?
Si la France et d’autres nations occidentales reconnaissaient qu’aucune opposition véritablement démocratique ne peut exister tant qu’elle reste ancrée dans le sionisme, elles seraient contraintes non seulement de remettre en cause des décennies de soutien aveugle à Israël, mais surtout d’ouvrir un débat sur le sionisme en tant que projet colonial. Or, c’est une démarche qu’elles ont elles-mêmes rendue taboue, voire, dans certains cas, illégale, en l’assimilant délibérément à l’antisémitisme.
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1Tamar Hermann, Lior Yohanani, Yaron Kaplan, Inna Orly Sapozhnikova, « Israelis Unsure Current Military Operation Will Bring the Hostages Home or Topple Hamas », Israel Democracy Institute, 6 juin 2025.
2Séance parlementaire de la première Knesset, 5 juillet 1950, p.2096.
3Cité dans Eran Kaplan, « Between East and West : Zionist Revisionism as a Mediterranean Ideology », dans Orientalism and the Jews, sous la direction d’Ivan Davidson Kalmar et Derek J. Pensalar, Brandeis University Press, 2005.