Libye

L’imbroglio libyen, angle mort de la politique régionale

À la question : « Quelle est la situation en ce moment en Libye ? », le chercheur tunisien en relations internationales Bechir Jouini a pris l’habitude de répondre : « Avant ou après que tu as posé la question ? » Cette blague n’en est pas tout à fait une : les événements s’enchaînent en Libye, rarement pour le meilleur.

L'image montre un soldat portant un uniforme camouflé et un masque couvrant le bas de son visage. Il est équipé d'une arme et se tient en position vigilante, probablement en mission. En arrière-plan, on peut apercevoir un véhicule militaire et un autre soldat. Le ciel est dégagé, suggérant une ambiance ensoleillée et une atmosphère de tension.
Tripoli, 17 mai 2022. Un membre des forces loyales au premier ministre Abdulhamid Dbeibah devant un véhicule militaire, quelques heures après le retrait des forces du maréchal Haftar à la suite de violents combats entre milices opposées
Mahmud Turkia/AFP

Le 24 décembre 2022, la Libye aurait dû fêter le premier anniversaire des élections législatives et présidentielle. Mais celles-ci n’ont jamais eu lieu. Deux jours seulement avant le scrutin, elles ont été reportées sine die. Un an après, on peut parler d’annulation pure et simple : aucune feuille de route n’a été proposée pour reprogrammer le processus électoral censé ouvrir une période de transition.

Ces transitions avortées, l’ex-Jamahiriya les enchaîne depuis 2011. Malgré les conférences internationales à Berlin, Paris, Skhirat (Maroc) et même Tripoli, malgré les discours volontairement positifs des dirigeants locaux et internationaux et l’attente de la population libyenne, très attachée à ces élections, il est vite apparu que leur organisation tenait de la gageure, notamment la plus symbolique d’entre elles : la présidentielle. « Une élection, ce n’est pas seulement un papier à mettre dans une urne. La Libye n’est pas prête pour une présidentielle. Tous les dirigeants sont responsables : aucun ne veut prendre le risque de perdre sa place et les nombreux avantages qui vont avec », estime Bechir Jouini, bon connaisseur du dossier libyen.

Cette vraie fausse campagne électorale aura quand même eu pour effet positif de faire sortir du bois les principaux acteurs. Parmi la centaine de candidats à la présidentielle annulée, quatre font toujours parler d’eux : le premier ministre de Tripoli, Abdel Hamid Dbeibah ; le militaire Khalifa Haftar, qui contrôle une partie de la Cyrénaïque ; l’ancien ministre de l’intérieur Fathi Bashagha et le président de la Chambre des représentants de Tobrouk (Parlement élu en 2014 et reconnu par la communauté internationale), Aguilah Saleh. Avec, en bonus pour les plus nostalgiques, Saïf Al-Islam Kadhafi, le fils de l’ancien dictateur.

Un pouvoir pluricéphale et éclaté

Abdel Hamid Dbeibah avait été nommé à la tête d’un gouvernement intérimaire le 13 mars 2021 lors du Forum du dialogue politique libyen organisé par l’ONU à Genève. Installé à Tripoli, son mandat devait expirer en décembre 2021, après les élections. Une échéance non respectée, pour différentes raisons qui ne sont pas toutes de son fait. Et un engagement rompu puisqu’il avait promis de ne pas se présenter à la présidentielle.

La Chambre des représentants de Tobrouk, portée par Aguilah Saleh, lui a retiré sa confiance dès septembre 2021. Le 3 mars 2022, elle a désigné Fathi Bashagha comme remplaçant. Mais celui-ci n’est pas parvenu à évincer son rival, originaire tout comme lui de la ville de Misrata, et à prendre ses fonctions à Tripoli, bien qu’ayant essayé de s’imposer par la force. En août 2022, les deux hommes se sont affrontés par milices interposées dans des combats à Tripoli qui ont fait 32 victimes. La capitale n’avait pas connu une telle éruption de violence depuis juin 2020 et la retraite de Khalifa Haftar, qui avait échoué à prendre la capitale après plus d’une année d’affrontements.

Fathi Bashagha s’est donc installé à Syrte, ville côtière du centre du pays et région d’origine de l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi. Il s’est rapproché du « maréchal » (un grade qui n’existe pas dans l’armée libyenne, mais qui lui a été donné par les autorités de l’est) Haftar qui le protège, même si leurs relations demeurent ambiguës. Haftar voit en Bashagha un cheval de Troie possible pour amadouer la puissante cité militaire et industrielle de Misrata, particulièrement hostile à son égard. De son côté, désormais considéré comme un traître par une partie de la Tripolitaine, Fathi Bashagha se trouvait contraint, pour renforcer sa position, de passer un accord avec un responsable de la Cyrénaïque. Or le maréchal tient toujours l’est libyen d’une main de fer. Le 31 octobre, il a prononcé un discours indiquant qu’il prendrait prochainement des décisions « pour restaurer l’État » et évoquant une « bataille finale » pour libérer le pays, un propos assorti d’images de propagande militaire. « Haftar est un acteur militaire et ne peut exister qu’à travers des opérations armées », explique Mohamed Lazib, doctorant à l’Institut français de géopolitique et spécialiste de la Libye. Il y a cependant peu de risque qu’il mène une attaque sur le court terme. Depuis sa défaite à Tripoli en 2020, largement imputable aux Turcs, il a perdu de trop nombreux soutiens, locaux et étrangers, pour pouvoir entreprendre une nouvelle action militaire d’envergure.

En décembre, de nombreuses rumeurs ont circulé concernant une déclaration, par le maréchal, de scission entre le Fezzan (sud) et la Cyrénaïque (est) d’un côté et la Tripolitaine (ouest) de l’autre. Recul, aveu de faiblesse, pressions étrangères ? Le 24 décembre, jour de la fête de l’indépendance libyenne, Haftar a finalement annoncé laisser une « dernière chance » pour tracer une voie politique et organiser des élections. « Il faut arrêter de croire que Haftar contrôle toute la Cyrénaïque et le Fezzan. Il contrôle les sites pétroliers, ce qui est stratégique. Mais, sinon, ce sont les milices touboues et touarègues qui font la loi, même à Sebha [la capitale du Fezzan et troisième ville du pays] », détaille une haute figure touboue, l’un de ceux qui considèrent le maréchal comme un problème et non plus une solution depuis qu’il a échoué à prendre Tripoli. Le Toubou, lors de ses voyages réguliers à l’étranger, invite ses interlocuteurs à trouver une « porte de sortie honorable » à l’encombrant « militaire qui ne sait pas gagner ses guerres ».

Les échecs répétés de Khalifa Haftar, qui bénéficiait pourtant du soutien actif de l’Égypte, de la Russie et d’un appui plus discret de la France, a donné des ailes à son meilleur ennemi, Aguilah Saleh : le président du Parlement de Tobrouk n’a pas hésité à se présenter comme candidat à la présidentielle. Officiellement, les deux hommes travaillent main dans la main à « débarrasser la Tripolitaine des islamistes », mais officieusement, les deux quasi-octogénaires se détestent cordialement.

Aguilah Saleh n’a pas d’armée derrière lui, mais instrumentalise la loi via la Chambre des représentants qu’il préside, et qu’à l’occasion, il n’hésite d’ailleurs pas à contourner. Il a ainsi été accusé d’avoir écrit lui-même les règles du jeu pour des élections auxquelles il était candidat et de les avoir promulguées sans vote de la Chambre. En octobre, celle-ci a validé une loi contre la cybercriminalité qui inquiète les Libyens présents sur les réseaux sociaux. Les termes vagues et ambigus utilisés laissent penser que le pouvoir judiciaire pourra utiliser cette loi pour limiter la liberté d’expression, estime l’association Access Now engagée dans la défense des usagers du numérique. Dernièrement, Saleh a fait voter la création d’une Cour constitutionnelle pour « assurer la protection des droits et des libertés ». Aussitôt, le Haut Conseil d’État, chambre haute mise en place lors des accords de Skhirat de décembre 2015 et installée à Tripoli, a annoncé la fin des relations entre les deux assemblées, estimant qu’une cour constitutionnelle ne peut pas être créée tant que la Constitution n’est pas promulguée.

Pour complexifier la scène politique, Saïf Al-Islam, le fils préféré de Kadhafi, qui en 2011, promettait des « rivières de sang » aux insurgés, s’est lui aussi déclaré candidat à l’élection présidentielle en novembre 2021. Les images montrant son dépôt de candidature ont fait le tour du monde. Puis, trou noir. Si ce n’est trois communiqués écrits, le fils du dictateur n’a pas fait de nouvelle apparition. Encore moins de discours, alors que nombreux sont les Libyens, désenchantés par cette décennie de chaos, qui seraient prêts à soutenir son retour. « Quand on pose la question aux cercles kadhafistes, l’explication est simple : il n’aurait pas besoin d’être visible puisque 70 % du pays serait prêt à voter pour lui », explique Soraya Rahem, doctorante en géographie politique travaillant sur la diaspora libyenne en Égypte et en Tunisie. Selon le chercheur Jalel Harchaoui, les kadhafistes infiltrent les appareils et montent en puissance dans les municipalités secondaires1.

Preuve que le fils du dictateur inquiète, le premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, lors de ses vœux aux Libyens le 30 décembre 2022, l’a appelé à se « conformer à la CPI ». Saïf Al-Islam Kadhafi est officiellement recherché par la Cour pénale internationale (CPI) depuis juin 2011. Il est accusé, notamment, de crimes de guerre pour son rôle dans la répression de la révolution.

Opportunisme, alliances mouvantes et prédations

En Libye, les alliances se font et se défont, en sous-main ou officiellement, au gré des événements. « Il faut observer différentes strates. Dbeibah et Haftar ne sont pas totalement opposés. Ils s’arrangent discrètement. Cet automne, Dbeibah a rencontré Sadam Haftar2 à Abou Dhabi. Normalement, Haftar fait plutôt équipe avec Aguilah Saleh et Dbeibah avec Khaled Al-Mechri [le président du Haut-Conseil d’État], mais ce n’est pas toujours le cas », explique un observateur. Le 14 novembre, des milices fidèles à Dbeibah ont empêché le Haut-Conseil d’État de se réunir au moment où celui-ci devait étudier l’unification du pouvoir exécutif (et donc le sort du gouvernement de Dbeibah) et le cadre constitutionnel menant à de prochaines élections. Le procureur a été saisi à la suite de cette entrave au déroulement des travaux.

Depuis des semaines, il est question de créer un troisième gouvernement afin de réunir les autorités. Mais est-ce une solution dans un pays où, depuis 2014, chaque nouveau cabinet ou presque ne fait que s’opposer au précédent, lequel reste en place ?

En parallèle, le Haut-Conseil d’État a lancé un appel à candidatures pour remplacer des dirigeants d’institutions clés, comme le bureau des audits ou l’autorité anticorruption. « Ce genre d’annonces crée forcément des bagarres et des tensions. Chacun veut sa part du gâteau », estime un diplomate. Les milices jouent un rôle politique. Selon cet observateur, elles « sont devenues des mafias qui coopèrent ou se battent pour préserver leur territoire, et donc leurs ressources. En Libye, il se dit qu’elles sont capables de se vendre entre elles des carrefours où elles peuvent installer des barrages pour racketter les automobilistes ». Mais ce n’est pas le pire : certaines milices sont spécialisées dans la drogue, la contrebande, le trafic de migrants… Quoi qu’il en soit, tout le monde a compris qu’il fallait « faire avec ».

La communauté internationale ou le spectateur (dés)engagé

Le 17 novembre 2022, Mohamed Abouagela Massoud, ancien agent des services de renseignement de la Jamahiriya, a été kidnappé à son domicile par une milice connue. L’homme est accusé d’avoir participé à l’attentat de Lockerbie3, et faisait l’objet d’un mandat d’arrêt d’Interpol. Condamné à dix ans de prison en Libye, mais remis en liberté pour raison de santé, il est réapparu le 12 décembre 2022 devant un tribunal américain à Washington. « Une action pareille, commise avec une milice notoirement connue pour ses crimes, ruine les efforts de transformer la Libye en État de droit », estime un diplomate européen. En Libye, quelques manifestations ont eu lieu contre ce kidnapping. Mais un Tripolitain assure : « Les gens n’osent plus parler. C’est presque pire que sous Kadhafi. Parce qu’avant 2011, on pouvait critiquer les responsables qui n’appartenaient pas à la famille Kadhafi. Aujourd’hui, on ne peut plus critiquer personne. »

Plusieurs analystes estiment que Dbeibah a probablement donné l’autorisation au transfert de Mohamed Abouagela Massoud afin de renforcer sa position auprès de la communauté internationale, fatiguée de voir les tergiversations politiques et le processus électoral au point mort. Fin décembre, des rumeurs évoquaient un accord semblable concernant Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi et ancien chef de la sécurité intérieure, lui aussi recherché par la justice internationale pour sa double implication dans l’attentat de Lockerbie et dans l’explosion d’un DC10 d’UTA au-dessus du Ténéré en 1989. Mais Dbeibah a balayé toute éventualité d’extradition d’un revers de main à la télévision. Il n’avait guère le choix : les Megarha, la tribu de Senoussi, ont menacé de représailles. Basés dans le sud de Tripoli, ils ont, sur leur territoire un important réservoir d’eau. En 2012, ils avaient coupé l’approvisionnement de plusieurs quartiers de la capitale pour exiger la libération d’Anoud Senoussi, fille d’Abdallah Senoussi.

La France, elle, n’a pas réagi aux rumeurs d’extradition vers les États-Unis. En 1999, la Cour d’assises de Paris avait pourtant condamné à perpétuité Abdallah Senoussi pour son rôle dans l’attentat du DC10 reliant Brazzaville à Paris.

La communauté internationale s’est faite plus discrète en Libye ces derniers mois. Les intérêts restent pourtant sous-jacents. « La Russie4 n’aurait rien contre un accès à la mer Méditerranée. Comme la Turquie5, elle souhaite réactiver les contrats signés avant la révolution. », estime Barah Mikail, politiste à l’université Saint-Louis (Madrid). L’analyste reconnaît cependant que des efforts importants ont été entrepris en 2020 lors de la Conférence de Berlin pour « calmer les interférences étrangères ». Et Béchir Jouini de conclure : « Tant que la pompe à pétrole fonctionne, qu’il n’y a pas de gros combats et que le flot de migrants est à peu près contenu, la Libye peut continuer son chemin. La communauté internationale a, de toute façon, les yeux rivés sur l’Ukraine ».

1Jalel Harchaoui, « Libya’s Electoral Impasse », Noria Research, octobre 2022

2NDLR. Fils de Khalifa Haftar qui porte le grade de colonel dans l’armée de son père, récemment accusé de crimes de guerre par Amnesty International.

3Le 21 décembre 1988, un avion reliant Londres et New-York explose au-dessus de ce village écossais de Lockerbie, faisant 270 victimes.

4NDLR. Fortement présente dans l’est, mais pas seulement.

5NDLR. Plutôt proche pour sa part des autorités de Tripoli.

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