Comme lors du conflit dans l’est de l’Ukraine déclenché en 2014, Ramzan Kadyrov, le chef de la Tchétchénie, République du Caucase de la Fédération de Russie, a mis ses moyens à la disposition du Kremlin depuis que Moscou a décidé de s’impliquer au Proche-Orient. En Syrie d’abord, mais aussi en Libye — dans une moindre mesure pour le moment. « D’un côté, l’enthousiasme affiché par Kadyrov pour ce faire témoigne de son besoin éminemment politique de se montrer utile au Kremlin. De l’autre la discrétion à ce sujet — souvent gardée par Moscou, que ce soit le Kremlin ou le ministère de la défense par exemple — vient semble-t-il de ce que le patron tchétchène devient aux yeux de certains trop puissant et joue manifestement son propre jeu », fait observer l’expert du Caucase du Nord Akhmet Yarlykapov.
« L’ami des musulmans »
Déjà en 2008, lors de la guerre éclair russo-géorgienne, Kadyrov avait offert ses services à Vladimir Poutine pour envoyer en Géorgie ses « kadyrovtsy » (forces de sécurité) en tant que « forces de paix », malgré la terrible réputation qu’ils s’étaient taillée lors du second conflit tchétchène (à partir de 1999) au cours duquel ils avaient pratiqué tortures, exactions et enlèvements. Le Kremlin n’avait pas répondu à cette offre de service, mais avait déjà eu recours de lui-même aux Tchétchènes en faisant débouler dans le Caucase du Sud, le 7 août 2008, les bataillons Zapad et Vostok pour aller mater la Géorgie du président Mikheïl Saakachvili, sous commandement du ministère de la défense russe. L’épisode géorgien laissait déjà entrevoir à la fois combien Moscou avait besoin dans certains cas de supplétifs tchétchènes et combien Kadyrov, jouant son propre jeu, avait intérêt à se montrer bon partenaire envers son suzerain.
« Ramzan Kadyrov a tout de suite voulu utiliser la situation au Proche-Orient, dès que la Russie s’est impliquée militairement en Syrie en septembre 2015. Il l’a fait d’abord pour se poser en défenseur des musulmans. Cela lui permet en Tchétchénie de se faire passer pour le bon musulman, par opposition à ceux qu’il qualifie de ‟mauvais musulmans” : les islamistes et tous ceux qui s’opposent à son régime et à ce qu’ils considèrent comme le colonialisme russe. Mais en même temps — et c’est capital —, M. Kadyrov aide le Kremlin à apparaitre comme l’ami des musulmans. C’est pour cela par exemple que le dirigeant tchétchène a fait du bruit en septembre 2017 autour du massacre des Rohingyas, les musulmans de Birmanie », explique Grigoriy Loukyanov, spécialiste du Proche-Orient à la Haute École d’économie à Moscou. Kadyrov joue très gros dans cette affaire.
En effet, pendant la « première guerre de Tchétchénie » (1994-1996), son père, Akhmad Kadyrov, mufti de la république nord-caucasienne, participe au djihad contre les Russes, demandant à chaque Tchétchène d’en tuer autant que possible. Mais au début de la « seconde guerre », relancée en 1999 par Poutine, il passe du côté pro-russe. Il explique alors que la montée des wahhabites l’oblige à faire ce choix. Son fils Ramzan l’aide à reprendre en main la République, s’occupant des basses œuvres. Après l’assassinat du père lors d’un attentat en 2004, Ramzan devient le chef de la République selon la volonté de Poutine ; une relation (politique) très personnelle s’établit entre les deux hommes.
Ce revirement fait passer les Kadyrov pour des traîtres aux yeux de nombre de Tchétchènes, peuple musulman sunnite d’un million d’âmes qui a perdu entre 10 et 20 % des siens à l’occasion des deux conflits indépendantistes qui ont suivi la chute de l’URSS. Le religieux a été mobilisé, comme toujours depuis la conquête russe du Caucase voilà deux siècles, cette fois avec les ressources de l’islam importé de la péninsule Arabique. C’est pour saper en ses fondements la contestation de son peuple que Ramzan Kadyrov mène une politique mêlant « islam rigoriste, inspiré des pays du Golfe, et (…) islam traditionnel tchétchène », sur fond de « discours anticolonial » transformé « en une idéologie patriotique pro-russe qui fait des Tchétchènes les hérauts des succès poutiniens », comme le résume Marlène Laruelle1.
Le champ de bataille syrien
En Syrie, c’est après la chute d’Alep en décembre 2016, victoire remportée sur l’opposition armée à Bachar Al-Assad notamment du fait de l’intervention de l’aviation russe et de forces terrestres iraniennes ou soutenues par Téhéran, que l’on a parlé de l’implication tchétchène. D’abord avec des patrouilles « de police » dans Alep reprise. D’autres missions de ce genre leur seront confiées dans les « zones de désescalade », au sein de contingents composés d’autres ressortissants du Caucase du Nord, Ingouches, Kabardes, Daghestanais... Et ce, alors que plusieurs milliers de leurs compatriotes nord-caucasiens avaient rejoint les rangs de l’organisation de l’État islamique (OEI) ou d’Al-Qaida en Syrie et en Irak après 2011. « C’est important pour Ramzan Kadyrov non seulement parce qu’il rend ainsi service au Kremlin et se fait passer pour un contributeur de paix luttant contre les mauvais musulmans, terroristes, mais aussi parce que cela lui permet d’entraîner ses propres forces armées. C’est pour cela, me disent des gens de son entourage, que Kadyrov tient à ce qu’il y ait une rotation permanente de ses hommes sur place. Pourquoi ? Parce qu’il pense à l’après-Poutine, qu’il n’est pas certain qu’il jouira alors du même soutien de la part du Kremlin et que les choses pourraient même mal se passer », raconte un expert russe qui a requis l’anonymat du fait de la sensibilité du sujet.
Kadyrov a même convaincu Moscou de créer un centre d’entraînement des forces spéciales, selon divers médias russes. Celui-ci a été construit à Goudermes, près de la résidence du patron de la Tchétchénie, sur un terrain de 500 hectares fourni par le centre d’entraînement sportif multifonctionnel Master, lié à la fondation Akhmad Kadyrov. Selon Daniil Martynov, un assistant de Ramzan Kadyrov, les instructeurs sont tous des vétérans des unités d’élite russes (Alfa, Vympel et de la Direction générale des renseignements, GRU). Un premier bataillon de police tchétchène formé par ce nouveau centre est parti en Syrie en décembre 2016.
L’implication tchétchène s’est ensuite étoffée. Il a été question de participer à la reconstruction du pays, après la guerre ; et surtout, il a été annoncé que les Tchétchènes reconstruiraient des mosquées à Alep ou Homs. Simple effet d’annonce ? Cela reste à voir, mais cela dit d’abord des choses sur la façon dont Ramzan Kadyrov affiche son soutien au peuple syrien. « La reconstruction des mosquées est une sorte de niche laissée à Kadyrov, le Kremlin le mettant en avant pour mener une politique de séduction auprès des musulmans. À vrai dire, c’est la continuation de la politique menée dans la Fédération de Russie elle-même, où les Tchétchènes construisent des mosquées dans les régions. Et cela marche, des études montrent combien l’image de Ramzan et de sa République s’améliore chez les musulmans de Russie », note Akhmet Yarlykapov. C’est la puissante fondation Akhmad Kadyrov qui prend en charge ces constructions, elle qui est financée par une sorte d’impôt informel par lequel sont collectés entre 10 et 30 % des salaires des Tchétchènes et 50 % des bénéfices des entreprises œuvrant dans la petite République.
C’est aussi cette fondation qui distribue de l’aide humanitaire en Syrie depuis janvier 2018. Sur les médias sociaux, repris par la télévision républicaine tchétchène, Ramzan Kadyrov répète à l’envi que l’aide fournie par Grozny aux frères syriens est bien supérieure à celle des organisations internationales. Dans un message posté le 28 mars sur la plateforme Mylistory, le leader tchétchène affirme par exemple que sa fondation « poursuit une action humanitaire sans précédent » en Syrie, fournissant, « avec les forces russes, produits alimentaires et eau à 700 réfugiés sur la ligne de front de la Ghouta-Est ». C’est en réalité très modeste comparé aux 7,6 millions de personnes assistées par les Nations unies et des dizaines d’autres organisations humanitaires. Polygraph.info, site web de fact-checking produit par les médias américains, Voice of America (VOA) et Radio Free Europe/Radio Liberty affirment que l’aide tchétchène n’est distribuée qu’aux musulmans syriens. « Le moment le plus important [de notre aide] sera celui des fêtes musulmanes : le mois de ramadan et la fête du sacrifice », a précisé Ziyad Sabsabi, l’envoyé spécial de Kadyrov au Proche-Orient et en Afrique du Nord2. Ainsi, 500 000 colis et 10 000 animaux pour le sacrifice seront distribués à 50 000 Syriens.
Missions diplomatiques
Mais les Tchétchènes remplissent aussi des missions de diplomatie discrète. En Libye notamment. Le député de la Douma fédérale Adam Delimkhanov s’est rendu à plusieurs reprises à Tripoli en 2016 pour négocier la libération de marins russes, accusés de trafic illégal de pétrole libyen. Et cela va plus loin. « Il n’est pas toujours facile de réunir des opposants libyens à Moscou. Pour cette raison, cela se passe parfois à Grozny. Et parce que les Tchétchènes ont tissé des liens de longue date au Proche-Orient, avec les diasporas du Nord-Caucase, apparues à la fin du XIXe siècle. Ces liens ont été parfois ‟restaurés” via le commerce, parfois via des échanges religieux. N’oublions pas qu’Akhmad Kadyrov a étudié notamment en Jordanie, parfois du fait des deux guerres récentes en Tchétchénie, qui ont été l’occasion de créer des réseaux », explique Loukyanov.
Un rôle particulier est joué par Ziyad Sabsabi dans ces médiations. Ce sénateur russe est né en 1964 à Alep et a été longtemps un conseiller et assistant d’Akhmad Kadyrov. Il est l’homme des missions spéciales : retour de certains djihadistes nord-caucasiens, mise en relation de groupes d’opposition syriens avec les autorités russes (pour obtenir l’arrêt des hostilités sur le terrain et entamer un dialogue politique), installation dans la Fédération de Russie de membres des diasporas caucasiennes — question délicate tant Moscou est réticente à ce sujet.
Le kadyrovisme, idéologie post-moderne
Plusieurs observateurs de la petite République caucasienne se montrent impressionnés par la dextérité avec laquelle Ramzan Kadyrov est parvenu à se rendre utile au Kremlin, voire indispensable, tout en jouant ses propres cartes. « Kadyrov est brutal, grossier, inculte et pourtant, à ma grande surprise, je dois avouer qu’il a réussi à faire son chemin et à s’imposer dans un environnement hostile. Parce que nous parlons toujours de sa bonne relation avec Poutine, mais c’est oublier que quantité de gens au FSB3,au GRU, au Kremlin, etc. le détestent », confie un observateur à Moscou.
Et ce au point que certains se demandent, comme la chercheure Marlène Laruelle, dans quelle mesure la politique de Kadyrov annonce « plusieurs évolutions en cours. Tout d’abord, il confirme que pour lutter contre le salafisme insurrectionnel, plusieurs pays musulmans pourraient faire le choix d’un salafisme d’État. (…) Le rigorisme piétiste, loyal aux régimes en place mais foncièrement anti-occidental et conservateur en matière de mœurs, semble donc promis au succès. Deuxièmement, le kadyrovisme incarne le caractère « post-moderne » des idéologies contemporaines, au sens où il peut conjuguer ce qui semble être en opposition et réussir le tour de force d’exalter le nationalisme tchétchène et la grande puissance russe »4.
Akhmet Yarlykapov n’y croit guère : « La Tchétchénie est un cas trop unique et trop extérieur aux logiques proche-orientales. » L’autre évolution impliquée par l’action de Kadyrov en Syrie ou en Libye est celle de la construction de ses propres soutiens et réseaux ailleurs qu’en Russie, sous couvert d’affirmation du soft power russe en direction du monde musulman. Au cas où cela irait à nouveau mal entre Moscou et sa turbulente République caucasienne.
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1« Le kadyrovisme : un rigorisme islamique au service du système Poutine ? », IFRI, Russie. Nei. Visions, n° 99, mars 2017.
2« Kadyrov Claims his Foundation on the ‟Front-Line” with the Russian Troops, ‟Only Charity” in Syria », polygraph.info, 2 avril 2018.
3NDLR. Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, service secret de la Russie, chargé des affaires de sécurité intérieure.