L’impossible dialogue entre pouvoir et opposition en Tunisie

Entretien, début septembre 2013, de Manuela Honegger, docteure en science politique, avec Khansa Ben Tarjem, journaliste et historienne, sur les causes profondes de l’actuelle crise politique tunisienne.

Affiches électorales, près de la place du Gouvernement à Tunis.
World Bank Photo Collection, 18 novembre 2011.

Manuela Honegger.Aujourd’hui, certains dans l’opposition veulent dissoudre l’Assemblée nationale constituante (ANC) de la Tunisie. Existait-il en 2011 un consensus politique pour rédiger une nouvelle Constitution ?

Khansa Ben Tarjem. — Non. À l’époque, deux positions s’affrontaient. Certains partis centristes prônaient une logique de continuité et de réforme, donc la tenue d’élections présidentielles et législatives avec une Constitution réformée par un comité d’experts. Les islamistes, la gauche et les mouvements révolutionnaires ont imposé la rupture avec le texte de 1959 et exigé la rédaction d’une nouvelle Constitution.

M. H. Quelle est l’attitude du gouvernement en place dans cette phase de transition ?

K. B. T. — La troïka est composée d’Ennahda et de deux partis laïcs (le Congrès pour la République et Takatoll) mais le mouvement Ennahda y est clairement dominant. Après des décennies de répression, les islamistes n’avaient aucune expérience du pouvoir. Le slogan « l’islam est la solution » cache un vide en matière de programme politique, économique et social. Gérer un pays ne peut être réduit à une question de mœurs et de discours identitaires. De plus, la crainte de l’usure du pouvoir dans un contexte de crise économique les a conduits à profiter de la phase de transition pour s’assurer une place hégémonique. Il y a davantage une tentation de mainmise sur les institutions qu’une volonté de les réformer en profondeur, dans les médias comme dans la police, la justice ou l’administration. L’équilibre précaire d’aujourd’hui est le fruit des batailles menées par la société civile. De nombreuses nominations dans le secteur public et différentes tractations avec des anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti du président déchu) ont reproduit le fonctionnement d’un système clientéliste. Ennahda s’en défend et justifie ses nominations : tout parti au pouvoir n’a-t-il pas le droit de nommer ses proches ? Et une partie de l’administration, fidèle au « modernisme bourguibien » et alliée à la « contre-révolution » ne bloque-t-elle pas son travail ? Cela a suscité un climat de guerre des clans à l’intérieur des institutions de l’État qui reproduit la bataille politique et idéologique à l’œuvre dans l’opinion.

D’un point de vue socio-économique, il n’y a pas eu de changements significatifs susceptibles de réduire les inégalités entre régions et il y a une forte tendance à criminaliser les mouvements sociaux et à attaquer les syndicalistes. De plus, le gouvernement a souscrit dans des conditions opaques de nombreux prêts qui n’ont pas financé des investissements. C’est vrai aussi pour des accords stratégiques conclus avec l’étranger, comme celui signé avec le Fonds monétaire international (FMI).

Par ailleurs, la question sécuritaire est cruciale. L’opposition accuse le gouvernement de protéger les milices qui ne cessent de l’attaquer. Ennahda se défend : ces violences sont du ressort de la justice… Mais dans un communiqué du 1er février 2012, le parti a protesté contre l’arrestation des auteurs présumés du lynchage qui a causé la mort du représentant du parti Nidaa Tounes1 à Tataouine. Les deux derniers assassinats ne sont que l’ultime épisode d’une vague de violence politique. Aussi, l’ambiguïté vis-à-vis des violences salafistes et du trafic d’armes est tout aussi inquiétante. Nous en voyons aujourd’hui les conséquences. Depuis la fin avril, avec les meurtres d’opposants et les embuscades dans les montagnes du Djebel Chaambi, la crainte des attentats terroristes est devenue très forte.

M. H. Quels rapports Ennahda entretient-il avec les partisans de l’ancien régime ?

K. B. T. — Dans leurs discours, les dirigeants et les militants d’Ennahda leur sont très hostiles. Mais c’est davantage pour discréditer l’opposition que pour incriminer l’ancien régime. En pratique, les dossiers d’accusation arrivent vides devant les juges et le choix de condamner telle ou telle personne ou de la garder en fonction semble obéir à des considérations politiciennes. Le projet de loi sur la justice transitionnelle a été mis au placard au profit d’un autre sur « l’immunisation de la révolution ». Dans le contexte actuel, le but principal d’Ennahda n’est pas de rendre justice, ni de clore la page de la dictature mafieuse et des élites prédatrices, mais d’exclure certaines figures de l’ancien régime du jeu du pouvoir et surtout d’éliminer la concurrence.

Le résultat de cet arrangement est catastrophique pour la transition. Aujourd’hui, des jeunes sont jugés pour avoir brûlé des commissariats au moment de la révolution. Le traitement du dossier des blessés et martyrs de la révolution est en deçà des attentes alors que des responsables de l’ancien régime reviennent en grande pompe. Une partie d’entre eux a intégré les partis de la troïka, une autre a rejoint l’opposition libérale. Un parti comme Nidaa Tounes, qui est une mosaïque regroupant des libéraux et des « rcdistes » et dirigé par Béji Caïd Essebsi, s’inscrit dans une opposition frontale à Ennahda et apparaît comme son principal concurrent. Al-Moubadara, dirigé par Kamel Morjane (ancien ministre des affaires étrangères sous Zine el-Abidine Ben Ali), joue en revanche de manière plus modérée avec les islamistes et travaille d’une manière discrète, apparemment efficace.

M. H. Qu’est-ce qui est reproché à l’Assemblée nationale constituante (ANC) ?

K. B. T. — C’est une institution qui fonctionne mal pour plusieurs raisons. L’ANC a plusieurs mandats : elle doit écrire une Constitution, légiférer et contrôler le gouvernement. En ce qui concerne la Constitution, il y a eu plusieurs accords et des concessions de part et d’autre — contrairement à ce qui s’est passé en Égypte — mais la priorité donnée aux débats idéologico-identitaires et partisans demeure un obstacle. Les droits économiques et sociaux sont réduits à l’extrême et la place des régions est à peine évoquée. La bataille pour garantir les libertés dans la Constitution a été difficile. Pour ce qui est du futur système politique, les différents partis politiques semblent croire que la configuration actuelle de l’ANC restera toujours la même. Chacun veut donner des prérogatives à l’Assemblée, à la présidence ou au gouvernement en fonction de sa proximité avec le titulaire actuel de la charge, ce qui a entraîné une certaine confusion au plan institutionnel et rendu difficile un accord sur ce point essentiel de la future Constitution.

Concernant le rôle législatif de l’Assemblée, différents blocages paralysent son bureau, présidé par Mustapha Ben Jaafar. Il y a un manque d’organisation et une volonté du bureau de bloquer certains projets en fonction des priorités du gouvernement. Cela a réduit l’ANC à une simple chambre d’enregistrement. Les députés travaillent sans réels moyens, sans bureaux ni assistants pour beaucoup, et leurs partis n’offrent que rarement leur aide pour traiter les dossiers. Si la troïka vote de manière disciplinée, l’opposition manque d’organisation et son taux d’absentéisme est élevé. Aussi, l’Assemblée n’a-t-elle pas joué son rôle de contrôle de l’exécutif. L’opposition ne semble pas maîtriser les procédures de contrôle du gouvernement. Les séances de questions au gouvernement ne respectent guère la procédure, les ministres répondent aux questions de leur choix. Le gouvernement n’est pas obligé de fournir aux députés l’information nécessaire. La commission d’enquête sur les évènements du 9 avril 2012 (violente répression d’une manifestation de l’opposition) en est un exemple parmi d’autres. Les députés d’Ennahda ont bloqué son travail, mais on aurait pu avancer si le ministère de l’intérieur avait été tenu de fournir les informations nécessaires au déroulement de l’enquête parlementaire.

M. H. Quelle est la principale caractéristique de cette crise ?

K. B. T. — Les différentes analyses mettent souvent en avant la bataille entre sécularistes et islamistes sur le plan idéologique. C’est un élément qui ne doit pas être minimisé, mais le manque de confiance reste la cause la plus importante de la crise. Depuis l’assassinat de deux opposants, l’avocat engagé en politique Chokri Belaïd et le député Mohamed Brahmi, la crainte des liquidations physiques est bien réelle dans ses rangs et Ennahda est désigné comme le responsable. De son côté, le parti accuse de complot la contre-révolution, alliée selon lui aux libéraux et à la gauche afin de faire échouer son passage au pouvoir. Officiellement, le gouvernement accuse les djihadistes d’avoir commis ces assassinats alors que ces derniers sont paradoxalement d’accord avec l’opposition pour accuser Ennahda. Les modifications opérées illégalement par Habib Khedher, député d’Ennahda et rapporteur du projet de Constitution résultant des travaux des commissions, n’ont fait qu’alimenter la crise. L’opposition montre un consensus de façade pour faire contrepoids aux islamistes, mais l’alliance de l’extrême-gauche avec la droite libérale et une partie des partisans de l’ancien régime est des plus précaires.

Enfin, les causes socio-économiques de la colère ne doivent pas être négligées. Les contestataires souffrent de la situation alors que les élites politiques s’en tiennent aux débats idéologiques et partisans. Cela participe à la crise de confiance entre les citoyens et les politiciens quel que soit leur camp et crée un rejet du système dans son ensemble.

M. H. Pourquoi l’opposition demande-t-elle la dissolution d’une assemblée élue ?

K. B. T. — Les logiques à l’œuvre diffèrent ; les acteurs politiques n’ont pas la même définition de la démocratie et de la révolution. Pour les islamistes, la révolution a mis fin à l’injustice dont ils ont été victimes et constitue une revanche de l’histoire sur les sécularistes, dont une partie a participé à leur répression. La démocratie est réduite à son aspect électif, c’est une délégation totale de la volonté individuelle à l’élu. Aux yeux des libéraux, la démocratie exige des institutions qu’elles soient le fruit du consensus général et respectent des contre-pouvoirs et des contrôles selon un mandat précis. Leur argument pour exiger la dissolution de l’ANC est qu’elle ne construit pas la démocratie et qu’elle a dépassé le mandat d’un an pour lequel la majorité des partis se sont engagés. Par ailleurs, l’assassinat de Chokri Belaïd en avril a été une occasion manquée pour opérer un rééquilibrage des forces avec les islamistes et actuellement, aucune élection crédible ne pourrait avoir lieu si Ennahda conservait sa maîtrise des rouages de l’État. Pour les révolutionnaires, qu’ils soient dans des partis ou des mouvements autonomes, la démocratie n’est qu’un outil au service de la révolution.

Chose souvent incomprise à l’étranger, l’exigence d’une Constituante s’inscrivait dans une logique révolutionnaire contre l’ancien système. Mais en tant qu’institution souveraine, l’ANC n’a pas réussi sa mission et doit donc être dissoute. Elle n’a été qu’une couverture légale pour écarter les objectifs de la révolution, pour que justice soit faite contre les responsables de l’ancien régime et pour réformer la police et la justice. Elle a maintenu la confusion entre l’État et le parti au pouvoir ainsi que le clientélisme et la corruption. Économiquement, l’extrême-gauche la dénonce pour avoir défendu la même politique économique que Ben Ali et n’avoir rien fait pour lutter contre l’injustice sociale et les inégalités régionales.

1Nidaa Tounes ou« Appel de la Tunisie » est un parti politique créé en 2012 par Béji Caïd Essebsi, après l’élection de l’assemblée constituante tunisienne en 2011 et son remplacement au poste de premier ministre du gouvernement provisoire par Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahda.

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