Que valent les réformes économiques imposées dans le monde arabe ?

L’impossible réforme du système financier libanais

Ces derniers mois, le Liban bruisse de rumeurs sur une éventuelle dévaluation de sa monnaie. À la mi-septembre, le gouverneur de la banque centrale Riadh Salameh devait officiellement démentir les nouvelles de sa démission et de sa maladie. Le président de la République Michel Aoun intervenait lui aussi pour déclarer que la livre libanaise se portait bien et que le pays n’irait pas vers la banqueroute. Deux choses qui paraissent bel et bien liées pour tous les Libanais, qui savent que le pays est extrêmement endetté.

© Hélène Aldeguer

Que valent les réformes économiques… ?
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La dette du Liban est de 80 milliards de dollars (70,56 milliards d’euros) en 2017, ce qui équivaut à 150 % de son PIB (estimé à 51,85 milliards de dollars, soit 45,73 milliards d’euros). C’est le troisième ratio le plus élevé au monde, derrière le Japon et la Grèce. Si aucun effort n’est fait dans les années à venir, les économistes prévoient un taux de 160 %, voire plus, d’ici 2021. « Au-delà du niveau préoccupant de la dette, c’est avant tout le fait qu’elle soit insoutenable qui est très inquiétant », explique dans un entretien Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques au sein de Kulluna Irada, un groupe d’influence pour la réforme politique fondé et financé par des personnalités de la société civile. « Le service de la dette est devenu tel qu’il asservit toute la politique économique et financière du pays. »

Le cercle vicieux de l’endettement

Le service de la dette, soit les intérêts que l’État libanais paie sur sa dette, avoisine en 2018 les 5 milliards de dollars (4,41 milliards d’euros). Une charge qui représente déjà 25 % de son budget annuel, estimé à 19,1 milliards de dollars (16,85 milliards d’euros) en 2018 (le Liban n’a pas publié de budget officiel). Les économistes du FMI estiment que ce service pourrait compter pour 60 % du budget de l’État d’ici à 2021, ce qui serait évidemment insoutenable.

Pour pouvoir à la fois rembourser sa dette et financer ses dépenses budgétaires, l’État a besoin de rentrées d’argent. Celles-ci sont aujourd’hui inférieures à ses dépenses : les taxes (TVA, douanes) ainsi que les revenus des différentes administrations et propriétés gouvernementales (Casino du Liban, transferts de télécoms) ramèneront en 2018 12 milliards de dollars (10,58 milliards d’euros). En conséquence de quoi le déficit budgétaire sera de 7 milliards de dollars (6,17 milliards d’euros) environ, ce qui signifie que 37 % des dépenses budgétaires viendront cette année encore alourdir la dette, d’après Christian Abou Tayeh, banquier d’investissement à Merill Lynch.

En d’autres termes, l’État libanais émet chaque année de la dette pour se financer. Celle-ci est libellée en livres libanaises à 60 % et en dollars à 40 % et se voit rémunérée à des taux relativement élevés de 9 % pour la livre libanaise et de 7 % pour le dollar. De quoi attirer les investisseurs. Cette dette est souscrite en majorité par les banques libanaises et la Banque du Liban (BDL), qui en détiennent à ce jour plus de 85 %.

Les banques libanaises sont quant à elles en capacité d’acheter de la dette, car elles sont riches en dépôts. La taille des dépôts du secteur bancaire au Liban avoisine les 200 milliards de dollars (176.42 milliards d’euros), soit quasiment 4 fois la taille de son économie en 2017. Près de 40 % du total de ces dépôts vient de la diaspora libanaise, précisément attirée par les taux avantageux proposés au Liban par rapport à l’étranger. Et plus de 80 % des dépôts bancaires sont libellés en dollars. Jusqu’ici donc, tout va bien.

« Cet afflux de dépôts est essentiel pour pouvoir financer la dette ainsi que la balance des paiements (11,6 milliards de dollars en 2016) [13,15 milliards d’euros] libellée en devises », explique dans un entretien Rosalie Berthier, analyste auprès du centre de recherche Synaps. Le pays importe en effet 80 % de ses biens de consommation, qu’il paie en devises (en euros et en dollars majoritairement). C’est là où le bât blesse. Le FMI estime que pour pouvoir financer son déficit commercial et les intérêts toujours croissants de sa dette souveraine, le pays a besoin de 6 à 7 % d’augmentation d’apports en dépôts en dollars, soit entre 6 et 7,2 milliards de dollars (6,34 milliards d’euros) supplémentaires par an.

Or ces dernières années, les dépôts augmentent moins vite qu’auparavant pour diverses raisons : il y a moins d’argent dehors, les taux d’intérêt, notamment américains, ont augmenté, le risque pays est plutôt élevé… « En bref, le Liban a une économie très dollarisée qui dépense beaucoup de dollars et qui n’arrive plus à en attirer », dit Rosalie Berthier. D’où le risque de dévaluation de sa monnaie.

La parité de la livre libanaise au dollar est fixée depuis 1997, au taux de 1 dollar = 1507,5 livres libanaises. C’est ce qu’on appelle le peg1. Celui-ci est tellement ancré dans la vie des gens que l’économie libanaise fonctionne dans les deux monnaies. Dans n’importe quelle boutique du pays (ou presque), vous pouvez payer en dollars ou en livres, et il est garanti que cet argent est échangeable. Cette parité dépend pourtant de la capacité de la banque centrale, ou Banque du Liban (BDL), à garantir l’équivalence entre les deux monnaies. Pour cela, elle fait en sorte d’avoir toujours suffisamment de réserves en dollars pour acheter des livres, et vice versa.

Aujourd’hui, nul ne connaît exactement le montant des réserves en devises de la BDL, qui ne publie pas de chiffres détaillés. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’augmentation moins rapide des dépôts en dollars met en danger ces réserves et donc la capacité de la BDL à soutenir la livre.

Rendre la dette soutenable

Malheureusement, le pays ne crée pas suffisamment de richesses pour générer de l’épargne et renflouer ses caisses. La croissance économique est très faible (moins de 2 % prévus cette année) ; l’inflation bat des records (6,3 % pour les huit premiers mois de 2018) ; les infrastructures (routes, télécoms, eaux, gestion des déchets) ont un besoin urgent d’entretien et de modernisation, besoin renforcé par l’afflux de plus d’un million et demi de réfugiés syriens depuis 2011 ; et surtout, les investissements dits productifs représentent moins de 1 % du PIB (la moyenne mondiale est de 8,2 %).

« Le problème aujourd’hui est qu’il est impossible de relancer la croissance tant ses piliers ont été affaiblis, explique Sibylle Rizk ; des investissements massifs dans les infrastructures physiques et institutionnelles sont nécessaires ». Le Liban s’est ainsi vu promettre 11 milliard de dollars (9,70 milliards d’euros) en prêts à des taux relativement avantageux lors de la conférence CEDRE qui s’est tenue en avril de cette année. L’objectif était alors précisément de lever des fonds pour financer le développement des infrastructures et la relance de l’économie. « Il s’agit de dette additionnelle que nous ne pouvons soutenir sans plan d’ajustement des finances publiques », commente Sibylle Rizk.

Aujourd’hui, il s’agirait plutôt de rendre la dette soutenable, et donc de réduire le ratio dette/PIB. La conférence CEDRE a pour but d’accroître le PIB, mais une autre alternative serait de diminuer la dette. Pour ce faire, le gouvernement peut choisir entre mettre en place des mesures fiscales (la hausse hautement contestée de la TVA de 10 à 11 % en 2017) et mettre en place des restrictions budgétaires (en baissant notamment la charge salariale de la fonction publique).

Mais si on met à part le fait que le gouvernement n’est toujours pas formé, cinq mois après les élections, le pays fait face à un système endémique de corruption et de clientélisme qui rend très compliquée toute mesure de réforme. Par exemple, dans certaines régions du pays, moins de 65 % des factures d’électricité sont collectées tandis que c’est l’État qui paie lui-même le manque à gagner à Électricité du Liban. Cela revient à 7 % de son budget en 2018. Autre exemple : la collecte de la TVA dépend de la part des factures qui est déclarée. Or la grande majorité des entreprises au Liban possède un livre blanc et un livre noir de comptabilité, de façon à payer le moins de TVA possible à un État estimé, à juste titre, être corrompu (Le Liban arrive en 136e position sur 176 pays en termes de corruption).

Quant aux restrictions sur la masse salariale de la fonction publique, qui représente 35 % du budget de l’État, la grille des salaires a été relevée l’année dernière, et des nouveaux postes ont été créés. « La masse salariale de la fonction publique au sens large pèse très lourdement sur les finances publiques, mais ce problème se double d’un enjeu social : le recrutement est depuis des années la base du système de captation des ressources de l’État à des fins clientélistes, mais le résultat est aussi que ces emplois servent, qu’on le veuille ou non, de filet social, indispensable dans un pays à bout de souffle », analyse Sibylle Rizk.

Une manne pour les banques

Il existe une solution pour alléger le poids de la dette, dont personne n’ose encore parler. Celle de la restructuration de la dette libanaise d’un commun accord avec les créanciers. Cela pourrait se traduire par un rééchelonnement de la dette, une réduction des intérêts, voire même carrément une réduction du montant de la dette.

La majorité (plus de 85 %) de la dette libanaise est entre les mains de banques libanaises et de la BDL. Cela signifie que plus de 60 % des actifs des banques commerciales libanaises sont composés de dette libanaise. On ne connaît pas la part de la dette dans les profits des banques, mais il n’est pas impossible d’envisager que certaines des 52 banques libanaises ne sont rentables que grâce à la dette.

La relation entre banques libanaises et gouvernement est donc très forte, les deux profitant d’un système et n’ayant aucun intérêt à ce qu’il s’écroule. « C’est d’ailleurs pour ça qu’un scénario à la grecque ou à la turque, où les créanciers internationaux ont fait pression sur le pays en faillite pour entamer des réformes drastiques qui souvent laissent la population exsangue, et où la monnaie se dévalue rapidement ne fait pas sens » estime dans un entretien Nassib Ghobril, directeur du département de recherche et d’analyse économique à la Byblos Bank. « On est endetté entre nous. » Le gouvernement conserve donc l’option d’emprunter aux banques locales, pour mieux les rembourser grassement, comme il le fait depuis plus des décennies.

« La question de la restructuration de la dette est encore taboue, car elle suppose un accord politique pour une répartition consensuelle des pertes. Comme on en est loin, l’option privilégiée consiste à gagner du temps par des opérations monétaires de plus en plus coûteuses », explique Sibylle Rizk. Mais jusqu’où ce système peut-il encore tenir avant que la dévaluation ne s’impose ?

« C’est une question de confiance, explique Rosalie Berthier. Aujourd’hui le maintien du peg envoie une image de stabilité. Tant que le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salameh, qui est en poste depuis 25 ans, est là, tant qu’il inspire confiance, ça va. Le jour où la confiance s’enraye, le jour où la livre ne tient plus, tout est possible : par exemple, si les banques refusent de se prêter entre elles, on aura un problème de liquidité, et un scénario à la Lehman Brothers où tout le système se grippe. »

« La parité livre-dollar a survécu à quatre gros chocs par le passé, relativise Nassib Ghobril. À l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, à la guerre de 2006 avec Israël, à la chute du gouvernement de Saad Hariri en janvier 2011, et à la “démission” de Saad Hariri en novembre 2017. Seuls les deux premiers ont mis la pression sur la livre libanaise. Et à chaque fois, le peg a tenu, malgré une fuite des capitaux sur le moment qui a toujours été rectifiée rapidement. Il faudrait donc un choc plus sévère que l’assassinat du premier ministre ou une guerre pour menacer la livre. »

Le coût pour l’économie

Ce que beaucoup de Libanais ne réalisent pas, c’est que tout le monde profite d’une façon ou d’une autre du peg. « La livre libanaise est surévaluée. Si la livre devait flotter, l’aliment de base qu’est laman’ouché qui vaut 1000 livres coûtera beaucoup plus », explique Rosalie Berthier, ne serait-ce que parce que le blé dont elle est composée est importé. Ce serait une catastrophe pour la classe moyenne et pauvre.

Pour enfoncer le clou, les banques sont bien peu enclines à financer l’investissement productif des entreprises, pourtant nécessaire à l’économie, étant donné la rente confortable que leur rapporte la dette de l’État. Les taux d’intérêt sur les prêts aux PME sont en effet suffisamment élevés pour en décourager plus d’un. Il faut compter au minimum 12 % d’intérêt pour un prêt en dollars et 14 % pour un prêt en livres libanaises dans l’une des plus grandes banques libanaises.

Le problème, c’est que l’inertie politique et les mesures prises par la BDL pour éviter les crises ne font que repousser le problème et reportent le poids de la dette sur les générations futures. « Depuis la fin de la guerre civile, , et mis à part les deux années qui ont suivi, les gouvernements successifs ont dépensé sans compter, sans se soucier de la discipline fiscale », explique dans un entretien Sami Makdessi, économiste à l’université américaine de Beyrouth.

« Le Liban a énormément d’expertise pour trouver des solutions », poursuit-il ; malheureusement, il manque de gouvernance pour les appliquer ». Le Liban arrive en 140e position en termes de gouvernance selon l’indice de la Banque mondiale. Or sans gouvernance, même si des solutions existent, aussi dures à appliquer soient-elles, toute réforme et toute amélioration sont impossibles.

Le pays semble aujourd’hui paralysé dans la crise, la corruption et le gaspillage, avec peu de voies de sortie envisageables. Pour le moment le système financier tient quand même, porté par une confiance qui a déjà survécu à de nombreux chocs. Mais cette situation n’est pas soutenable et nul ne peut dire quand cette confiance sera ébranlée ou quand le système s’écroulera.

1NDLR. Le peg est un système d’arrimage non officiel d’une monnaie à une autre.

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