« Nous sommes le 9 avril 2016, il est une heure du matin, la pluie tombe, voici comment vivent ceux qui demandent du travail et de la dignité à Tunis », commente Wajdi Khadhraoui tandis qu’il filme avec son téléphone portable les jeunes repliés sur les marches du ministère du travail. Comme chaque jour, il raconte à travers sa caméra les conditions de vie des participants du sit-in des chômeurs, contraints de dormir à même le sol en affrontant le froid, la pluie et les regards des passants. Leur quotidien : l’attente. L’attente allégée par des discussions nocturnes sans fin, de la dérision et des fous-rires, des poèmes, une vraie solidarité et beaucoup de cigarettes. Comme tous les jours depuis deux mois, Khadhraoui enverra sa vidéo sur les réseaux sociaux afin d’en informer Kasserine, la Tunisie et le monde, devant l’absence quasi totale de relais médiatique national de leur revendication sociale.
Cette revendication pour le droit au travail est pourtant l’une des plus fortes jamais connues en Tunisie. Elle est née à Kasserine, dans le centre-ouest, le 16 janvier dernier à la suite du suicide d’un habitant. Ridha Yahyaoui, 28 ans, s’est jeté du haut d’un poteau électrique en apprenant que son nom avait été radié sans raison valable de la liste de recrutement de la fonction publique. Corruption, clientélisme : ces pratiques indignes d’un pays en transition démocratique blessent encore plus dans ces régions qui ont initié les premiers pas de la révolution et qui possèdent un fort sens de la justice. Après ce suicide protestataire, des affrontements avec les forces de l’ordre ont embrasé le pays, gouvernorat par gouvernorat1, avec le même effet boule de neige que l’hiver 2010 menant à la révolution le 14 janvier 2011. Depuis le 22 janvier dernier, une forte répression et l’instauration d’un couvre-feu sur tout le pays ont endigué les manifestations et contraint les contestataires à adopter de nouvelles formes de protestations.
« Le prix Nobel pour quoi faire ? »
Nous sommes pourtant bien dans le pays qui a été célébré dans le monde entier lors de l’attribution du prix Nobel de la paix en octobre 2015. Il a été décerné à quatre organisations de la société civile pour leur rôle dans le « dialogue national », présenté comme une des clés centrales du modèle de réussite de la transition démocratique tunisienne. L’idée d’une success-story de la Tunisie se base sur la vision internationale d’une « Révolution du jasmin » et d’une mentalité du compromis2 qui caractériserait les échanges politiques dans le pays. Si les participants à l’actuel mouvement social préfèrent parler de « révolution de la mort » (thawra al mawt) ou « révolution du sang » (thawra addem), l’inclination au compromis porte en lui des effets pervers, comme celui de neutraliser tout jeu politique et de taire les sujets brûlants comme la justice transitionnelle ou la réforme législative. La logique du compromis dénature le champ politique naissant et, renforcé par la chasse au terrorisme, peut potentiellement laisser libre cours au retour de pratiques autoritaristes tout comme mettre en péril l’avenir démocratique du pays.
Réclamer ses droits
Pour les jeunes contestataires, la révolution a été confisquée et détournée de ses objectifs premiers — dont le principal était le droit au travail. Elle a été dérobée par l’élite des côtes enracinée au pouvoir depuis l’indépendance. Preuve en est, la rhétorique de l’ancien régime s’est remise en place insidieusement. Pour elle, réclamer ses droits est une attaque contre l’État, une attitude ennemie contre le bien général et l’intérêt du pays. L’« atteinte à la sûreté de l’État » était en effet invoquée sous les règnes de Habib Bourguiba et de Zine El-Abidine Ben Ali pour réprimer légalement tout mouvement d’opposition politique.
Malgré le retour de l’appréhension des luttes sociales en tant que dissidence et atteinte à l’intérêt du pays, dès janvier dernier, des sit-in permanents sont mis en place dans plusieurs gouvernorats, principalement Kasserine, Gafsa et Sidi Bouzid. Mobilisés contre la pauvreté, la marginalité, la répression et pour le droit au travail, entre cent et deux cents jeunes chômeurs organisent un sit-in, par exemple au siège de la wilaya de Kasserine. Treize d’entre eux suivront également pendant plusieurs semaines une grève de la faim ponctuée de tentatives de suicide régulières.
Face à l’absence totale de prise en considération de l’État, des groupes de plusieurs gouvernorats (Kasserine, Gafsa, Kairouan, Jendouba, etc.) ont décidé, début février 2016, de venir directement faire valoir leur droit au travail devant les institutions étatiques à Tunis. Des groupes ont rejoint symboliquement la capitale à pied. D’autres ont été stoppés aux portes de la ville et contraints de s’installer dans un jardin public (El Mourouj). Le groupe d’une trentaine de protestataires venus de Kasserine, après un rendez-vous raté avec le ministre du travail, s’assied devant son ministère. Leurs revendications sont essentiellement l’obtention immédiate d’un emploi pour au moins un membre de chaque famille, la discrimination positive pour les régions et les villes marginalisées, la mise en place des projets de développement promis par l’État, la construction des infrastructures routières afin d’atteindre les régions, la lutte contre la corruption de l’administration et la transparence des procédures de recrutement dans les services publics.
« Un citoyen qui cherche sa citoyenneté »
Ces citoyens luttent contre la relégation régionale, Kasserine faisant l’effet d’être située dans une autre Tunisie. Infrastructures routières et publiques à leur strict minimum comme ces « maisons de la culture sans culture », pauvreté et pollution3 criantes participent de la relégation ancestrale de ce gouvernorat. Victimes d’un régionalisme atavique qui privilégie les régions côtières soutenues par un racisme de classes, les citoyens dénoncent le mépris de l’État et des habitants du nord qui perçoivent cette partie du pays comme rebelle, sauvage et dissidente. Pour Abdellah M., un des protestataires, les régions du nord, dont la capitale, perçoivent les gens du centre et du sud comme des sous-développés (raja’i). Ils méprisent et occultent tout symbole de la révolution, de Mohamed Bouazizi aux martyrs.
Depuis deux ans, le stigmate du terrorisme vient accentuer cette considération négative. Kasserine se situe au pied du mont Chaambi, nouvellement médiatisé pour les assassinats liés à des actes terroristes. Dans cette région hors-sol, l’État est considéré comme voleur des richesses locales, et ce depuis l’indépendance. Ce qui amène certains habitants à déclarer vouloir renier leur citoyenneté réduite, selon eux, à de simples papiers d’identité : « je suis un citoyen qui cherche sa citoyenneté », déplore Khadhraoui. Certains partiront à pied aux frontières algérienne ou libyenne afin de demander symboliquement le statut de réfugié politique. Les protestataires du sit-in du ministère font les frais de cette extranéité depuis leur poste de Tunis. Des passants leur jettent des « Laissez-nous notre Tunisie » (sayibouna tounisna) ou encore « Retournez dans votre pays » (bara arj’ou bledkoum).
« Notre point de vue doit être pris au sérieux. L’État doit être plus responsable. Pendant les élections, l’emploi était brandi comme un slogan politique puis évoquer ce sujet est apparu comme un crime », affirme Abdellah M.. Au chômage depuis la fin de ses études de mathématiques il y a huit ans, il « se débrouille » en vendant des fruits et des légumes afin de subvenir aux besoins de sa famille. Dans la région de Kasserine, beaucoup de jeunes sont contraints d’arrêter leurs études dans ces conditions. C’est aussi un sacrifice que font ceux qui siègent sur le trottoir du ministère du travail à Tunis depuis deux mois : ils disent lutter pour la nouvelle génération et plus pour eux.
Un mouvement social hétéroclite
Ce mouvement social défie toute catégorie en vigueur. Abdellah M. se veut également indépendant de l’Union des diplômés chômeurs (UDC) fondée en 2008. Il refuse aussi toute récupération politique, jusqu’à décliner l’offre d’une tente qui arborait un sigle de parti. Toute hiérarchie interne au mouvement est aussi évincée : pas de porte-parole ou de leader, et pas de distinction entre les chômeurs diplômés et ceux qui ne le sont pas. « On est un seul homme et c’est pour cela qu’on va gagner », assure Wajdi Khadhraoui.
En ce qui concerne le militantisme ou les sensibilités politiques, le groupe est hétéroclite : un premier engagement pour certains, de longs parcours militants pour d’autres. Islamistes, syndicalistes, gauchistes… se fondent dans une lutte commune : celle de l’emploi et du développement social et économique des régions défavorisées. Abdellah M. se définit comme un militant des causes sociales et politiques, toutes appartenances politiques confondues. Arrêté en mai 2010, c’est un ancien militant à l’UDC, et auparavant à l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), durant ses études. Il a participé aux sit-in de la casbah dans les jours suivant la révolution, il a assisté aux funérailles de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, assassinés pour leur engagement politique, et il rejoint chaque année Tunis le 14 janvier pour la célébration de la révolution. Sa seule appartenance revendiquée : celle au club de football le Club africain, l’« équipe du peuple » selon lui, contrairement à la deuxième grande équipe nationale L’Espérance tenue par des hommes d’affaires et de pouvoir issus des régions développées. Au-delà de toute affiliation politique, seuls des mots d’ordre fédèrent le mouvement social : le travail, la dignité et la citoyenneté (shoughl, hourriya, karama watanya).
De leur côté, les ONG de la « société civile » tant vantées par les observateurs internationaux sont peu loquaces, si ce n’est l’appel du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FSDES) et ses communiqués de presse réguliers. Les médias, eux, sont peu intéressés ou lassés4. Face à cette absence criante, ce sont les partcipants qui organisent la logistique au quotidien et communiquent sur leur cause, avec des photos, des vidéos et des communiqués publiés chaque jour sur les réseaux sociaux.
Le silence de l’État
Mais le principal absent reste l’État. Jusque-là, il n’a donné aucune réponse concrète — si ce n’est des promesses — des propositions reçues comme insultantes comme celle du recrutement de jeunes des régions défavorisées dans l’armée ou la mise en place d’un « dialogue national pour l’emploi » en mars dernier, auquel répondra ironiquement Wajdi Khadhraoui : « comment un gouvernement qui a raté le dialogue au niveau régional pourrait-il réussir un dialogue national pour l’emploi ? » Le gouvernement joue sur le sentiment d’usure de ces jeunes qui résistent aux conditions climatiques, à l’épuisement et à l’indifférence de l’État. Comment un État démocratique peut-il abandonner ainsi ses citoyens, ses « enfants », comme aime à répéter le président ? Qu’attend-il de dizaines de jeunes livrés à eux-mêmes depuis deux mois, à qui il n’a pas daigné adresser la parole, eux qui ne demandent que le dialogue et la considération et qui, en réclamant leurs droits, clament fondamentalement leur citoyenneté ?
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1Henda Chennaoui, « Cartographie de la contestation : le mouvement social continue », nawaat.org, 25 janvier 2016.
2Nadia Marzouki, « Tunisia’s Rotten Compromise », Middle East Research and Information Project (Merip), 10 juillet 2015.
3Eros Sana, « La Tunisie est confrontée à la pollution et au manque d’eau », Reporterre (reporterre.org), 22 mars 2016.
4Henda Chennaoui, « On en a marre des immolés et de leurs revendications », nawaat.org, 23 février 2016.