L’Iran, Gaza et le président Donald Trump
Diplomate américain, Robert Malley a été assistant spécial du président Bill Clinton pour les affaires arabo-israéliennes. Il a siégé au conseil national de sécurité sous la présidence de Barack Obama, et a occupé le poste d’envoyé spécial de Joe Biden pour l’Iran. Dans un entretien avec Alain Gresh, il revient sur la personnalité clivante de Donald Trump, au cœur des conflits, et d’une paix aux contours flous, au Proche-Orient.
Alain Gresh : Vous avez suivi le dossier iranien à la Maison Blanche pendant de nombreuses années. Est-ce que la décision américaine de participer à la « guerre des douze jours » – ainsi que l’a baptisée Donald Trump – vous a surpris ? Comment l’interpréter dans le cadre de la politique de Donald Trump ?
Robert Malley : À propos du président Trump, tout me surprend et rien ne me surprend. On suit ses déclarations quotidiennes, et puis vient un jour où il fait le contraire de tout ce qu’il a pu dire. Je pensais qu’il était vraiment intéressé par un deal avec l’Iran. Il y avait des contacts plus directs entre l’administration Trump et le gouvernement iranien qu’il n’y en avait jamais eu avec l’administration Biden. Il existait des points de dialogue. D’autre part, sa base électorale était fortement opposée à l’intervention militaire. Alors que s’est-il passé ?
Trump est quelqu’un d’impatient. Il voulait un deal en trois mois et il ne l’a pas eu. Il a alors pensé, et c’était peut-être suggéré par le premier ministre israélien Nétanyahou, que la raison tenait à l’insuffisance de pression militaire. L’idée d’une attaque spectaculaire contre l’Iran, une première pour les États-Unis, avec l’usage d’une mégabombe pour écraser le site nucléaire de Fordouz a pu le séduire. D’autant plus que, les premiers jours, l’opération israélienne apparaissait comme un succès. Mais en même temps, il a fait en sorte que la guerre ne continue pas.
A. G. : Il semble que Nétanyahou voulait la continuer.
R. M. : Il y a un autre facteur qui a joué. Israël manquait de ressources militaires pour contrer les roquettes et les missiles iraniens, il manquait d’intercepteurs. Cela aussi a pesé dans l’arrêt de la guerre.
Maintenant, était-ce seulement le premier round ? Y en aura-t-il d’autres ? Tout dépendra de ce qu’il y a dans la tête du président Trump. Il semble tenir à un accord avec l’Iran. Il dit tous les jours qu’il serait à portée de main et il a insisté sur le fait que Téhéran avait soutenu son plan pour Gaza.
Une des choses étonnantes de cette administration par rapport à la précédente, c’est que Trump ne connaît pas de ligne rouge. Il peut parler avec les Iraniens, avec le Hamas, il peut faire pression sur le Venezuela, etc. Comparé à la pusillanimité de l’administration Biden, c’est frappant. C’est la force et la faiblesse de ce président. Il se sent libre de toute contrainte politique ou diplomatique. Si c’est dans son intérêt de faire un deal avec les houthistes, il peut le faire à l’encontre des intérêts israéliens. Si c’est dans son intérêt d’avoir un dialogue avec Ahmed Al-Charaa et de lever les sanctions contre la Syrie, encore une fois contre l’avis des dirigeants israéliens, il le fait. C’est un électron libre.
A. G. : Pourquoi l’accord sur Gaza a-t-il été signé maintenant ? Ce texte aurait pu être adopté il y a un an ou un an et demi ?
R. M. : Du côté d’Israël, la fatigue de la guerre se faisait sentir. Le premier ministre vient d’annoncer qu’il briguerait un nouveau mandat de premier ministre lors des élections législatives prévues en octobre 2026. Il ne pourrait défendre son bilan sans le retour des otages ni l’arrêt de la guerre.
De son côté, le Hamas a subi des pressions très fortes de la Turquie et du Qatar. Ses dirigeants ont conclu que les otages n’étaient plus un atout mais un fardeau, qui ne retenait pas Israël dans ses bombardements. Je ne veux pas paraître cynique, mais, avec le temps, les otages allaient mourir, les conserver n’avait pas de sens.
Les bombardements israéliens contre le Hamas au Qatar ont alarmé les pays du Golfe qui ont fait pression sur le président Trump, lui-même inquiet des dérapages israéliens. Cette administration est prête à faire pression sur Nétanyahou. Il a également su briser le tabou et établir un contact avec le Hamas pour leur donner des assurances, indirectes à travers la Turquie et le Qatar, et ensuite directes à travers ses représentants Jared Kushner et Steve Witkoff. Et quand, à la tribune de la Knesset, Trump a déclaré à Nétanyahou « Tu ne peux pas gagner la guerre contre le monde entier. Il est temps d’arrêter », le message est passé.
Enfin, Trump a voulu collecter un nouveau trophée dans la liste de guerres qu’il aurait prétendument arrêtées, de paix qu’il aurait ramenées. Il vise toujours le prix Nobel. Son succès à Gaza souligne aussi, en contrepoint, l’échec de Joe Biden à arrêter la guerre.
La question qui se pose est de savoir si l’intérêt de Trump pour le dossier va perdurer, ou s’il va se recentrer sur d’autres terrains, en Ukraine ou au Venezuela. Il faut dire que, pour l’instant, l’administration Trump suit la mise en œuvre de la première partie du plan et qu’elle ne semble pas disposée à laisser Nétanyahou la saboter. La succession de visites à Tel-Aviv des conseillers Kushner et Witkoff, celles du vice-président David Vance et du secrétaire d’État Marco Rubio, ainsi que les propos tenus par le président Trump au journal Time Magazine le 23 octobre témoignent d’une volonté à imposer leurs vues à Israël, d’un refus confirmé de l’annexion de la Cisjordanie et d’un désir de sauvegarder le cessez-le-feu. Rien de tout cela ne relève du respect des droits des Palestiniens ni même d’une aptitude à comprendre leurs aspirations, mais c’est déjà ça et, comparé à leurs prédécesseurs, c’est tout de même quelque chose.
A. G. : Que penser du plan lui-même ?
R. M. : Il comporte deux étapes. La première est l’arrêt des combats, avec un retrait plus ou moins partiel de l’armée israélienne. C’est flou, mais l’étape d’après l’est encore plus. En réalité, c’est un document de reddition palestinien, parce que le Hamas doit consentir à la présence de troupes israéliennes dans la bande de Gaza, et accepter le fait qu’Israël décidera, en tout cas aura son mot à dire, et ce sera un mot très lourd, sur le moment de son retrait. Le Hamas doit également se désarmer ; Gaza, se déradicaliser. Il y aura enfin ce mandat ou ce conseil de la paix coprésidé par Trump et peut-être par Tony Blair… C’est très difficile à avaler pour les Palestiniens.
D’un autre côté, à la réflexion, si ce document aboutit à une trêve, à un cessez-le-feu, à l’envoi d’aide humanitaire, à la libération de prisonniers et d’otages, c’est très important.
Pour la suite, on verra, il y a beaucoup de zones d’ombre. Ni le Hamas, ni le gouvernement israélien ne sont enthousiastes à l’idée de poursuivre ce processus. Est-ce que le Hamas veut se désarmer ? Non. Est-ce que le Hamas veut que le territoire soit gouverné par ce conseil international ? Non plus. Est-ce que le Hamas veut une force de stabilisation internationale qui peut également s’en prendre à lui ? Je ne sais pas.
Du côté israélien, est-ce qu’on veut également une force de stabilisation qui soit une force d’interposition entre Israël et les Gazaouis et qui peut servir de précédent, de modèle pour la Cisjordanie ? Est-ce qu’Israël veut l’internationalisation de la question de Gaza ? Il y a beaucoup d’hésitations, beaucoup de doutes. Le plus petit dénominateur, c’était la trêve, la libération des otages et des prisonniers, le retrait des troupes israéliennes et l’envoi de l’aide humanitaire.
Le reste, je pense que ce sera un combat, une lutte, et ça dépendra beaucoup des interventions extérieures. Les pays arabes, les pays du Golfe, l’Europe, les États-Unis, ce sont eux qui détermineront à quel point les autres clauses de ce plan seront mises en œuvre.
A.G. : Vous avez participé depuis les années 1990 aux négociations israélo-palestiniennes. Comment situez-vous cette étape dans cette histoire de trente ans qui, il faut le reconnaître, n’a pas abouti. Est-ce qu’il y a eu des possibilités réelles de succès, notamment au moment des accords d’Oslo ?
R.M. : C’est le sujet de notre livre Tomorrow Is Yesterday : Life, Death and the Pursuit of Peace in Israel/Palestine. Il y a eu des moments où les circonstances paraissaient prometteuses. Ainsi au début du processus d’Oslo puis avec la victoire d’Ehoud Barak en 1999 aux élections israéliennes ou celle de Barack Obama à la présidence américaine en 2008. À certains moments on pouvait se dire que les étoiles allaient s’aligner. Dans notre livre, on décrit les erreurs qui ont pu être commises, les occasions manquées. Mais au-delà, ce que nous soulignons était que tout ceci était illusoire.
Dès le départ, Oslo fut un marché de dupes. Les Palestiniens, concession historique, avaient accepté de perdre 78 % de leur territoire, en échange de quoi ils devaient obtenir un État souverain en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale. De l’autre côté, pour les Israéliens, ces accords signaient la défaite des Palestiniens. « Nous avons gagné, disaient-ils en substance, nous allons faire des concessions en cédant une partie de la Cisjordanie et peut-être accepter quelques arrangements mineurs sur Jérusalem-Est. Vous pourrez appeler cela un État mais en aucun cas il ne sera souverain. »
Ce malentendu a permis de maintenir le processus de paix en vie mais avec le recul, on peut se dire qu’il n’y a jamais eu un moment où, sur le fond, les deux parties étaient proches. Car la solution des deux États ne répondait pas aux aspirations historiques, aux désirs, aux émotions des deux parties.
Du côté palestinien, on leur demandait d’abandonner non seulement le retour à la Palestine historique, mais aussi le retour des réfugiés, qui n’a été accepté que dans les frontières du futur État palestinien. D’un autre côté, beaucoup d’Israéliens avec qui je discute me disent que pour eux Tel-Aviv est moins important que Hébron. Donc qu’est-ce que c’est que cette solution ?
D’où l’idée qu’il faut un dialogue élargi avec tous, Israéliens et Palestiniens de tous bords. Pas seulement avec ceux choisis par les États-Unis ou l’Occident comme interlocuteurs privilégiés. Il faut réfléchir à une solution qui ne serait pas forcément durable, mais intermédiaire : qui serait un pas vers la coexistence entre les deux peuples.
A.G. Vous évoquez dans votre livre le cas de l’Irlande du Nord.
R. M. : Un de mes anciens collègues, Ofer Zalzberg, a emmené en Irlande du Nord un groupe de colons, de religieux israéliens qui n’avaient quasiment jamais quitté Israël. Il ne s’agissait pas de rencontrer les Palestiniens, mais de parler aux protestants et aux catholiques en Irlande du Nord. Ils ont pris conscience que les deux parties avaient trouvé une solution sans renoncer à leurs rêves : les Irlandais du Nord, celui de rester au sein de la Grande-Bretagne ; les catholiques, celui de la réunification avec l’Irlande. On a trouvé une solution qui amène une certaine paix, la fin des violences, mais on remet à plus tard la réalisation des rêves historiques. Cela a entraîné, pour la délégation israélienne, une prise de conscience. C’est ce thème-là que nous abordons : est-il possible de trouver une voie pacifique, une solution de coexistence, où aucun n’est obligé d’abandonner ses rêves, ses aspirations, ses griefs historiques ?
A.G. : L’Europe et la communauté internationale ont remis sur l’agenda diplomatique la solution des deux États qui avait été pratiquement abandonnée, notamment depuis les accords d’Abraham (2020). Mais, on a l’impression que ce discours sert de paravent à une démission.
R.M. : L’idée des deux États, est devenue le refuge de ceux, certains de bonne foi, qui ne veulent pas perdre espoir. C’est également le refuge de personnes de mauvaise foi qui veulent faire croire qu’ils font quelque chose, alors qu’ils ne font rien.
J’ai participé à des administrations américaines où on parlait de deux États sans y croire une seconde. Je n’étais plus dans l’administration quand le président Biden a commencé à mesurer les changements dans l’opinion publique américaine, et les réactions dans l’opinion publique arabe et internationale, et qu’a émergé la nécessité d’un nouvel horizon politique. Alors on ressort du tiroir l’idée des deux États en disant qu’il faut une marche irréversible vers cette solution, mais personne n’est capable d’expliquer comment y parvenir.
Ne serait-ce que du point de vue géographique, démographique, économique. On ne voit pas comment sur ce territoire, avec la présence des colons, on peut parvenir à un État palestinien souverain. Quelles sont les pressions que la communauté internationale est prête à exercer, notamment pour revenir sur la colonisation ? Ce que l’on a appelé le « processus de paix » a surtout servi à éviter de faire pression sur Israël pour arrêter la colonisation, qui détruit la base territoriale de l’État palestinien. Le processus a en revanche servi à faire pression sur les Palestiniens, leur interdire le recours à la désobéissance civile, au boycott, au droit international, à l’Organisation des Nations unies. Washington leur expliquait : si vous faites cela, ce sont des actes unilatéraux, et nous vous sanctionnerons. Ce que l’on ne disait pas à Israël pour stopper la colonisation.
A.G. : Est-ce que le changement dans l’opinion occidentale, notamment américaine, mais aussi européenne, peut produire des conséquences ?
R.M. : Question fascinante pour moi. On est tous les deux d’un certain âge, donc le cynisme s’installe et on se dit qu’on a déjà vécu des retournements d’opinion. Mais j’enseigne maintenant à l’université aux États-Unis, je suis les sondages d’opinion, je vois les manifestations en Europe, je m’interroge : est-ce que quelque chose de fondamental est en train de changer dans la perception morale, politique et stratégique de la question de Palestine ? Et pour me limiter au cas américain, que je connais mieux, on constate un langage, des réflexes, des attitudes politiques sans précédent.
Ainsi en octobre 2025, Seth Moulton, représentant démocrate du Massachusetts au Congrès, qui n’appartient pas à l’aile gauche du parti, vient de déclarer qu’il n’accepterait plus de dons de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), une des branches les plus puissantes du lobby pro-israélien. C’est quasiment révolutionnaire. On voit des dirigeants qui étaient très pro-israéliens, des dirigeants démocrates, déclarer désormais qu’il ne faut plus accorder d’aide militaire à Israël tant que la guerre continue.
Les sondages d’opinion parmi la jeunesse américaine, chez les démocrates, mais également chez des soutiens du Parti républicain, la partie « Make America Great Again » (MAGA,), montrent une commune défection face au bellicisme de Trump : pourquoi est-ce qu’on doit donner 3 milliards à 8 milliards de dollars par an à un État, Israël, qui nous entraîne dans des guerres ? Si on additionne tout ça, on se dit, c’est quand même important.
Ce revirement d’opinion perdurera-t-il jusqu’après la guerre ? Jusqu’après un changement de gouvernement israélien ? Ou, une fois la guerre dans le rétroviseur, une fois ce gouvernement israélien d’extrême droite remplacé, est-ce que les démocrates, et autres tendances, aux États-Unis vont revenir aux relations politiques traditionnelles avec Israël, un Israël plus familier, moins extrémiste, sans les ministres d’extrême droite, dont le rôle a été central ces deux dernières années ? Est-ce que ce revirement pourrait connaître un développement électoral aux Etats-Unis, lors du choix du candidat démocrate à l’élection présidentielle, par exemple ? Est-ce qu’il pourrait se traduire par une nouvelle donne politique ? C’est un point d’interrogation, mais il n’existait pas il y a dix ans.
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