L’ombre de Gaza sur les relations entre Israël et l’Arabie saoudite

Entre critiques des dirigeants palestiniens et tentation de normalisation avec Israël, la position saoudienne sur le conflit au Proche-Orient est tiraillée par des enjeux internes et régionaux. La brutalité de la guerre génocidaire menée à Gaza pourrait également, à long terme, redéfinir les relations entre Riyad et Tel-Aviv.

Réunion officielle dans un palais, drapeaux américain et saoudien, hommes en costume autour d'une table.
Riyad, le 13 mai 2025. Le président étatsuniens Donald Trump avec le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman au palais de la Cour royale.
Daniel Torok / Maison Blanche / Flickr

Historiquement, l’Arabie saoudite a toujours été une fervente partisane de la cause palestinienne. La défaite de l’Égypte contre Israël en 1967 et la décision saoudienne d’imposer un embargo pétrolier aux États-Unis et aux alliés occidentaux de l’État israélien pendant la guerre israélo-arabe de 1973 l’ont propulsée aux premiers rangs des acteurs impliqués dans la question palestinienne. Pourtant, l’approche saoudienne de cette question a toujours privilégié une démarche à la fois politique et diplomatique. On en trouve un premier écho dans l’initiative diplomatique de 1981 proposée par le prince héritier Fahd — devenu roi en 1982 — lors du sommet de la Ligue arabe à Fès au Maroc. Ce plan abordait tous les éléments de discussion habituels entre Arabes, mais il laissait également entrevoir une reconnaissance de facto d’Israël en cas d’acceptation par ce dernier de l’initiative saoudienne. Vingt ans plus tard, dans le contexte du 11 Septembre et de la Seconde Intifada (2000-2005, ndt), le prince héritier Abdallah, dirigeant de facto du royaume, a présenté une autre initiative de paix, offrant cette fois à Israël une reconnaissance complète — politique, économique et culturelle — et une intégration régionale. Mais les deux initiatives n’ont pas reçu de réponse favorable de la partie israélienne tandis que l’Axe de la Résistance dirigé par l’Iran voyait sa popularité grimper dans l’opinion publique arabe après la guerre entre le Hezbollah libanais et Israël en 2006.

Les dilemmes du prince héritier MBS

L’accession du roi Salman au trône d’Arabie saoudite en 2015 et l’ascension politique de son fils, le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS), ont eu un impact profond sur la politique et la gouvernance saoudiennes. Tandis que MBS est devenu de facto le dirigeant du royaume, on a constaté une tendance à un certain révisionnisme envers les fondamentaux de la stratégie politique de l’Arabie saoudite. L’émergence du nationalisme saoudien sous MBS a également affecté l’approche traditionnelle de l’Arabie saoudite vis-à-vis de la Palestine. Les jeunes décideurs saoudiens sont beaucoup moins liés émotionnellement à la cause palestinienne, beaucoup plus pragmatiques à l’égard d’un éventuel engagement avec Israël que leurs pairs plus âgés. Ce changement relatif dans la démarche saoudienne se produit également dans le contexte du renforcement des liens personnels entre les dirigeants saoudiens et Donald Trump durant son premier mandat présidentiel (2016-2020).

En 2018, le prince héritier saoudien fit la une des médias lorsque, lors d’une réunion avec des représentants d’organisations juives, il critiqua sévèrement les dirigeants palestiniens, accusés de rejeter les propositions de paix. MBS affirma également que la Palestine ne figurait pas parmi ses priorités. Ce discours a permis au jeune dirigeant saoudien d’asseoir solidement sa réputation dans les milieux politiques américains. Néanmoins, cette invective n’a pas entraîné de changement notable dans l’approche saoudienne de la question palestinienne, illustrant ce que certains observateurs ont qualifié de numéro d’équilibriste typiquement saoudien entre son leadership du monde musulman et sa coopération sécuritaire avec ses partenaires occidentaux.

Cela dit, ce changement de la rhétorique saoudienne à l’égard de la Palestine, également visible dans les messages émanant d’influents interlocuteurs saoudiens, s’inscrivait dans le cadre de « l’Arabie saoudite d’abord ». Ce discours visait à dissocier la question palestinienne des considérations de la politique intérieure saoudienne et à instiguer chez les jeunes Saoudiens un débat axé sur « l’intérêt national ». C’est la principale raison pour laquelle l’Arabie saoudite a entamé des négociations avec les États-Unis. Ces discussions ont porté sur la fourniture par Washington de garanties de sécurité exhaustives en échange de la normalisation du royaume avec Israël.

Le facteur iranien

Au niveau régional, le « facteur Iran » a contribué à encourager fortement l’engagement entre l’Arabie saoudite et Israël. La montée de l’influence iranienne, en particulier à la suite de l’invasion américaine de l’Irak (2003), du renforcement des alliés de Téhéran dans la région, au Liban, en Irak ou au Yémen, et les tentatives de l’Iran d’enrichir de l’uranium et développer un programme nucléaire, a permis d’alimenter la perception par le royaume saoudien d’une menace iranienne.

Tous ces éléments ont favorisé un rapprochement plus étroit entre les intérêts politiques saoudien et israélien. Ce qui a nourri des spéculations et des articles dans les médias faisant part d’une alliance secrète entre les deux parties. Pourtant, tout engagement décisif qui aurait pu conduire à une importante coopération sécuritaire ou politique secrète a été balayé par les divergences sur la question palestinienne. Alors que des sites pétroliers d’Arabie saoudite étaient attaqués en septembre 2019 par des missiles et des drones d’origine apparemment iranienne, provoquant l’interruption de près de la moitié de sa production nationale, et que les États-Unis s’abstenaient de toute riposte, il devenait clair aux yeux des décideurs saoudiens qu’un conflit avec l’Iran aurait des conséquences désastreuses pour le complexe pétrolier du royaume et, au-delà, pour son économie encore largement dépendante des revenus des hydrocarbures. Cela a contraint l’Arabie saoudite à entamer des négociations avec l’Iran sous l’égide de la Chine qui ont mené à une détente entre les deux pays rivaux. Dans ce contexte, Riyad n’a aucune envie d’être entraînée dans un conflit entre l’Iran et Israël. L’Arabie saoudite est peut-être toujours disposée à normaliser ses relations avec Israël, mais certainement pas au prix de cette détente.

Le choc du 7 octobre 2023

Dans une interview publiée peu de temps avant le 7 octobre 2023, le prince héritier saoudien a laissé entendre que le royaume se rapprochait chaque jour davantage de la normalisation de ses liens avec Israël. En outre, MBS n’a pas explicitement conditionné cette normalisation à la création d’un État palestinien indépendant. Mais cette position saoudienne a rapidement évolué à la suite des attaques du 7 octobre 2023 et de l’offensive militaire israélienne qui s’en est suivie à Gaza, entraînant la mort de plus de 53 000 personnes1.

Contrairement aux Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite n’a pas officiellement condamné les attaques du Hamas, car elle aurait alors semblé se ranger du côté d’Israël. Au lieu de cela, elle en a attribué la responsabilité à la poursuite de l’occupation des terres palestiniennes par Israël, à la privation des droits légitimes du peuple palestinien et aux provocations systématiques et répétées contre ses lieux saints. Riyad a en outre exhorté la communauté internationale à assumer ses responsabilités et activer un processus de paix crédible menant à une solution à deux États. Sur le front diplomatique, le royaume saoudien a rejoint une majorité de pays au sein de l’assemblée générale des Nations unies en faveur d’une trêve humanitaire. Il a également accueilli en novembre 2023 un sommet arabe et islamique extraordinaire qui a pris plusieurs décisions pour renforcer le soutien à la cause palestinienne. Un comité dirigé par le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Fayçal Ben Farhan, a été mis sur pied pour prendre langue avec les acteurs étatiques internationaux afin de mettre fin à la guerre contre Gaza.

Mais derrière le discours officiel, au sein même de la famille royale ou des cercles médiatiques locaux, le Hamas a été critiqué, au même titre qu’Israël, pour avoir pris pour cible des civils, suscitant des questions sur la logique de telles attaques et leur impact négatif sur la cause palestinienne.

Cependant, avec l’augmentation du nombre de morts à Gaza, le langage condamnant Israël s’est fait extrêmement dur et sans équivoque au sein de toutes les sections de l’élite saoudienne et de ses relais d’opinion. Ainsi le prince Turki Al Fayçal, ancien directeur de l’Agence saoudienne de sécurité et ancien ambassadeur à Washington, une voix écoutée sur la politique étrangère du royaume, s’affichant avec un keffieh devenu le symbole mondial de la résistance palestinienne, a condamné non seulement Israël, mais aussi l’administration Trump pour avoir proposé un plan de nettoyage ethnique délirant à Gaza, la transformer en Riviera du Proche-Orient. Parallèlement, MBS est aussi intervenu en accusant Israël de commettre un génocide dans l’enclave palestinienne. Il est évident que les images de mort et de destruction en provenance de la bande de Gaza ont conscientisé une nouvelle génération de jeunes saoudiens. Dès lors, la poursuite de toute forme d’engagement politique direct ou indirect avec Israël devient impossible. La légitimité et le capital politique des dirigeants, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, se trouvent reconnectés à la cause palestinienne. Les décideurs saoudiens ont ainsi pris soin d’expliquer qu’une solution juste à la question palestinienne restait la création d’un État palestinien indépendant et que, sans elle, il n’y aurait pas de normalisation avec Israël.

Une hostilité maintenue au Hamas

Ces développements ne doivent toutefois pas être interprétés comme un assouplissement de la position saoudienne sur le Hamas ou les partisans de l’islam politique dans la région ni comme une remise en cause de la préférence avérée du Royaume pour l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah. Il semble également qu’Israël, tout en soulignant l’importance d’être reconnu par l’Arabie saoudite, ne soit pas prêt à concéder quoi que ce soit en échange. La survie politique de Benyamin Nétanyahou, qui dépend de la poursuite de la guerre à Gaza, dicte de plus en plus les manœuvres du premier ministre israélien. Sa déclaration de février 2025 suggérant de créer un État palestinien en Arabie saoudite reflète cet état d’esprit. Elle a évidemment déclenché une très vive réaction de la part de Riyad. Ces propos ont en effet mis à rude épreuve les nerfs des dirigeants saoudiens et leur projet nationaliste. La presse saoudienne a réagi en visant personnellement Nétanyahou, en détaillant l’implication de sa famille dans le mouvement sioniste et en le décrivant comme quelqu’un qui a hérité de mentalités extrémistes et quasi mafieuses. Ces attaques contre sa personne ont fait écho au changement d’atmosphère politique à Riyad.

Dans ce contexte, l’arrivée de l’administration Trump à la Maison Blanche, sa position publique sur les actions israéliennes dans la bande de Gaza et l’attente d’une adhésion de l’Arabie saoudite aux accords d’Abraham ont créé un casse-tête stratégique pour les dirigeants saoudiens qui s’étaient vantés de leurs liens personnels étroits avec le président Trump. Toutefois, lors du voyage du président Trump à Riyad, le 13 mai, les deux parties ont conclu des accords d’une valeur de 600 milliards de dollars (534 milliards d’euros) portant principalement sur les investissements et les partenariats saoudiens avec le secteur technologique américain et sur l’achat par le Royaume d’équipements de défense étatsuniens. Il semble que, grâce à ces incitations financières qui contribuent à la croissance économique étatsunienne, l’Arabie saoudite ait réussi à créer une relation stratégique directe avec l’administration Trump, qui n’est plus liée à Israël. Les rapports selon lesquels l’administration Trump ne conditionne plus les négociations sur la coopération nucléaire civile avec l’Arabie saoudite à une normalisation de ses relations avec Israël vont peut-être dans ce sens. En outre, le fait que l’Arabie saoudite ait réussi à influencer l’administration Trump pour qu’elle lève les sanctions contre la Syrie est un autre coup dur pour l’approche stratégique d’Israël dans la région. Ces dynamiques soulignent que les incitations à une normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël après la récente visite du président Trump à Riyad pourraient s’être encore réduites.

Étant donné qu’il reste à l’Arabie saoudite peu de motivation à faire progresser le dialogue de normalisation avec Israël, ses dirigeants espèrent que les pourparlers nucléaires entre les États-Unis et l’Iran seront couronnés de succès. Un règlement entre Washington et Téhéran ouvrirait la voie à l’intégration de l’Iran dans l’infrastructure de sécurité régionale tout en réduisant les risques d’un conflit israélo-iranien. Cela faciliterait l’avancée du royaume vers une normalisation avec Israël à long terme, mais à court terme les actions israéliennes à Gaza ont toutes les chances de freiner une telle perspective.

1NdT. Nombre de morts au 17 mai 2025.

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