Géopolitique

L’Organisation de coopération de Shanghaï étend son influence dans le Golfe

Au cours des dernières années, l’Organisation de coopération de Shanghaï est devenue un pôle d’attraction pour le Proche-Orient, plusieurs pays de la région ayant frappé à la porte du groupe. Ses succès témoignent de la redéfinition des équilibres mondiaux et de l’influence croissante de la Chine et de la Russie dans une région considérée comme une chasse gardée des États-Unis. Mais le groupe reste bien trop hétérogène pour inquiéter Washington.

L'image montre une grande salle de conférence où se déroule une réunion. Des représentants de différents pays sont assis autour d'une table ovale, qui est ornée d'une décoration centrale. Les drapeaux de plusieurs nations sont visibles en arrière-plan, indiquant la diversité des participants. Les individus semblent engagés dans des discussions, et l'atmosphère est formelle. La pièce est bien éclairée et décorée de motifs qui évoquent un style moderne.
Réunion élargie lors du sommet de l’OCS à Samarcande, 16 septembre 2022
Sergei Bobylyov/Sputnik/ AFP

Fondée en 2001 pour succéder au « Groupe de Shanghaï » créé en 1996, l’Organisation de la coopération de Shanghaï (OCS) est une organisation intergouvernementale eurasienne à vocation politique, économique et sécuritaire, portée à l’origine par la Chine et la Russie avec le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan d’Asie centrale. Se réclamant de ce que l’on appelle « l’esprit de Shanghaï », elle met l’accent sur l’instauration d’une confiance mutuelle, le bon voisinage entre ses membres et la non-ingérence dans leurs affaires intérieures.

À ses débuts, l’OCS se concentrait principalement sur les questions liées à la sécurité, telles que la lutte contre le terrorisme, le séparatisme, l’extrémisme religieux et le trafic de stupéfiants. Depuis, elle s’est progressivement élargie pour inclure des puissances asiatiques majeures telles que l’Inde et le Pakistan, gagnant en importance et devenant une plateforme essentielle pour la coopération en Asie. Elle est actuellement la plus grande organisation régionale d’Eurasie, regroupant environ 40 % de la population de la planète et un tiers de la production économique mondiale. Elle a élargi son profil régional en un court laps de temps, car de plus en plus d’États du Proche-Orient n’ont pas caché leur volonté de s’y associer, mais avec différents niveaux d’engagement.

L’intégration de Téhéran

Après avoir obtenu le statut d’observateur en 2005, l’Iran a signé un protocole d’accord en 2022 pour obtenir le statut de membre permanent et devrait acquérir son adhésion pleine et entière d’ici la fin de l’année 2023. Il s’agit d’une importante victoire pour la République islamique. Les États arabes ont suivi le mouvement. En septembre 2022, lors du sommet annuel de l’OCS à Samarcande, le Qatar et l’Égypte ont été accueillis pour la première fois en tant que partenaires de dialogue — un statut dont ne jouit depuis lors dans la région que la Turquie, seul membre de l’OTAN lié au groupe. Dans les mois qui suivent, le même statut a été accordé au Bahreïn, à l’Arabie saoudite, au Koweït et aux Émirats arabes unis (EAU). ` Cette série de candidatures illustre la consolidation des liens entre le Proche-Orient et le monde asiatique (en particulier la Chine) et, plus largement, d’un basculement vers l’Est de l’équilibre mondial commercial. Les pays du Proche-Orient ont rejoint l’OCS lorsque l’organisation a progressivement perdu son orientation sécuritaire pour adopter un profil plus économique et énergétique. Ainsi, les nouveaux venus espèrent établir des relations commerciales plus étroites avec les autres membres et avoir accès à de nouveaux marchés et à des projets d’infrastructures.

L’OCS offre des occasions attrayantes pour le commerce et pour les investissements (en particulier pour les pays du Golfe riches en capitaux) et permet des partenariats dans la mise en œuvre de projets ambitieux d’interconnexion des infrastructures (telles que les routes, les voies ferrées, les oléoducs et les télécommunications) dont les États arabes ont été jusqu’à présent exclus. La technologie, l’intelligence artificielle (IA), les ports maritimes, l’électricité, l’agriculture et l’énergie verte sont également considérés comme des domaines importants d’investissements conjoints.

Des rééquilibrages géopolitiques

L’inclusion des pays du Proche-Orient dans l’OCS souligne également leur désir d’équilibrer et de diversifier leurs activités en matière de sécurité, d’économie et de diplomatie et d’obtenir une plus grande liberté d’action politique dans leurs relations étrangères. À bien des égards, l’OCS a été conçue comme un modèle de gouvernance mondiale alternatif à d’autres modèles centrés sur l’Occident, tels que l’OTAN, l’Union européenne (UE) et le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue, QUAD) qui comprend les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie. En tant que forum eurasien, l’OCS offre une plateforme solide pour renforcer la coopération Sud-Sud en dehors de la surveillance des États-Unis et des puissances européennes. Cela témoigne du fait que des pays asiatiques comme la Chine, la Russie et l’Inde assument un rôle croissant dans la direction de leurs propres groupements économiques et diplomatiques avec le soutien des États voisins.

Du point de vue de Téhéran, l’accession au statut de membre permanent de l’OCS — que la République islamique perçoit comme un club de puissances non occidentales — est un événement marquant qui pourrait lui apporter davantage d’opportunités économiques, commerciales et stratégiques et renforcer sa position géopolitique en Asie. Dans le cadre de sa vision « look East », l’administration du président Ebrahim Raïssi considère le développement des relations avec ses voisins asiatiques comme une priorité de sa politique étrangère. Un siège à la table des puissances économiques mondiales telles que la Chine, l’Inde et la Russie est une lueur d’espoir pour un pays écrasé par les sanctions économiques internationales et les pressions socio-économiques intérieures croissantes. Rien qu’en 2021, les échanges commerciaux de l’Iran avec les pays membres de l’OCS ont dépassé les 37 milliards de dollars (33,88 milliards d’euros)1, ce qui représente environ un tiers de son commerce extérieur. Dans le même temps, Téhéran étudie les moyens de concrétiser sa vision à long terme de devenir une plaque tournante pour les connexions eurasiennes grâce à de nouvelles infrastructures telles que le corridor international de transport nord-sud (International North–South Transport Corridor, INSTC) pour relier l’Inde et la Russie via l’Iran.

Les marges de manœuvre limitées de l’Iran

Mais l’adhésion de l’Iran à l’OCS a ses limites. Tout d’abord, ses liens économiques avec les membres de l’organisation se sont principalement développés par le biais de canaux bilatéraux, en dehors de l’OCS. Bien que Pékin ait longtemps ignoré les sanctions pour acquérir du pétrole iranien, les avantages économiques de ce commerce pour la République islamique sont discutables, d’autant plus que Téhéran est contraint de vendre au rabais pour rester compétitif par rapport aux autres exportateurs du Golfe. Ensuite, l’absence de réseaux ferroviaires, routiers et portuaires modernes et les difficultés de financement d’une vaste restructuration des infrastructures font de l’Iran une voie de transit inadaptée pour les projets d’infrastructures à long terme. Enfin, les investissements tant attendus de la Chine et de l’Inde — essentiels pour Téhéran — ont peu de chances de se produire dans le cadre du régime actuel de sanctions internationales, car aucun des deux pays ne veut provoquer Washington. Néanmoins, le prestige politique du statut de membre de l’OCS pour Téhéran est immense, car l’un des objectifs de la politique étrangère de l’administration Raïssi est d’atténuer l’isolement international du pays.

Du côté arabe du Golfe, l’attraction pour l’OCS est principalement due à l’empreinte économique croissante de la Chine. Au cours de la dernière décennie, celle-ci est devenue la première partenaire commerciale de la région du Golfe. En 2021, le commerce bilatéral entre Pékin et les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG)s’élevait à 230 milliards de dollars (210,62 milliards d’euros)2, soit environ deux tiers du volume des échanges entre la Chine et les pays arabes, et quatre fois plus que les échanges entre le CCG et les États-Unis. L’année précédente, malgré le coup dur porté par la pandémie de Covid-19, la Chine avait déjà remplacé l’UE en tant que premier partenaire commercial du CCG. Aujourd’hui, un tiers du pétrole importé par la Chine et un quart de son gaz naturel et de ses produits pétrochimiques proviennent des pays du CCG, dont la plus grande partie d’Arabie saoudite. Pékin a également réussi à étendre l’utilisation de sa monnaie par les pays arabes du Golfe pour certaines transactions, le Qatar étant le premier à lancer un centre de compensation en renminbi (yuan)3 pour régler les achats d’énergie en devises chinoises.

Les médiations de Pékin

Les intérêts de la Chine dans le Golfe englobent également un éventail plus large d’activités économiques, ce qui amène Pékin à considérer la région comme stratégiquement importante. La Chine est également le premier investisseur dans le Golfe par le biais de son Initiative ceinture et route (Belt and Road Initiative, BRI), ou « nouvelle route de la soie ». Cette dernière lui a permis d’accroître son portefeuille d’investissements dans le monde arabe, qui s’élève actuellement à 140 milliards de dollars (128,12 milliards d’euros) dans les seuls pays du CCG4, dans divers secteurs, notamment les installations de transport, les complexes industriels, l’IA, les technologies émergentes et les énergies renouvelables. L’Arabie saoudite est le plus grand bénéficiaire de ces investissements, ce qui prouve encore la synergie croissante entre la BRI chinoise et d’autres initiatives à long terme telles que la « Vision 2030 ». De même, grâce au partenariat avec l’OCS, les monarchies du Golfe auront probablement accès à de nouveaux marchés et à des projets d’infrastructures dans d’autres régions, à commencer par les républiques d’Asie centrale.

Au-delà de la dimension économique, la décision des pays du Golfe de rejoindre le multilatéralisme oriental est également une conséquence de l’évolution du paysage géopolitique mondial, les puissances membres de l’OCS telles que la Chine jouant un rôle de plus en plus central dans ce recalibrage de la politique étrangère du Golfe. Au cours des derniers mois, la Chine a combiné avec succès une coopération économique diversifiée et un engagement politique pour promouvoir efficacement ses intérêts stratégiques dans le Golfe, avec plusieurs efforts pour désamorcer les tensions entre les deux rives du détroit d’Ormuz.

Les exemples les plus évidents dans ce sens ont été la visite marquante du président Xi Jinping en Arabie saoudite en décembre 2022 et la médiation de Pékin pour faciliter le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran et pour rétablir leurs relations diplomatiques en mars de l’année suivante. Des initiatives similaires, qui marquent une prise de responsabilité inédite de la Chine pour la stabilité de la région, démontrent comment le pouvoir économique croissant de Pékin lui a permis de jouer un rôle politique et diplomatique plus important.

Tensions avec les États-Unis

Cette percée progressive de la Chine dans la région intervient à un moment où les relations entre les États-Unis et les États du CCG, longtemps alignés sur Washington, se sont tendues en raison de la diminution des garanties de sécurité de l’Amérique et de la décision de l’OPEP+ de réduire la production de pétrole pour maintenir les prix du brut à un niveau élevé, malgré — ou à cause de — la guerre menée par la Russie en Ukraine.

L’entrée des pays du Proche-Orient dans un forum multilatéral dirigé par des puissances hostiles ou non alignées sur Washington est principalement liée à leur tentative d’établir un équilibre stratégique entre les grandes puissances — une politique considérée comme impérative pour les petites et moyennes puissances dans un ordre mondial multipolaire. Toutefois, il ne faut pas en surestimer l’impact. Malgré les difficultés récentes rencontrées dans certaines relations bilatérales, les États-Unis restent le principal fournisseur de sécurité des pays du CCG.

D’autre part, plusieurs défis limitent le potentiel politique de l’OCS. Malgré des décennies de développement, le niveau d’institutionnalisation de l’OCS est encore faible et les réglementations sont généralement considérées comme souples et flexibles. Par rapport à d’autres organisations régionales de sécurité telles que l’OTAN, l’OCS est un bloc politique dont les membres entretiennent des liens relativement lâches et dont le niveau d’intégration militaire est faible. C’est d’ailleurs ce manque de rigidité qui rend le statut de partenaire de dialogue de l’OCS attrayant pour de nombreux pays du Proche-Orient, car il leur permet d’interagir avec le bloc sans obligations trop strictes. Dans le même temps, l’équilibre complexe des pouvoirs entre ses membres, les intérêts divergents (notamment entre la Chine et la Russie) et une méfiance profondément ancrée (par exemple, entre l’Inde, le Pakistan et la Chine) ajoutent des difficultés au consensus, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine.

Au fur et à mesure que le nombre de membres de l’OCS augmentera, il y aura un risque que les nouveaux membres apportent à l’organisation des problèmes bilatéraux non résolus et des rivalités. En fin de compte, l’OCS représente un cadre dans lequel les membres et les partenaires peuvent étendre leurs relations bilatérales et leurs systèmes de dialogue, offrant au moins aux rivaux régionaux de longue date tels que les États arabes du Golfe et l’Iran un forum pour engager un dialogue plus approfondi. Cependant, il s’agit d’un groupe trop divisé pour inquiéter Washington.

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