La bataille d’« Ankara la belle »

Élections municipales en Turquie · Les élections municipales auront lieu le 30 mars, dans un climat de crise politique. L’autorité du Parti de la justice et du développement (AKP) est mise en cause par les révélations sur la corruption, auxquelles le premier ministre répond par l’autoritarisme et la suspension de Twitter. Mais les batailles locales se déroulent parfois selon des lignes de clivage particulières, et à Ankara, la capitale, la gauche s’allie à l’extrême droite tandis que le candidat de l’AKP est maire depuis 1994, mais sous différentes étiquettes.

La mairie d’Ankara, place Tandoğan.
« Reality » (Wikimedia commons), 20 mars 2009.

« Ankara, Ankara, la belle Ankara. Tous les malchanceux aimeraient te voir », dit la chanson que tous les écoliers turcs apprennent par cœur depuis les années 1930. Celle-ci est imposée à tous les Turcs pour galvaniser les sentiments nationalistes, certes, mais surtout pour redresser l’image de la ville dans l’opinion publique. Cette image, en effet, n’est pas brillante. Face à la très séculière et très occidentalisée Izmir (dont l’appellation populaire est « Izmir l’infidèle ») mais surtout face à Istanbul la cosmopolite, symbole de l’Empire et donc de la décadence, Ankara représente l’austérité, la bureaucratie, la ruralité — mais aussi la nouveauté. À Istanbul les affaires, la culture, la fête, le tourisme, le Bosphore. À Ankara la cravate et le costume trois pièces, le sérieux, les déjeuners officiels. À Izmir le soleil, à Istanbul la pluie et à Ankara la neige.

Malgré cette image peu flatteuse, ce bourg poussiéreux des années 1920 est devenu en moins d’un siècle une ville populeuse avec ses cinq millions d’habitants, à défaut d’être une « grande » ville avec des infrastructures dignes d’une capitale. Tout au long de l’histoire républicaine, la mairie d’Ankara fut toujours une citadelle à prendre. Ainsi, à partir du moment où la droite conservatrice et musulmane a commencé à tenir les reines du pays solidement et sans partage, la mairie d’Ankara est passée à droite.

Gökçek, candidat à sa propre succession

Une figure se détache dans la succession des maires de la capitale. Il s’agit de Ibrahim Melih Gökçek, maire de la ville depuis… 1994, c’est-à-dire depuis vingt ans et quatre mandats successifs. Actuellement membre du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) au pouvoir, Gökçek a été maire de la ville sous différentes étiquettes de droite et il est encore candidat pour une cinquième fois aux élections municipales du 30 mars 2014.

Ses détracteurs lui reprochent de nombreux travers : depuis vingt ans, les infrastructures de la ville, notamment le métro n’ont pas évolué, en tout cas pas à la mesure de l’augmentation de la population. Il est également accusé de transformer la ville en un musée kitch avec des passages souterrains tapissés de faïences orientales, une nouvelle mascotte de la ville incompréhensible (un chat géant qui danse), des statues de footballeurs célèbres éparpillées dans la ville , ou des « portes » de la ville d’un goût douteux construites à la hâte avant les élections.

Propriétaire d’une chaine de télévision dirigée par son fils (Beyaz TV), le maire indéboulonnable, fidèle à son image de populiste est également connu pour son opposition à tout intellectualisme et à tout « gauchisme ». Sa lutte contre la célèbre université technique du Moyen-Orient (Orta Doğu Teknik Üniversitesi, ODTÜ), très à gauche, est bien connue maintenant : il a réussi à faire passer une autoroute au milieu du campus universitaire malgré des protestations violemment réprimées. Et enfin il est connu pour poursuivre en justice et intimider constamment tous ceux et celles qui envoient des messages critiques à son encontre sur Twitter. Le réseau social est d’ailleurs devenu inaccessible en Turquie à quelques jours des élections municipales ; le gouvernement AKP l’accuse de servir à la diffusion des écoutes téléphoniques révélant la corruption au sommet de l’État.

Une seule réalisation majeure est à l’actif de ce maire peu ordinaire : il y a 20 ans, Ankara était une ville où la pollution de l’air était extrême à cause du chauffage au charbon dans l’ensemble de la ville. La ville est désormais entièrement connectée au réseau de gaz urbain et l’air y est redevenu respirable. C’est toutefois un développement commun à toutes les grandes villes, AKP ou pas.

Une alliance contre-nature de la gauche et de l’extrême droite

Comment reprendre cette mairie stratégique des mains de Gökçek et par conséquent de l’AKP empêtré dans les scandales de corruption ? La stratégie de la principale force d’opposition, le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), néo-kémaliste et nationaliste n’est pas du goût de tout le monde. Ce parti, qui se présente comme social-démocrate et qui, étonnamment, est encore membre de l’Internationale socialiste, a choisi « l’ouverture » à la droite voire à l’extrême droite. À Ankara, le CHP a en effet présenté comme candidat et challenger de Gökçek un ancien du Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP), Mansour Yavas, maire de Beypazari, l’un des arrondissements historiques de la ville, sous l’étiquette du MHP. Lors des élections municipales de 2009, Yavas était candidat de l’extrême droite à Ankara et avait obtenu 27 % des voix derrière Gökçek et le candidat social-démocrate Murat Karayalçin. La stratégie du CHP est de réunir toutes les voix nationalistes, de gauche nationaliste comme de droite, pour battre le sortant. Mais ce pari n’est pas gagné d’avance : une partie de l’électorat du CHP, les sociaux-démocrates et les libéraux n’apprécient pas du tout ce virage à l’extrême droite et pourraient se reporter sur le candidat de la coalition des Kurdes et des libéraux sous l’étiquette du Parti démocratique des peuples (Halkların Demokrasi Partisi, HDP), Salman Kaya, d’autant plus que l’extrême droite présente aussi son propre candidat.

Les deux principaux candidats n’ont pas de programme spectaculaire. Celui de Mansour Yavas met plus l’accent sur un développement des espaces verts et celui de Melih Gökçek mise sur la continuité et joue sur la fibre religieuse.

En Turquie, chaque institut de sondage est inféodé à un mouvement politique, mis à part quelques rares exceptions comme Konda, qui réalise un nombre limité d’enquêtes. Ainsi les derniers sondages peuvent donner des résultats opposés mais d’une manière générale, tout porte à croire que les Ankariotes auront Ibrahim Melih Gökçek comme maire encore pour cinq ans, dans la mesure où les élections municipales se jouent sur un tour et où il est crédité de 35 à 55 % des voix. En revanche, le conseil municipal risque d’être plus ouvert, le système électoral prévoyant un vote séparé pour le maire et pour le conseil. Quoi qu’il en soit, la citadelle semble devoir rester entre les mains des islamistes qui deviennent de plus en plus autoritaires tandis que le pays va connaître en une année trois élections successives : les municipales le 30 mars, la présidentielle en août 2014 et les législatives en avril 2015.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.