À la suite des attaques chimiques du 21 août 2013 dans la banlieue de Damas, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont annoncé qu’ils envisageaient une intervention de leurs armées en Syrie. Partout dans le monde, les médias et la presse écrite en particulier ont beaucoup commenté cette menace, publiant de multiples articles, eux-mêmes souvent illustrés par des cartes. Parmi elles, quatre cartes, publiées respectivement par The Wall Street Journal, Le Monde, Al-Arabiya et Kommersant, dont l’étude fait apparaître des différences dans le traitement cartographique, sur le plan des échelles, des éléments représentés ainsi que dans les choix sémiologiques. On se rend compte alors que ces représentations cartographiques font largement écho aux positions diplomatiques des pays dans lesquels elles sont publiées.
Les cartes occidentales mettent d’abord l’accent sur la représentation de leurs propres forces armées, puis sur celle de leurs alliés, et ignorent presque les capacités militaires de leur(s) opposant(s). La carte américaine (carte 1) évoque les « alliés » des États-Unis mais ne donne aucun détail sur les pays susceptibles, en cas d’attaque militaire de la Syrie, de former une coalition avec eux. Le Royaume-Uni n’est pas mentionné ; pourtant, le 27 août 2013, date de parution de l’article, les Britanniques ne se sont pas encore désengagés du conflit. Quant à la France, elle n’est pas citée non plus. La carte ignore également l’arsenal russe déployé en Méditerranée. En revanche, elle présente en détail, par de nombreux figurés, l’arsenal militaire américain.
Un territoire syrien vide
C’est exactement le même procédé qu’a choisi le journal Le Monde pour présenter l’arsenal militaire français (carte 2). Les figurés représentent les forces françaises ; en revanche, aucune trace des forces militaires syriennes. Sur les deux cartes, le territoire syrien est représenté à petite échelle, sans détail, et figure au centre de l’image, comme une cible. Et si la carte américaine indique les sept sites militaires syriens, elle le fait sous la forme d’un point rouge, et précise qu’il s’agit des cibles des missiles Tomahawk. Une démonstration du tir de ces missiles est d’ailleurs intégrée à la cartographie ; elle insiste en particulier sur la précision de ce type d’armement. Cette infographie fait écho aux déclarations du sénateur Bob Corker qui, le 25 août 2013, soit deux jours avant la parution de la carte, était le premier à parler de « frappes chirurgicales » pour évoquer l’intervention américaine en Syrie. Cette démonstration ressemble davantage à une promotion et la simplification à l’extrême du territoire syrien, sur lequel ne figurent que les sites militaires majeurs destinés à être bombardés, renforce l’impression que des frappes « chirurgicales » sans dommages collatéraux seraient possibles.
Les éventuelles opérations militaires représentées par ces deux journaux semblent alors faciles et sans obstacles. Le territoire syrien est vidé, déshumanisé. Tout semble montrer qu’il ne s’agirait pas d’une guerre mais d’une simple intervention efficace et maîtrisée. Une autre carte, publiée par Le Monde le 5 septembre 2013, représente la position des pays arabes par rapport à une éventuelle intervention occidentale (carte 3). Elle a pour titre « Le soutien des monarchies du Golfe à l’intervention », mais c’est en réalité le sous-titre qui nous apprend son véritable objet : les différentes positions des pays arabes, représentées par un code couleur simple mais pas anodin. Les pays appelés « interventionnistes » sont représentés en vert franc, les pays dits « légalistes » sont en vert clair et les « anti-intervention » en rouge. Ce choix est très significatif car, comme l’explique dans ses écrits Michel Pastoureau, les couleurs ont un ancrage culturel et psychologique. En Occident, le rouge marque le refus ou le danger, tandis que le vert a une connotation plus positive : c’est la couleur de l’autorisation. D’ailleurs, c’est la même couleur verte, plus ou moins foncée, qui représente des positions pourtant différentes, comme si le cartographe souhaitait qu’on les confonde, créant ainsi l’illusion d’un soutien à l’intervention des Occidentaux qui serait plus important qu’il ne l’est en réalité.
La carte saoudienne, quoique plus fantaisiste, ressemble beaucoup aux cartes occidentales (carte 4). Un avion de guerre s’apprête à survoler un territoire syrien vidé et présenté comme une cible. Le choix d’une vue satellite donne au lecteur une impression de réalité et laisse penser que l’intervention militaire, pourtant encore à l’état de projet, a déjà commencé. Le titre de la carte, par sa légèreté, dédramatise l’action militaire. Tout est fait pour que le lecteur n’ait plus aucun doute quant à la légitimité d’une intervention armée. Cette opération occidentale en Syrie était, il faut le rappeler, largement souhaitée par les dirigeants saoudiens.
La carte russe est très différente des cartes occidentales et saoudienne (carte 5). Elle est la seule à faire apparaître les capacités militaires syriennes — mais pas comme des cibles — et indique les soutiens logistiques russes. Elle met en avant la complexité de la situation : la présence des populations, les territoires contrôlés par les différents belligérants (gouvernements, insurgés, kurdes) et les zones de confrontation. Le gros plan sur la ville de Damas donne l’idée d’une intervention militaire risquée. En effet, le plan simplifié de la capitale figure six bâtiments : l’aéroport militaire, le ministère de la défense, le palais présidentiel, le Parlement – soit autant de cibles potentielles pour les frappes occidentales, mais également la mosquée des Omeyyades et la citadelle : deux monuments historiques situés à proximité des bâtiments précédemment cités. La carte évoque de façon implicite les risques de dégâts que des frappes pourraient causer au patrimoine culturel. Elle évite ainsi l’image du jeu de pions et l’idée d’une attaque qui serait facile et propre. À cet égard, la carte reflète la position des dirigeants russes opposés depuis le début du conflit à une offensive militaire extérieure qui risquerait, selon les mots du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov, de « plonger le pays dans le chaos ».
Lecture humanitaire contre lecture communautaire
Au-delà des simples différences de traitement, les thématiques abordées témoignent du point de vue adopté par les cartographes. Une étude de l’ensemble des cartes relatives au conflit syrien publiées dans ces quatre médias depuis le soulèvement de mars 2011 jusqu’en juin 2014 montre que chacun d’entre eux insiste sur une dimension spécifique du conflit. Une insistance qui rappelle, là encore, les positions diplomatiques de leur propre pays. Par exemple, les cartes d’Al-Arabiya mettent davantage en avant la catastrophe humanitaire, qui devient le support d’un discours offensif à l’égard du régime de Bachar Al-Assad, alors que les cartes du Kommersant reflètent l’attention des dirigeants russes à la dimension communautaire du conflit.
Le média saoudien construit une représentation du conflit dans lequel la catastrophe humanitaire occupe une place centrale. La majorité des cartes du conflit syrien publiées par Al-Arabiya, de mars 2011 à juin 2014, en décline en effet les différents aspects (morts, réfugiés, déplacés, pauvreté résultant du conflit, destructions des biens). Cette focalisation sur les victimes semble venir relayer le discours offensif des dirigeants saoudiens à l’égard de Bachar Al-Assad, qu’ils qualifient régulièrement de « boucher ». Les éléments que les cartes font apparaître ne laissent d’ailleurs aucun doute sur le message qu’elles entendent délivrer. La carte publiée le 7 octobre 2012 (carte 6) représente le nombre de morts dans chaque région de Syrie. À côté figure une photographie de Bachar Al-Assad sur laquelle il adopte une attitude stupide ou scandaleuse, selon les interprétations, mais qui suggère en tout cas sa responsabilité dans le bilan humain établit immédiatement en-dessous.
Sur les cartes publiées les 4 septembre et 3 décembre 2013 (cartes 7 et 8), des photographies de femmes et d’enfants aux visages défaits ont été incrustées.
Ce recours à l’iconographie stéréotypée de la douleur et de la faiblesse participe d’une mise en scène de la détresse des populations visant à émouvoir le lecteur, rendu alors plus sensible au discours politique saoudien offensif à l’égard du régime syrien. Il est par ailleurs intéressant de noter la multiplication de ce type de cartes à la suite de la déclaration officielle saoudienne en faveur d’une intervention armée après les attaques à l’arme chimique au mois d’août 2013. Lors d’une réunion tenue au Caire le 1er septembre 2013, le ministre saoudien des affaires étrangères déclarait devant ses homologues de la Ligue arabe qu’il était « temps de demander à la communauté internationale d’assumer ses responsabilités et de prendre des mesures de dissuasion » contre le régime syrien, considérant que toute opposition à une intervention serait « un encouragement pour le régime de Damas à poursuivre ses crimes ». Au cours des trois mois qui ont suivi cette déclaration, Al-Arabiya a publié autant de cartes relatives à la catastrophe humanitaire que pendant les deux premières années du conflit, et ce alors même que le nombre de réfugiés restait en augmentation régulière sans connaître de pic soudain. Ainsi, la focalisation du regard sur les victimes par la profusion des cartes, la dramatisation de la situation humanitaire ainsi que la mise en cause du régime syrien au moyen des photos deviennent des outils de condamnation de ce dernier et rendent légitime voire moralement nécessaire la demande saoudienne d’intervention militaire.
Pendant cette même période, Kommersant consacre la majorité de sa cartographie à la représentation des communautés ethno-religieuses. Un choix qui fait écho à la lecture communautaire du conflit syrien adopté par les dirigeants russes dès le printemps 2011. Mettant au centre des débats diplomatiques la question des minorités et notamment celle des chrétiens, le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov faisait de Bachar Al-Assad en 2012, « le garant de (leur) sécurité ». À la cinquantième conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich du 31 janvier au 2 février 2014, il exprimait son inquiétude face au « conflit sanguinaire en Syrie (qui) a transformé ce pays en un bastion pour les extrémistes et les terroristes à travers le monde. » Il se disait très pessimiste face aux « atrocités commises par ces derniers à l’encontre des chrétiens et d’autres minorités des pays du Proche-Orient ». L’historien Frédéric Pichon explique que le soutien russe au régime baasiste tient notamment à l’attachement de l’orthodoxie à l’idée d’une Russie protectrice des minorités chrétiennes dans le monde arabe. Le pays renouerait également avec la tradition impériale, où la communauté chrétienne orthodoxe servait de levier à l’influence russe dans la région1.
Cette importance donnée aux minorités par les dirigeants russes se reflète également dans le contenu des cartes de Kommersant. La carte publiée le 30 août 2012 est particulièrement éloquente. (carte 9). La légende exagère la proportion des minorités au sein de la population et en particulier celle des chrétiens. Alors qu’ils pèsent moins de 5 % de la population selon les estimations de Youssef Courbage2, la carte annonce le double (10 %). Si l’on s’en tient aux chiffres du démographe, la proportion réelle des alaouites et des Kurdes est également moindre (10,2 % d’alaouites au lieu de 12 % annoncés par la légende et 8,3 % de Kurdes au lieu de 10 %). La carte fait également apparaître une région chrétienne à l’ouest de la région alaouite. Si cette zone abrite effectivement des petites poches chrétiennes, elle est davantage peuplée par les sunnites et les alaouites. Le jaune clair figurant la population sunnite tranche avec les couleurs foncées utilisées pour représenter les minorités et qui les rendent ainsi d’autant plus visibles.
Si certaines cartes peuvent se lire comme de simples relais des discours politiques, d’autres sont des moyens de légitimation, voire de justification des positions adoptées par les élites politiques par rapport au conflit syrien. Enfin les cartes peuvent témoigner des préoccupations plus profondes des dirigeants et traduisent graphiquement les raisons véritables de leur positionnement diplomatique. Elles sont alors davantage le produit de représentations culturelles qui dépassent le cadre politique. Outil d’information, les cartes semblent être aussi révélatrices d’un conflit de représentations qui se superpose au conflit armé.
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1Frédéric Pichon, « La Syrie, quel enjeu pour la Russie ? », Politique étrangère, janvier 2013.
2Les recensements depuis 1970 ne mentionnent plus la religion ni la confession précise. Les estimations de Youssef Courbage sont fondées sur des projections démographiques réalisées à partir de données issus des recensements précédents qui donnaient la religion (1947 et 1960), sur des évaluations de spécialistes de la Syrie (Fabrice Balanche, Étienne de Vaumas, Jacques Weulersse) et sur des imputations de certains paramètres démographiques à partir de données régionales (Youssef Courbage « Ce que la démographie nous dit du conflit syrien », Slate.fr, 2012).