Il était reproché à la Constitution de 2012 d’avoir été élaborée de façon autoritaire par une Constituante dominée à 70 % par les islamistes. Il s’agissait pourtant de la première Assemblée constituante jamais élue par le pouvoir législatif, alors que les membres du « Comité des 50 » chargés de rédiger et de voter la nouvelle Constitution ont tous été nommés par le président par intérim, Adly Mansour. Les Frères musulmans n’étaient pas du tout représentés : les deux sièges réservés aux partis islamistes étaient occupés par un membre du parti salafiste Al-Nour et par un dissident de la Confrérie. Sept femmes sur cent siégeaient dans la Constituante de 2012 et cinq sur cinquante dans celle de 2013.
Le délai de six mois concédé à la Constituante de 2012 pour rendre son projet s’était révélé très court et avait conduit le président Morsi à le prolonger de deux mois, avant que l’Assemblée ne décide finalement de voter le texte lors d’une session marathon. Le Comité des 50, quant à lui, ne s’était vu attribuer qu’un délai de soixante jours pour mener à bien ses travaux, qu’il réussit à étirer en ne comptabilisant que les jours ouvrables, repoussant ainsi la date de remise du texte au 3 décembre au lieu du 8 novembre.
Si les séances plénières de la Constituante de 2012 avaient été retransmises en direct sur plusieurs chaînes de télévision, le Comité des 50 a décidé fin octobre de se réunir à huis clos et de publier chaque soir un compte rendu officiel de ses travaux. Seules les sessions du 30 novembre et du 1er décembre, consacrées à l’adoption des amendements ont été retransmises en direct.
Un gouvernement « civil »
L’une des principales critiques portées à la Constitution de 2012 était d’avoir mis en place un État islamique en instaurant une fusion entre le politique et le religieux. Or, non seulement ce reproche n’était pas toujours justifié, mais en plus l’islam garde une place centrale dans le nouveau texte. L’article 2 continue à proclamer que l’islam est la religion de l’État et que les principes de la charia islamique sont la source principale de la législation. Cependant, l’article 219 qui donnait une définition quelque peu extensive des principes de la charia a disparu et le préambule de la Constitution renvoie désormais à l’interprétation très libérale et moderniste de ce concept qu’en a faite la Haute Cour constitutionnelle.
Pendant très longtemps, l’article 1 des différentes versions successives a affirmé le caractère civil de l’État égyptien. Mais devant les objections conjointes des représentants d’Al-Nour et d’Al-Azhar et les menaces de retrait des représentants des Églises en cas d’omission de ce concept, un compromis fut trouvé et le préambule affirme désormais que l’Égypte est un État moderne, démocratique, dirigé par un « gouvernement civil » (houkouma madaniyya), terme suffisamment ambigu pour signifier à la fois un gouvernement non religieux et un gouvernement non militaire.
Autre disposition très critiquée de la précédente Constitution, celle selon laquelle Al-Azhar devait être consultée pour toute question concernant la charia. L’article a été amendé et Al-Azhar ne constitue plus que la « référence fondamentale (al-marga’ al-asasi) pour les sciences religieuses et les questions islamiques ». L’article interdisant d’insulter les prophètes a également disparu, même si l’insulte aux religions du Livre reste sanctionnée par le Code pénal.
Liberté de culte
En revanche, le statut des minorités religieuses n’a pas connu de grandes évolutions. Les privilèges reconnus aux juifs et aux chrétiens en ce qui concerne l’application de leurs propres lois en matière de droit de la famille n’ont pas été étendus aux autres minorités non musulmanes. Quant à la liberté de croyance, elle est désormais « absolue » (moutliqa), et non plus seulement « garantie » (masouna),mais le texte renvoie à la loi pour organiser la pratique, par les juifs et les chrétiens, de leurs rites religieux et la construction de leurs lieux de culte. Une disposition transitoire oblige le Parlement à adopter au cours de sa première session une loi organisant la construction et la restauration des églises « de façon à garantir aux chrétiens le libre exercice de leurs rites religieux ». Enfin, la Constitution reprend l’interdiction de fonder des partis sur une base religieuse, qui figurait déjà dans celle de 1971 telle qu’amendée en 2007, mais qui n’avait pas été reprise dans celle de 2012. Il reviendra à la justice d’en définir la portée et de décider si les Frères musulmans et les salafistes tombent sous le coup de cette interdiction.
Les pouvoirs de l’armée et de la magistrature renforcés
La Constitution de 2013 ne remet pas en cause les privilèges accordés à l’armée par celle de 2012 ; elle les renforce. Son budget continue d’échapper au contrôle du Parlement pour être soumis au seul Conseil national de défense et la comparution de civils devant les tribunaux militaires à être autorisée, même si le Comité des 50 a tenté de mieux définir les cas « d’atteinte directe aux forces armées », qui visent notamment les attaques contre leurs équipements et leur personnel. Par ailleurs, non seulement le ministre de la défense doit continuer à être choisi au sein des officiers, comme le prévoyait déjà le texte de 2012, mais il devra en outre obtenir l’aval du Conseil suprême des forces armées pendant une période transitoire de huit ans (deux mandats présidentiels). Ces dispositions ont fait l’objet d’intenses négociations au sein du Comité des 50, l’armée refusant toute concession. Ils ont finalement été adoptés avec une forte majorité.
La magistrature qui, avec l’armée a été l’un des principaux artisans de la chute de Morsi, retrouve toutes les garanties dont la Constitution de 2012 l’avait privée, et même plus : la Haute Cour constitutionnelle pourra choisir elle-même ses membres et son président, le procureur général devra être choisi par le Conseil suprême de la magistrature. De plus, des dispositions transitoires indiquent au législateur la façon dont la loi sur le pouvoir judiciaire devra être amendée.
Le statut ambigu des femmes
Le nouveau texte renforce le statut des femmes. En effet, l’État s’engage pour la première fois à les protéger contre toutes formes de violence et à leur assurer une représentation minimale au sein du Parlement et des municipalités. Mais si l’État doit réaliser leur égalité avec les hommes en ce qui concerne les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels énoncés dans la Constitution, il doit également leur permettre de concilier devoirs familiaux et travail dans la société, reprenant ainsi la vision stéréotypée des rapports hommes-femmes figurant déjà dans les Constitutions de 1971 et 2012.
Système électoral et régime présidentiel
Parmi les autres dispositions ayant suscité des débats houleux au sein du Comité figurent l’initiative laissée au législateur de décider de l’opportunité de mettre en place des quotas pour les élections législatives et la suppression de l’obligation d’avoir au minimum 50 % d’ouvriers et de paysans au Parlement. La moitié des sièges ont toutefois été réservés aux femmes et aux jeunes dans les conseils municipaux. De même, la suppression de la Chambre haute du Parlement (majlis al-choura), accusée de dilapider les fonds publics et de constituer un refuge pour les proches du régime en cas de défaite aux élections à la Chambre basse.
L’article instituant deux tiers de scrutin individuel et un tiers de scrutin de liste pour les premières élections législatives a été rejeté lors du vote et il reviendra au président par intérim de trancher. La Constitution laisse également le législateur décider si les gouverneurs seront élus ou bien continueront d’être nommés par le président de la République.
Le régime semi-présidentiel prévu par les textes de 1971 et 2012 a été repris. Les conditions pour se présenter à la présidentielle sont calquées sur le texte de 2012 et la durée reste limitée à deux mandats de quatre ans. Le statut du président reste prépondérant et ses pouvoirs sont même renforcés : il aura une plus grande liberté de choix du premier ministre puisqu’il ne sera tenu de proposer un membre du parti majoritaire que si son candidat a été rejeté par le Parlement, qu’il ne sera pas obligé de démissionner si sa décision de dissoudre le Parlement est rejetée par référendum et qu’il peut à nouveau nommer des députés (5 %). Mais le Parlement pourra désormais décider à la majorité des deux tiers de proposer au peuple de lui retirer sa confiance. Le fait que 5 % des membres du Parlement — soit 25 sur 450 — soient nommés par le président rend toutefois peu probable l’adoption d’une telle motion.
L’effectivité des droits fondamentaux en question
Enfin, la Constitution de 2013 renforce la protection des droits et libertés, en étendant notamment la liste des droits protégés (droit à la vie, à obtenir la nationalité pour toute personne née de père ou de mère égyptiens, interdiction de la traite des êtres humains, droit de donner ses organes, protection de l’environnement et de l’héritage culturel) et en renforçant la protection de droits qui figuraient déjà dans les textes précédents (droits de l’enfant, interdiction de la torture, annulation des peines de prison dans les procès liés à la presse). De plus, figure désormais dans le texte de 2013 un engagement de l’État à respecter les droits et libertés mentionnés dans les accords et traités internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par l’Égypte. Il est toutefois permis de s’interroger sur la mise en œuvre effective de ces droits, alors qu’au même moment d’autres branches de l’État adoptent des mesures restrictives des libertés publiques, comme le droit de manifester, et que la police réprime par la force des manifestations réclamant l’interdiction du jugement de civils par les tribunaux militaires ou le retour du président Morsi.
Le reflet de l’actuel équilibre des pouvoirs ?
Le référendum constitutionnel devrait avoir lieu en janvier 2014. Le principal enjeu maintenant est de convaincre le peuple d’aller voter et d’obtenir un taux de participation supérieur à celui de décembre 2012 (32 % de participation, adoption à 63,8 %). Les Frères ont annoncé qu’ils n’y participeraient pas, refusant de reconnaître la légitimité des autorités actuelles. La suite de la feuille de route reste pleine d’incertitudes. L’article 230 qui, reprenant la Déclaration constitutionnelle du 8 juillet 2013, prévoyait que les élections législatives précéderaient l’élection présidentielle a été rejeté et remplacé par une formulation beaucoup plus ambiguë. Il reviendra donc au président par intérim de décider quelle élection se tiendra en premier, ce qui pourrait confirmer l’éventualité d’une candidature du général Sissi.
On peut se demander si cette Constitution, très proche de celle de 1971, est vraiment la première étape vers une transition démocratique qui s’attacherait à réformer les dysfonctionnements de l’État ou si elle n’est pas plutôt le reflet de l’équilibre actuel des pouvoirs et des intérêts corporatistes des différentes institutions de l’État.
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