La convertibilité du dinar algérien en 2022 : un projet mobilisateur ?

Comment réveiller une Algérie qui peine à changer après vingt ans de règne d’Abdelaziz Bouteflika et alors que certains prônent un cinquième mandat pour le président ? Un industriel établi propose sa solution : la fin du contrôle des changes en 2022 et la libre convertibilité de la devise nationale, le dinar. Propos (polémiques) recueillis par Jean-Pierre Séréni.

France Alumni Algérie (copie d’écran)

En cette précampagne électorale sournoise qu’affronte l’Algérie, la proposition la plus originale n’est pas venue d’un obscur candidat en quête de notoriété, mais d’un chef d’entreprise posé et reconnu. Barbu, la soixantaine sportive, Slim Othmani, à la tête d’une grosse société familiale n° 1 sur le marché des jus de fruits ne suggère rien moins que la suppression du contrôle des changes pour le 1er janvier 2022. À peine trois ans pour révolutionner l’économie algérienne, lui faire rattraper des dizaines d’années de retard sur ses voisins marocain et tunisien, changer les états d’esprit. « C’est une plaisanterie », se gaussent les spécialistes qui soulignent à loisir les obstacles : un déficit budgétaire d’au moins 10 %, un recours effréné à la planche à billets, un marché noir de la devise qui a pignon sur rue, un secteur informel au moins aussi important que l’officiel, une défiance permanente vis-à-vis des institutions et de ceux qui en ont la charge.

De tout cela, Slim a l’expérience. En 1966, son grand-père et son père achètent un hectare à Rouiba. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, en Tunisie, la famille vend des produits alimentaires pour ravitailler « l’armée des frontières »1. Elle construit une petite usine de conserves de fruits et légumes, en particulier des nectars d’orange et de raisin.

En 1990-1991, quand Slim Othmani rentre du Canada, une taxe de 45 % est imposée aux acheteurs de fruits et légumes, plus une autre, toujours de 45 %, sur le produit transformé, et enfin une troisième de 45 % aussi pour le grossiste. En 24 h, la modeste industrie agroalimentaire nationale s’arrête, la panne va durer huit ans, sauf pour le concentré de tomate qui, on ne sait trop pourquoi, a eu la chance d’être épargné. Mais, cerise sur le gâteau, l’importation de la matière première ne souffre aucun droit de douane. Il faudra attendre 1999 et un ministre des finances plus brillant que la moyenne pour geler ces dispositions puis faire voter la suppression de la loi correspondante par le Parlement. Et pourtant, malgré une pratique de près de trente ans de la vie des affaires dans son pays, Slim Othmani y croit et nous explique ci-dessous ses raisons.

Sentir que son argent « a de la valeur »

Jean-Pierre Séréni. La convertibilité du dinar est-elle réaliste ?

Slim Othmani. — Je ne suis pas naïf, j’ai bien conscience de la complexité de l’entreprise et je ne crois pas forcément que cela pourra se faire au 1er janvier 2022. Il y a un grand nombre de prérequis à rassembler. Mais la convertibilité du dinar algérien (DA) est un projet mobilisateur qui permet à chaque Algérien de s’y retrouver et d’y trouver sa part. Le patient qui veut se faire soigner à l’étranger comme le père de famille qui souhaite des études supérieures à l’étranger pour son fils ou sa fille, l’entrepreneur qui veut développer ses activités à l’extérieur ont là un objectif dépourvu de préalable politique, porteur d’un message positif, loin de toute polémique. Qui est contre un tel projet ? Les militants du Parti des travailleurs qui rejettent le capitalisme et proposent le retour des soukh-el-fellah et du commerce d’État, les islamistes partisans d’une économie libérale, mais limitée par des interdits religieux ? On a besoin de sortir, de respirer, de se soigner, de s’éduquer, et du coup tous ceux-là font appel au marché noir des devises.

Le citoyen ne fait pas le lien entre sa productivité personnelle et sa qualité de vie. Avec la convertibilité, il sentira que son argent a de la valeur, que le billet de 1000 DA (7,25 euros) qu’il a dans sa poche est accepté partout, mais il verra aussi que cette valeur fluctue en fonction de ses efforts, de ceux de tous les travailleurs, de la gouvernance du pays et de son économie. Notre projet n’est pas politique, quoique… C’est un moyen de mobiliser les Algériens, de leur donner un objectif et de les faire se battre pour y parvenir en 2022 ou plus tard. Autrement, sans mobilisation, on ne sera jamais prêts ! Là, on a au moins trois ans pour commencer à remplir les prérequis : meilleur équilibre des comptes publics, assainissement et modernisation du secteur bancaire, réforme de l’État…

« Le pouvoir est trop fort »

J.-P. S. D’où vous vient cette obsession de la convertibilité ?

S. O. — Ce n’est pas une obsession je vous rassure. L’idée m’est venue en m’interrogeant sur les racines du problème algérien et de la nécessité de remobiliser le peuple autour d’un objectif commun comme on le ferait pour une équipe de football. Pourquoi l’Algérie est-elle dans cet état ? Pourquoi refuse-t-elle la modernité ? Pourquoi est-elle condamnée à un islam rétrograde et archaïque ? Cette suite de questions est restée sans réponse et une personnalité a évoqué « l’islamo-bédouinisation » en cours du pays, c’est-à-dire une trajectoire inquiétante pour la population algérienne, ainsi que pour ses voisins directs et ceux du pourtour méditerranéen. Nous sommes une partie d’un ensemble, le Maghreb, qui partage de nombreuses choses : une langue et une religion communes, des limites claires constituées par la mer et le désert, une taille commune qui fait sens. Je ne sais pas pourquoi ces cohérences sont rejetées. Il faut que les élites se parlent pour dépasser tous les clivages et préparer l’avenir ensemble, car tout se prépare.

Non ! La population n’envisage pas de rupture avec le pouvoir, il est trop fort et trop structuré, présent partout et en mesure d’imposer sa volonté. Il faut donc être extrêmement patient, même si le pouvoir achète ce projet mobilisateur et se l’approprie. L’objectif est le bien-être de la société, la maximisation du BNB, le bonheur national brut qui à son tour induirait une croissance du PIB. Les Algériens veulent être heureux, et pour preuve ils vont chercher le bonheur ailleurs en achetant des biens immobiliers en Europe, sans rompre le lien avec la France puisqu’ils inscrivent leurs enfants dans des lycées français.

Deux autres raisons me paraissent fondamentales. La première est l’absence de leadership depuis plusieurs années liée à la maladie du président ; la seconde le rôle et de l’influence des femmes dans la société algérienne qui se réduit de jour en jour sous le poids d’une arabo-islamisation à marche forcée. Je persiste à croire que trop peu de femmes ont influencé le premier cercle du pouvoir, ce qui à mon sens pourrait expliquer cet autoritarisme exacerbé. De façon plus imagée, il y a trop de testostérone dans le processus décisionnel.

La question de la division du pouvoir revient inlassablement pour répondre à toutes ces interrogations. Je n’y crois pas trop. L’armée a été décapitée soi-disant pour la rajeunir, les nouveaux généraux sont aussi vieux que ceux qu’ils remplacent ! Ce n’est pas une logique de remplacement qui est à l’œuvre. L’opacité est totale, il est difficile de lire ce qui se passe, de discerner la trajectoire, la projection sur le futur. Les processus de décision, les arbitrages, les réactions des ministères sont trop personnalisés. Un chef d’entreprise et la société dans son ensemble ont besoin de prévisibilité. D’où, encore une fois, la nécessité d’un projet fédérateur quel qu’il soit.

Un secteur privé dépendant

J.-P. S.Le secteur privé est-il en voie d’autonomisation vis-à-vis du pouvoir ?

S. O. — Je pense les cercles du pouvoir sont d’accord pour contrôler la rente, mais divergent sur les règles du partage. D’où le fait que le secteur privé est régulièrement rappelé à l’ordre dès qu’il affiche une velléité d’émancipation. Ces rappels à l’ordre épousent les formes d’une redistribution des cartes du paysage entrepreneurial ainsi : retrait des marchés publics, contrôles fiscaux, refus de prêts bancaires, refus du droit de se constituer en syndicat patronal font partie de la panoplie des mesures de rétorsion. Il s’agit encore une fois de montrer qui est le chef ! Le soutien au cinquième mandat du président Bouteflika est la réponse du Forum des chefs d’entreprise (FCE), principale organisation patronale du pays, à la pression subie ces derniers temps : une façon de faire amende honorable.

J.-P. S.Comment améliorer la relation entre l’État et le secteur privé ?

S. O. — Le pouvoir s’est refermé, il se sent à la fois fort et inquiet, il reste autiste et autoritaire, mais il a à apporter des solutions à des problèmes économiques complexes qu’il ne peut en aucun cas régler seul. Il doit se résoudre à mettre très rapidement en place des espaces et des mécanismes de communication et de concertation entre la société civile et les institutions. L’Assemblée populaire nationale est peuplée d’une majorité d’élus moyens qui ne font pas leur toujours un travail d’analyse critique constructive, même s’il y a quelques interventions remarquables et remarquées. Un changement de culture s’impose à tous les niveaux de la société.

1NDLR. Unités de l’Armée de libération nationale algérienne (ALN) postées le long des frontières dont le rôle était d’acheminer vers l’intérieur des armes et du ravitaillement.

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