« Il y a un mois, je gagnais l’équivalent de 340 euros, maintenant j’en gagne moins de 250 », se désole Ceylan. Le pouvoir d’achat de son salaire de serveuse dans un restaurant d’Istanbul diminue de jour en jour en raison de la chute de la livre turque (LT), qui s’est dépréciée de 50 % depuis le début de 2021. En novembre, elle et ses collègues ont téléchargé une application mobile pour suivre le taux de change des devises. « Quand je reçois mon salaire, je change tout en euros. Si je vois que la livre est en baisse, j’en change de petites quantités en livres. Ce mois-ci, par exemple, j’ai gagné environ 500 livres en jouant avec le taux de change », explique-t-il. Cette spéculation de plus en plus courante chez les ménages turcs répond à la forte perte de valeur de la monnaie nationale, et à la hausse de 21 % de l’inflation, qui ampute d’autant le panier de la ménagère.
Plusieurs secteurs comme la boulangerie et les produits pharmaceutiques rencontrent des difficultés de production et de distribution en raison de l’augmentation du prix des importations par rapport à la monnaie nationale. On ne compte plus les files d’attente devant les stations-service et les boutiques de high-tech, pour acheter avant la valse des prix. « Le problème n’est pas seulement une dépréciation sévère, la volatilité de la livre est pire. Les entreprises n’ont pas le temps de réagir et d’ajuster les prix de vente. Cela affecte la production », explique l’économiste Emre Deliveli. « Nous l’avons vu ces jours-ci avec Apple en Turquie. Ils ont dû fermer pendant deux jours, tant ils étaient incapables d’ajuster leurs prix à la fluctuation de la livre », ajoute-t-il.
La chute de la monnaie turque s’est accompagnée d’une forte inflation, qui a approché les 36,1 % en novembre 2021. Toutefois, le chiffre pourrait être plus élevé. Un groupe d’économistes indépendants qui surveille les indices affirme que les chiffres officiels ne correspondent pas à la réalité, et que l’inflation actuelle pourrait dépasser les 50 %. Leur thèse est soutenue par le syndicat des commerçants Market-Sen, qui a obtenu des images de la hausse dans les supermarchés ces derniers jours, avec des augmentations de 30 à 60 % pour les produits de consommation courante.
Acheter l’huile au verre
Sevval Sener, membre du Deep Poverty Network, une ONG qui aide les familles vivant au seuil de pauvreté, se plaint que d’une année à l’autre, les prix ont doublé. Aider de nombreuses familles coûte de plus en plus cher. « Pour couvrir les besoins mensuels de base d’un ménage, nous faisons des paniers avec des légumes, des produits d’hygiène et des couches. En mars 2020, ils coûtaient 250 livres. Le même paquet coûte maintenant le double », explique-t-il. Il est de plus en plus fréquent que les familles achètent à crédit ou en petites portions à l’épicerie. « Parfois, ils achètent un verre d’huile au lieu d’un litre, ou bien trois ou quatre couches individuelles au lieu d’un paquet entier au supermarché », dit Sener.
Ümit Azcan qui tient une épicerie de quartier à Istanbul le confirme :
J’avais l’habitude de faire crédit aux gens du quartier, mais maintenant je ne le fais plus que pour une dizaine de familles. J’achète moins les produits non nécessaires. J’essaye d’ajuster les prix, mais c’est très difficile. Nous souffrons également de l’inflation.
Les syndicats du pays se sont mobilisés pour demander au gouvernement d’augmenter le salaire minimum, afin de compenser le coût de la hausse des prix. Jusqu’à présent, celui-ci était de 2 825 LT. Cela correspondait à 312 euros en janvier, mais cette somme est aujourd’hui inférieure à 150 euros. Selon les données de DISK, l’une des plus grandes confédérations syndicales du pays, 40 % des travailleurs gagnent le salaire minimum. Si l’on inclut ceux qui ne gagnent que 20 % de plus, on parle alors de la moitié de la population active. À la mi-décembre, le président Erdoğan a annoncé une augmentation de 50 % du salaire minimum qui passe à 4 250 livres, soit environ 220 euros.
L’inflation et la levée des restrictions après la vague pandémique ont fait grimper les loyers dans les grandes villes du pays, qui consomment la quasi-totalité du salaire de nombreux travailleurs.
Hilal Basarir, enseignante dans une école primaire, explique :
Avec mon salaire et celui de mon compagnon, nous arrivons à peine à payer le loyer, la nourriture et les factures. Désormais, nous faisons très attention lorsque nous sortons pour dîner ou boire un verre avec nos amis. Le salaire entre et sort. Nous ne parvenons pas à économiser quoi que ce soit.
Les taux d’intérêt, « mère » de tous les maux »
La crise est due à plusieurs mesures de la Banque centrale par suite des pressions du président Erdoğan, qui tente d’imposer sa vision particulière de l’économie. Selon ce dernier, les taux d’intérêt seraient « la mère de tous les maux ». Le président veut par conséquent les faire baisser afin de réduire la hausse des prix. Par conséquent, la Banque centrale a réduit ses taux d’intérêt de 500 points entre la mi-octobre et la mi-décembre 2022, pour les ramener à 14 % en dessous de l’inflation. Or, la plupart des économistes recommandent que les taux d’intérêt soient égaux ou supérieurs à l’inflation.
Les responsables de la Banque centrale qui se sont opposés à la vision économique du président ont été renvoyés. Au cours des 18 derniers mois, le gouverneur a été changé trois fois par décret présidentiel. Trois membres du conseil d’administration ont également été renvoyés par le même moyen. Les interventions présidentielles ont entraîné une grande méfiance sur les marchés, à tel point que la livre se déprécie rapidement à chaque discours économique d’Erdoğan.
Selon des économistes, le gouvernement laisse dévaluer la monnaie afin de stimuler les exportations et le tourisme dans le pays. Emre Deliveli explique les limites d’une telle politique :
Le nouveau modèle économique n’a aucun sens. Ils croient que les exportations turques deviendront plus compétitives et que, par conséquent, le déficit et l’inflation se résorberont. Cette théorie fonctionne sur le papier, mais en Turquie, nous importons beaucoup pour produire, et si la livre baisse, la production devient plus chère. En outre, de nombreuses entreprises ont des dettes en devises étrangères qui sont désormais de plus en plus coûteuses à rembourser.
En effet, bien que les exportations turques aient augmenté depuis le début de l’année, la marge bénéficiaire est mince en raison d’une augmentation des coûts de production et de la dette en devises, qui représente 40 % du PIB.
L’échéance électorale de 2023
En pleine crise de la livre, les sondages révèlent que l’islamo-conservateur Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan perdrait les élections si elles avaient lieu aujourd’hui. Le président, quant à lui, a peu de marge pour gagner une élection présidentielle s’il devait se présenter contre Ekrem Imamoglu ou Mansur Yavas, membres du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) social-démocrate, qui a remporté en 2019 les principales municipalités du pays, dont celles d’Istanbul, d’Ankara et d’Izmir. Son chef Kemal Kiliçdaroglu a appelé à la démission du gouvernement en raison de sa gestion économique, et à la tenue d’élections anticipées (elles sont prévues pour 2023), bien qu’il ne dispose pas d’un soutien suffisant au Parlement pour les convoquer. Entre-temps, le mécontentement de la population monte. Des manifestations spontanées ont eu lieu dans plusieurs villes du pays aux cris de « Gouvernement démission ! ».
Ce slogan a été présent pour la première fois dans plusieurs manifestations au cours des dernières semaines, qu’il s’agisse de réunions syndicales réclamant une augmentation du salaire minimum ou de manifestations féministes. Entre-temps, plusieurs partis de gauche sans représentation parlementaire ont manifesté dans plusieurs villes du pays. Elles ont été réprimées par la police à l’aide de gaz lacrymogènes et ont donné lieu à une centaine d’arrestations. Contrairement à d’autres manifestations de mécontentement, on note cette fois une mobilisation dans les villes côtières de la mer Noire, le bastion électoral de l’AKP. Dans la plus grande ville du pays, Istanbul, la police a fermé des places et installé des barrières dans plusieurs quartiers en prévision de manifestations politiques et syndicales. Les forces de sécurité avaient arrêté 70 manifestants avant même le début de la manifestation.
Zübeyde Dizdar, membre du Parti des travailleurs turcs (TIP) affirme :
Depuis que l’AKP est au pouvoir, la dissidence constitue un crime. Surtout que la situation s’est beaucoup détériorée et qu’ils craignent les protestations. Ils les répriment très violemment. Cette crise, effrayante pour les travailleurs, les familles et les jeunes les appauvrit de jour en jour. La situation économique sera au cœur de toutes les manifestations que nous verrons dans les prochaines semaines.
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