La Cyrénaïque tentée par le grand large

Un « gouvernement autonome » dans une région riche en pétrole · La Cyrénaïque, la région de l’est de la Libye à l’origine de l’insurrection anti-Kadhafi, est travaillée par des désirs d’autonomie, voire plus. Le 4 novembre, le « gouvernement autonome de Barqa » (Cyrénaïque en arabe) a été proclamé à Ajdabiya, à 160 kilomètres au sud-ouest de Benghazi. Une majorité des habitants de la région ne souhaite toutefois pas aller jusqu’à la partition, et préfère arracher un maximum de concessions à un pouvoir central affaibli.

Les trois provinces lybiennes, aux couleurs du drapeau libyen actuel.
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C’est dans la ville d’Ajdabiya (sud-ouest de Benghazi), à quelques kilomètres du terminal pétrolier de Zouitina, au carrefour stratégique de la route côtière sur laquelle se sont affrontés pendant près de huit mois rebelles et forces fidèles au régime de Mouammar Kadhafi en 2011 et de celle du grand Sud menant à Koufra, au Tchad et au Soudan qu’a été proclamé le 4 novembre le « gouvernement autonome de Barqa » (Cyrénaïque en arabe).

Cette proclamation d’autonomie de la Cyrénaïque n’est pas la première. Le 6 mars 2012, trois mille cheikhs de tribus de Cyrénaïque avaient annoncé à Al-Bayda la création de la région fédérale semi-autonome de Cyrénaïque, et mis en place un « Conseil intérimaire de Barqa » présidé par Ahmed al-Zubair al-Sanoussi, âgé de quatre-vingts ans et descendant de l’ancien roi Idriss (destitué par Kadhafi en 1969). Ce conseil s’est illustré à la veille des élections de juillet 2012 en bloquant symboliquement la « frontière » entre Tripolitaine et Cyrénaïque à l’est de Syrte et en détruisant des bureaux de vote à Benghazi pour protester contre un découpage électoral qu’ils jugeaient défavorable à la Cyrénaïque. Ne disposant pas de réel ancrage social en particulier dans la capitale régionale Benghazi et affaibli par des dissensions internes, ce mouvement n’avait jamais transformé ce fait accompli en influence politique.

Quels sont les enjeux et les perspectives de l’autoproclamation de ce « gouvernement de Barqa » qui survient dans un contexte de fragmentation du pays, d’absence d’État et de multiplication des assassinats et des attentats en Cyrénaïque ? Derrière cette question se pose celle de la forme politique de la Libye future — État fortement décentralisé, fédération, confédération… — et des conséquences du fractionnement actuel du pays sur la question de l’unité nationale.

La Cyrénaïque autonomiste

Délaissée sous Kadhafi, la Cyrénaïque, où avait débuté l’insurrection qui devait mettre un terme au régime en 2011 après huit mois de guerre civile craint d’être à nouveau marginalisée dans la Libye nouvelle. Outre son histoire glorieuse de résistance à la colonisation italienne et d’insurrection contre le « Guide », la Cyrénaïque forge sa conscience identitaire dans un fort sentiment d’appartenance tribale, qui demeure présent y compris chez les jeunes citadins, aujourd’hui majoritaires. Constituée de membres des neuf tribus saadiennes (de Saadi, leur ancêtre commun), de leurs tribus historiquement « clientes » (dites mourabita) et de membres de familles marchandes originaires de l’ouest, la population de Cyrénaïque (1,6 million d’habitants, soit le quart de la population libyenne) est très attachée à ses origines — davantage qu’en Tripolitaine où les brassages de populations ont été plus importants — et s’inscrit dans cette longue tradition d’alliances (ou de conflits) entre ses différentes composantes.

Pour la cérémonie d’investiture du « gouvernement autonome de Barqa » le 4 novembre, Ibrahim Joudran, l’homme fort de cette entité a délaissé la barbe et le treillis qu’il portait jusqu’alors et est apparu rasé de près en costume-cravate. Âgé de trente-trois ans et membre de la puissante tribu saadienne des Maraghiba, implantée sur la vaste bande côtière abritant les trois principaux terminaux pétroliers de Cyrénaïque (Ras Lanouf, Brega et Zouitina) et une partie de la ville d’Ajdabiya, Ibrahim Joudran a suivi le parcours classique de l’opposant au régime du colonel Kadhafi. Proche de la mouvance islamiste, seule opposition structurée en Libye à l’époque, il avait été emprisonné sept ans à la prison d’Abou Slim, puis libéré et amnistié comme nombre de prisonniers politiques en 2010, sous réserve d’arrêter le militantisme. Dès le début de l’insurrection de 2011, il prend les armes et s’illustre comme commandant d’unité au sein de la katiba (brigade) Omar Moukhtar, créée à Ajdabiya et constituée majoritairement de membres de sa tribu. À la fin de la guerre, il passe officiellement avec sa katiba sous la coupe du ministère de la défense, et est nommé commandant de la garde des installations pétrolières. C’est cette katiba forte de quelques milliers d’hommes qui constitue le fer de lance de l’embryon de « force de défense de la région de Barqa » dont la création a été annoncée en même temps que la proclamation du gouvernement autonome.

Et pourtant, comme il est souvent de tradition en Libye, Ibrahim Joudran n’apparaît pas officiellement dans l’organigramme du « gouvernement autonome » proclamé le 4 novembre, la présidence de cette entité revenant officiellement au général d’aviation Abd-Rabbo al-Barassi, qui était encore il y a quelques mois chef d’état-major de l’armée de l’air. Fait symbolique, les vingt-quatre ministres de cette nouvelle entité ont symboliquement prêté serment sur le drapeau noir frappé du croissant et de l’étoile blanche de l’éphémère émirat de Cyrénaïque, créé en 1920 puis rapidement démantelé par les Italiens. C’est sous cette bannière qu’avaient ensuite combattu pendant plus de dix ans les moudjahidines de Cyrénaïque sous la conduite d’Omar al-Mokhtar, figure légendaire de la résistance en Cyrénaïque, pendu par le colonisateur italien en 1931. Même au début de l’insurrection de 2011 à Benghazi, ce drapeau n’avait jamais été brandi par les rebelles de Cyrénaïque. Ils lui avaient préféré celui de la Libye monarchique, devenu aujourd’hui celui de la Libye nouvelle.

Avant même la proclamation de son « gouvernement autonome », le mouvement d’Ibrahim Joudran avait choisi dès le 27 août d’utiliser le levier du pétrole pour se faire entendre, en bloquant avec sa milice tribale les terminaux pétroliers de Cyrénaïque par lesquels transitaient plus de 75 % de la production du pays. Le manque à gagner résultant de cette action est évalué à plus de 6 milliards de dollars et Ibrahim Joudran annonce désormais la création d’une compagnie pétrolière locale en charge d’exporter unilatéralement le pétrole de Cyrénaïque.

Les Libyens entre autonomie et fédéralisme

Si ce gouvernement autonome de Cyrénaïque rassemble des personnalités issues des principales composantes tribales de la région (grandes tribus saadiennes, tribus clientes et personnalités originaires d’autres régions de Libye) et s’appuie sur des organisations de jeunes autonomistes, il est encore loin de recueillir l’adhésion de la majorité des habitants de Cyrénaïque. Ceux-ci, bien que largement partisans d’une autonomie élargie de leur région dans le cadre d’un système fédéral s’interrogent en effet sur la méthode de Joudran et préfèreraient que cette question soit débattue dans le cadre de la commission de rédaction de la Constitution dite « commission des Soixante »1

Mais la division du Congrès général national (CGN)2 et le flou entretenu sur la tenue des élections contribuent néanmoins à alimenter la défiance de la Cyrénaïque à l’égard de Tripoli. Défiance renforcée par la faiblesse du gouvernement, son incapacité à prendre en compte la situation sécuritaire dégradée à Benghazi et son intransigeance de façade à l’encontre des autonomistes. Le premier ministre Ali Zeidan a ainsi menacé de recourir à la force. Cette menace est peu crédible dans la mesure où la fonction de chef des armées ne lui revient pas, mais relève du CGN où aucun consensus ne se dégagerait en faveur d’une telle décision. Comme il était de mise à l’époque de Kadhafi, le gouvernement et le Congrès général national ont par ailleurs activé leurs réseaux de cheikhs tribaux de la région Sud-Ouest, dont l’influente tribu des Zwei, autrefois favorite du régime Kadhafi, pour contrer le gouvernement autonome et rappeler publiquement leur attachement à une Libye unitaire.

Ce refus de communiquer et de négocier du gouvernement Zeidan constitue en soi un aveu de faiblesse. Il ne fait qu’accentuer le blocage de la situation, laquelle repose en grande partie sur un malentendu. Pour une majorité d’habitants de Tripolitaine, l’idée fédérale est en effet assimilée au séparatisme, et la proclamation d’autonomie à un premier pas vers la sécession du pays. Pour les habitants de Cyrénaïque, l’autonomie n’est pas exclusive d’un État libyen, qu’il soit fédéral ou confédéral, et l’idée de la partition est largement minoritaire. La référence à la Libye fédérale née de la Constitution de 1951 est d’ailleurs évoquée par tous en Cyrénaïque comme une référence.

Ce malentendu et la défiance croissante entre les régions conforte les certitudes des deux camps. Pour les habitants de Cyrénaïque, rien ne viendra de bon de Tripoli, et il revient à la Cyrénaïque de prendre son destin en mains. Les événements sanglants de Tripoli des 15 et 16 novembre, qui s’inscrivent dans un climat de guerre civile pour le contrôle du pouvoir les confortent dans cette conviction. S’ils n’adhèrent pas directement à l’initiative d’Ibrahim Joudran, nombre d’entre eux n’en soutiennent pas moins le principe comme seul moyen d’obtenir des concessions de Tripoli en faveur de leur région. En Tripolitaine en revanche, l’action d’Ibrahim Joudran est perçue comme une tentative crapuleuse de s’emparer des ressources pétrolières du pays. Ce qui devrait se régler par la force.

Paralysé par la pression des groupes armés et la division du CGN, le gouvernement d’Ali Zeidan n’a donné jusqu’à présent aucune indication sur sa volonté ou sa capacité à organiser rapidement l’élection du comité des Soixante qui devrait légalement prendre ses fonctions le 7 février 2014. Le CGN pourrait alors prolonger son mandat au-delà de cette date, avec le risque que cela apparaisse pour beaucoup comme un coup de force, créant ainsi une nouvelle ligne de fracture dans le pays et une accélération de la spirale des affrontements armés.

1Commission composée de soixante membres, soit vingt pour chacune des trois régions historiques : Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan.

2Plus haute autorité libyenne, composée d’une assemblée de 200 membres élue le 7 juillet 2012 par les Libyens après la mort de Mouammar Kadhafi.

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