« J’espère ne désespérer personne ». C’est par cette phrase quelque peu anxiogène qu’Hubert Védrine introduit son propos, à la toute fin du colloque. Dans l’intitulé « La France a-t-elle encore une politique au Moyen-Orient ? », il a d’abord lu une référence à la « politique arabe de la France », et croit y déceler la nostalgie d’une période de l’histoire qui ne reviendra jamais.
Des éléments structurants du monde se sont désagrégés depuis l’époque mitterrandienne où l’on se demandait déjà si « politique arabe » était une référence, une injure ou un idéal à reconstruire. La politique étrangère française du temps du « gaulo-mitterrandisme » ne se souciait guère de l’opposition entre chiites et sunnites. Du reste, le fondamentalisme religieux de quelques-uns n’entrait pas en ligne de compte dans la relation avec un monde arabe « un peu idéalisé ». Aujourd’hui, cette question est au premier plan et « concerne absolument tout le monde, du Maroc à l’Indonésie, à n’importe quelle banlieue d’Europe ou au Sahel ».
La façon de considérer le conflit israélo-palestinien était alors complètement différente. Mais l’espérance de sa résolution au bout d’un processus de paix que l’on croyait possible s’est éteinte avec l’assassinat de l’ancien premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995. « Il est de plus en plus clair maintenant que c’est fini, dit-il. « les sionistes religieux fanatiques ont gagné. » Il faut ajouter à cette nouvelle donne la fin de la dépendance américaine au pétrole saoudien, et bien sûr le retour de l’Iran sur la scène internationale avec l’accord conclu le 14 juillet dernier sur le nucléaire, malgré l’engagement considérable de Benyamin Nétanyahou pour l’empêcher et les craintes de l’Arabie saoudite.
La Russie était complètement absente du jeu international depuis la fin de l’Union soviétique en décembre 1991. Ce n’est qu’avec les événements récents des trois ou quatre dernières années qu’elle a retrouvé un rôle dans la région — ou plutôt que ce rôle est devenu visible.
Le plus petit commun dénominateur
Les trois quarts des pays européens n’ont aujourd’hui aucune politique étrangère digne de ce nom. L’expression commune européenne est donc forcément celle du « plus petit commun dénominateur, sur la base de principes sympathiques mais complètement inopérants ». Des politiques particulières — ou de voisinage — se mènent au cas par cas. « L’expression européenne est un cas où le total est inférieur à la somme des parties », dit-il. Elle « se transformera peut-être un jour en quelque chose de créatif mais pour le moment, ce n’est pas le cas. »
L’Europe se contente donc d’assister à la désagrégation de ce qui avait été mis en place après la première guerre mondiale avec les accords Sykes-Picot et lors de la conférence de San Remo, quand les « puissances chrétiennes » ont mis fin à la domination, jugée par eux abusive, de l’empire ottoman en le disloquant. Cette configuration géopolitique a longtemps tenu par des procédés assez autoritaires, voire répressifs. « Tout un siècle de dureté, de cruauté (…) est en train de se désagréger en créant un tableau nouveau. On voit bien que personne ne contrôle l’ensemble. Personne ne peut refaire Sykes-Picot (…). Même en additionnant un Américain et un Chinois, un Américain et un Russe, cela ne marcherait pas. »
Il n’y a donc pas de puissance « plus ou moins globale », ni de puissance régionale qui puisse imposer sa loi, même si beaucoup interagissent dans un jeu complexe. L’Iran reste fort, sans doute plus encore après l’accord ; pas suffisamment cependant pour imposer sa solution à toute la région. La Turquie non plus, qui a « un peu rêvé d’une sorte d’époque néo-ottomane dont aucun Arabe ne veut, bien sûr, et on voit bien que cela s’est heurté à des difficultés et qu’ils sont plutôt sur la défensive ». L’Égypte ne peut guère espérer plus que contrôler le Sinaï et influencer l’est de la Libye. En Arabie saoudite, le roi veut rassembler un « front sunnite », stopper le retour iranien et combattre les chiites « par Syriens et Yéménites interposés ». Mais Riyad, qui était dans une lutte frontale contre les Frères musulmans, se voit plus ou moins contrainte de passer des compromis avec eux. Ce qui embarrasse sans doute Abdel Fattah Al-Sissi, qui mène contre eux une répression féroce en Égypte. « Quant aux autres pays, bien malin qui peut prédire ce qu’ils seront dans 20 ou 30 ans. »
Aucune puissance au monde n’est aujourd’hui capable d’avoir un schéma d’ensemble et encore moins de l’appliquer ; et « toutes les théories complotistes surestiment de façon déroutante la puissance des comploteurs potentiels. »
Des États sous influence
Il y a une politique étrangère française de facto, parce qu’il faut bien prendre des décisions et entretenir des contacts avec les uns ou les autres. Au Maghreb, elle paraît quelque peu tâtonnante. « Elle n’est pas toujours en complète contradiction avec les orientations d’avant, mais elle n’est pas toujours claire non plus, et on ne sait pas très bien où elle va », mais on peut le dire tout aussi bien de la politique américaine, à l’exception notable de l’Iran. L’accord sur le nucléaire le 14 juillet dernier est en effet le résultat d’une réelle politique stratégique qui aura des conséquences tout à fait importantes dans la durée. En revanche, concernant Israël, Barack Obama avait bien tenté de demander l’arrêt la colonisation de la Cisjordanie, mais Nétanyahou lui a opposé une fin de non-recevoir. Car l’influence des lobbies est très grande : celle des colons en Israël tout autant que celle d’Israël sur le Congrès américain, sans parler du fameux lobby très intelligemment construit au fil du temps par le Likoud, énorme, évangéliste... et républicain. L’état d’affaiblissement des systèmes de décision démocratiques oblige à tenir compte, dans les analyses internationales, des phénomènes de diasporas, d’influence, de lobbying. Il y a quelques années, on aurait encore pu faire de l’analyse internationale un peu abstraite, en tout cas en ne parlant que des États. Mais ils sont précisément limités dans leur action, tiraillés, influencés. En tous cas, Obama ne s’est jamais tout à fait relevé politiquement du refus de Nétanyahou ; il a simplement réussi à résister à sa campagne, extrêmement forte et virulente, contre l’accord nucléaire avec l’Iran. La politique américaine est donc extrêmement affaiblie sur ce point.
Du bon côté de l’histoire
Après les « printemps arabes » que l’on n’a pas vu venir, il y a eu l’Égypte et le coup d’État militaire du 3 juillet 2013 contre le président élu Mohamed Morsi. La France a considéré de façon pragmatique et relativement empiriste qu’après tout, il fallait « faire avec » Abdel Fattah Al-Sissi. Pour certains hommes politiques français, la leçon à tirer des événements intervenus au Proche-Orient entre 2011 et 2013 a été qu’il fallait désormais se placer « du bon côté de l’histoire » en aidant à renverser Bachar Al-Assad. Or, si cette position est honorable moralement, elle a conduit à une impasse. Globalement, la politique occidentale qui s’est concentrée sur le fait qu’Assad devait partir n’a donné aucun résultat, d’où des évolutions plus réalistes dans la période récente. Ainsi François Hollande a-t-il finalement autorisé à la défense ce qu’elle demandait depuis un an : mener des frappes aériennes en Syrie, où se trouvent la tête et les camps d’entraînement de l’organisation État islamique (OEI). Domine désormais l’idée qu’Assad doit certes quitter le pouvoir ; non pas comme une condition sine qua non à toute négociation avant, mais « à un moment ou un autre ». Sur cet aspect de la politique française, l’hésitation prévaut. Quant à la politique de la France vis-à-vis du Maghreb, elle se résume à « s’entendre le moins mal possible simultanément avec l’Algérie et le Maroc. »
Après l’Égypte, l’Iran. La France a maintenu jusqu’au bout une politique très dure sur l’accord avec l’Iran, ce que Riyad a su apprécier concrètement par des achats de Rafale, de Mistral, etc. « Il n’y a pas à critiquer la France d’en profiter, après tout. » En revanche, distinguant les opportunités économiques et commerciales de ce qui pourrait ressembler à un début d’alliance, Hubert Védrine prévient : si ces « opportunités » devaient prendre l’allure d’une sorte d’alliance avec le « front sunnite » qu’appelle de ses vœux l’Arabie saoudite, cela ne correspondrait à aucun des intérêts fondamentaux de la France.
Il défend la position de Nicolas Sarkozy dans la question libyenne. « J’ai essayé d’être honnête avec la décision de Sarkozy à l’époque, en rappelant qu’il ne s’est pas excité sur le sujet tout seul. Il y a quand même eu un début de printemps arabe, la révolte de Benghazi, la menace de Mouammar Kadhafi de noyer cette révolte “dans une rivière de sang” — et il l’aurait sans doute fait —, la demande du Conseil de coopération du Golfe (CCG) d’une intervention protectrice, la demande de la Ligue arabe. » C’est pourquoi, dans la résolution de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies intitulé « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », l’intervention militaire en Libye ne fait pas partie de la liste des interventions unilatérales non légitimes (au contraire de l’intervention américaine en Irak en 2003). On peut néanmoins s’interroger sur le bien-fondé et les objectifs de cette intervention, note-t-il, quand on constate l’état actuel de décomposition de la Libye, même si du point de vue européen, le principal problème réside dans le fait que le verrou libyen anti-immigration ait sauté. « Il aurait peut-être fallu instaurer une espèce de protectorat provisoire, mais aucun Libyen ne le voulait ».
Interventionnisme ou isolationnisme ?
Dans un tel contexte, qu’est devenue la politique étrangère française ? s’interroge l’ancien ministre des affaires étrangères de Jacques Chirac. Il n’y a que des « morceaux de politique française juxtaposés ». Dans le conflit syrien, l’hésitation demeure : l’OEI est-elle la menace majeure ? Ou doit-on considérer que l’objectif numéro 1 est le régime syrien ? Quel est l’intérêt de la France à le renverser ? La hiérarchisation des objectifs, la clarification n’ont été faites ni par la France ni par personne. Dès lors, que faire face à cette décomposition du Moyen-Orient en cours ? Le choix est large, de l’interventionnisme à une non-intervention quasi totale.
La position de la France pourrait consister à prendre acte de son impuissance et à attendre qu’une sorte de traité de Wesphalie soit instauré entre pays arabes pour réorganiser la région. Quelqu’un comme l’ancien premier ministre Dominique de Villepin n’est pas loin de dire qu’il ne faut plus jamais intervenir nulle part, même au titre du chapitre VII de la Charte de l’ONU, souligne-t-il.
La position inverse consisterait à considérer que la menace de l’OEI est sérieuse, et qu’en conséquence il convient de se donner les moyens d’y mettre fin en construisant une véritable coalition, beaucoup plus large que celle qui actuellement ne fonctionne pas. Elle devrait comprendre la Russie (et non pas le régime syrien), l’Iran et la Turquie — qui abandonnerait son double jeu. C’est du reste ce que demandent les militaires américains : une fois l’objectif atteint, que fait-on ? La réponse se trouve du côté d’une solution politique pour l’Irak et pour la Syrie, affirme-t-il — sans évoquer à aucun moment la résolution du conflit israélo-palestinien. « Sur l’Irak, on ne peut pas le faire sans l’Iran ; c’est moins impossible depuis l’accord du 14 juillet, mais avant c’était considéré comme impensable ». En ce qui concerne la Syrie, il faut être en mesure de garantir la sécurité des alaouites, exposés à une vengeance contre le régime syrien qu’ils représentent. Et entrer dans un vrai débat à propos de Bachar Al-Assad. Quelles sont les garanties de reconstruction de la Syrie ? Est-elle simplement encore possible ? Ceux qui envisagent d’éradiquer l’OEI doivent aller jusqu’au bout du raisonnement en envisageant « l’après », c’est-à-dire des solutions politiques. « Le simple fait de l’énoncer dit à quel point on en est loin ». Par conséquent, le plus probable est qu’on reste dans un entre-deux, par peur de devoir s’allier avec la Russie, ce qui est pourtant incontournable, affirme-t-il.
À la recherche d’une dynamique
« Je ne dis pas qu’on ne peut rien faire ; il y a toujours quelque chose à faire », conclut-il à propos de la Syrie. Mais pour agir, encore faut-il savoir quels sont les intérêts vitaux de la France. Pour les peuples, c’est évident : qu’ils puissent revivre en paix. Pour la France et tous les pays impliqués, c’est neutraliser les menaces de terrorisme, même lointaines. Il n’y a pas tellement d’autres intérêts vitaux ; pas d’intérêt vital pétrolier dans l’affaire syrienne, par exemple. Cette question des intérêts vitaux est au fondement de toute politique étrangère, laquelle ne se limite pas à s’empêtrer dans des guerres de position ; c’est la recherche d’une dynamique. Par conséquent, répondre à l’interrogation posée par le colloque : « la France a-t-elle encore une politique au Moyen-Orient » revient à les déterminer clairement.
Il est nécessaire de maintenir des liens bilatéraux avec chaque pays arabe, mais il est impossible d’en faire une synthèse. Malgré tout, l’affirmer écarte de facto toute posture radicalement isolationniste. Certes, le décalage entre l’idée que la France se fait de son rôle, de ses responsabilités et sa capacité d’action réelle est à la fois « ridicule et attristant », mais « ce n’est pas parce qu’on ne contrôle pas tout, qu’on ne peut pas refaire Sykes-Picot, qu’on s’en fiche, advienne que pourra », résume-t-il tout en expliquant qu’il cherche à esquisser une sorte de ligne équilibrée, quelque part entre l’action intempestive et irresponsable et l’inaction totale.
Reconstruire une politique de la France envers les pays arabes ne peut se faire que laborieusement, « sans oublier qu’il y a par ailleurs une gigantesque bataille historique et longue au sein de l’islam et que de toutes façons il faut qu’on aide les modernisateurs, ou qu’au moins on ne les handicape pas par nos politiques (…). C’est un long chemin. Je ne vois pas comment être plus optimiste que ce que je dis là maintenant. »
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