La fuite éperdue des chrétiens d’Irak

Un exode provoqué par la guerre américaine et accéléré par l’État islamique · Ils ont fui les exactions de l’Organisation de l’État islamique (OEI) et sont arrivés au Liban après quelques semaines passées à Erbil, au Kurdistan irakien. Beyrouth ne devrait être qu’une étape pour eux, avant l’Australie, le Canada ou encore les États-Unis. En attendant, les Irakiens chrétiens survivent au milieu de centaines de milliers d’autres réfugiés.

Le signe « noun », devenu symbole de la solidarité avec les chrétiens d’Irak.
Michael Swan, Toronto, 31 juillet 2014.

« Ce n’est plus votre pays, c’est le nôtre », leur ont dit des membres de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en déchirant devant eux leurs cartes d’identité. Elham raconte comment ils ont réquisitionné le taxi de son mari. « Soit tu nous donnes ton taxi, soit tu restes avec nous », avaient-ils menacé. Elle se souvient encore qu’« ils enlevaient des femmes ». Alors, Elham, son mari et leurs quatre enfants sont partis grâce aux passeports qu’ils avaient conservés. Ils ont quitté l’Irak quatre jours après la prise de Mossoul le 10 juin 20141. Arrivés à Erbil ils ont pris un vol pour Beyrouth. Ils survivent aujourd’hui au Liban grâce à l’aide humanitaire distribuée par l’évêché chaldéen au Liban. Ils attendent d’en repartir.

Ranad vivait lui aussi dans la région de Mossoul et tenait une épicerie qu’il a dû abandonner. Il raconte les pillages de l’OEI et l’humiliation subie : « Daesh nous a humiliés ; ils nous ont pillés, ils ont tout cassé. On avait déjà été humiliés dans le passé, mais là ils nous ont chassés de chez nous. Ils marquaient nos maisons avec la lettre “noun”2. « Ce sont des barbares, ils sont cruels ». Ranad souligne aussi la présence d’une majorité d’étrangers parmi eux, racontant « qu’il y avait bien quelques Irakiens », mais que le gros des troupes venait « de tous les pays : on sentait bien qu’ils n’étaient pas d’ici ».

Des minorités plus ou moins protégées

La fuite des chrétiens d’Irak n’a pas commencé en 2014. Sous Saddam Hussein, beaucoup ont fui les guerres successives à cause de l’instabilité et de la situation économique catastrophique amplifiée par les sanctions internationales à l’encontre du pays. Mais à cette époque, les chrétiens et d’autres groupes parvenaient à maintenir leurs cultes et leurs traditions malgré les politiques forcées d’arabisation de Saddam Hussein. Le régime jouait aussi la carte de la protection pour asseoir sa légitimité. Tarek Aziz, ami d’enfance de Saddam, incarnait cette politique. Né à Mossoul dans une famille catholique chaldéenne, il est devenu ministre de l’information puis des affaires étrangères et a été deux fois vice-premier ministre.

Les chrétiens arabes d’Irak appartiennent à la culture arabe depuis des siècles et ont participé à son développement. Mais cette politique d’octroi de quelques privilèges est une façade : « En réalité, les chrétiens, comme tous les autres Irakiens souffraient du manque de liberté et de l’instabilité », précise le père Fadi Daou, à l’origine de la Fondation Adyan pour le dialogue islamo-chrétien au Liban, dont il est le président. « Alors que le pays n’était ni libre ni démocratique, ces minorités étaient jusqu’à un certain point protégées des attaques que Saddam Hussein perpétrait contre les chiites et les Kurdes, notamment parce qu’ils jouaient cette carte de la protection et faisaient profil bas », ajoute Harry Hagopian, avocat et consultant auprès des Églises arménienne, orthodoxe et catholique au Royaume-Uni et en Irlande.

L’ère de la division

L’invasion américaine en 2003 et la nouvelle Constitution approuvée en 2005 ont changé la donne et ont sonné « la faillite de l’Irak et le drame des chrétiens » selon le père Daou. Car cette nouvelle Constitution ne définit plus l’Irak comme étant arabe, mais comme un pays aux « multiples ethnies, religions et confessions »,3 Kurdes, chrétiens, Yézidis, mandéens, sabéens, etc. Les chrétiens deviennent donc « une minorité assyro-chaldéenne non arabe : ils sont désormais une ethnie à part, et non plus arabe », ajoute le père Daou.

Le régime dictatorial de Saddam Hussein prenait appui sur les sunnites. Ils ont été écartés du pouvoir lors de la formation du nouveau gouvernement, majoritairement composé de chiites et de Kurdes soutenu par les Américains en 2003. Quant aux chrétiens, ils apparaissent comme les grands perdants de ce découpage confessionnel qui ne va qu’attiser les tensions dans les années 2000. « Sous Nouri Al-Maliki, les chrétiens n’existent plus dans la vie publique », commente le prêtre. « Les chrétiens et les autres communautés ont réussi à survivre à la décennie de menaces, d’attaques à la bombe et de meurtres qui a suivi l’invasion américaine », explique Hagopian. Il estime que jusqu’en 2003, l’Irak comptait environ un million de chrétiens — principalement des catholiques chaldéens et syriaques orthodoxes, ainsi que des membres des églises arméniennes.4. Avant les attaques de l’OEI, plus de 65 % d’entre eux avaient déjà quitté le pays. « L’État islamique ne peut pas être le seul coupable. Mais ce qu’ils ont introduit dans les réalités de la région et de l’Irak est une sauvagerie qu’ils interprètent de manière erronée comme une forme pure de l’islam, puisque l’organisation et ses membres sont motivés par une logique d’extermination — qu’ils en soient conscients ou non ».

Une étape avant l’Amérique ou l’Australie

Depuis juin, 1 300 familles chrétiennes sont arrivées au Liban (environ 6 000 personnes selon le Haut Commissariat aux réfugiés, HCR). Entre 20 et 30 familles continuent d’arriver chaque semaine d’après Mira Kassarji, responsable de la communication de l’évêché chaldéen de Beyrouth. Le Liban est une étape pour eux : « Ils vont rester deux ou trois ans, puis partiront quand ils auront obtenu l’asile dans des pays comme l’Australie, le Canada ou les États-Unis ». Le Liban est facile d’accès depuis Erbil. Fort d’une importante population chrétienne, les Irakiens s’y sentent en sécurité. Ils y reçoivent de l’aide grâce aux dons privés reçus par les églises et les ONG qui peuvent ensuite leur fournir les produits alimentaires de base et quelques soins médicaux.

Le Liban accueille en réalité peu d’Irakiens, car il n’a pas de statut officiel pour les réfugiés5 qui sont en fait enregistrés auprès du HCR, en attendant qu’un autre pays les accueille. « C’est un problème lié à la mauvaise gestion politique libanaise, au problème des Palestiniens depuis 1948 et à la politique de protection démographique du gouvernement libanais », explique le père Fadi Daou. Les Palestiniens ne sont pas reconnus par l’État libanais – c’est l’office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient (UNRWA) qui les prend en charge. Ils n’ont jamais pu accéder à la nationalité libanaise et de nombreuses professions leur sont interdites. Ils ne peuvent pas non plus acheter de biens immobiliers au Liban. Le problème ressurgit avec les Syriens — désormais plus d’un million et demi dans le pays sur une population de 4 millions d’habitants — et les Irakiens.

Le gouvernement libanais a facilité la coordination et la planification de l’aide internationale mais n’a aucune politique d’accueil et de gestion des réfugiés. Il vient de fermer son point de passage officiel aux Syriens sauf pour « les cas humanitaires extrêmes » dont les critères n’ont pas été définis ni transmis au HCR. Cette mesure intervient après l’offensive du Front Al-Nosra et de l’OEI contre l’armée libanaise en août dernier à Ersal, une ville à la frontière syrienne qui sert de base arrière à de nombreux combattants de l’opposition au régime de Bachar Al-Assad. Tripoli, la deuxième ville du pays, a aussi été le théâtre de violents combats, toujours entre des combattants se revendiquant de Jabat Al-Nosra ou de l’OEI et l’armée libanaise, les 25 et 26 octobre. Le manque de financement pèse aussi sur le pays : seuls 38 % de la somme promise par les donateurs au gouvernement libanais, à l’ONU et aux ONG ont été versés cette année.

1Le 7 août, les djihadistes ont pris Karakoch, la plus importante ville chrétienne d’Irak, près de Mossoul.

2Nûn », la lettre n en arabe fait référence aux « Nazaréens », « nazara » en arabe, c’est-à-dire les chrétiens.

3Irak, Constitution de 2005, titre 1er, art. 3.

4En 20 ans, la population chrétienne d’Irak serait passée de 1 million à 400 000 personnes.

5Le Liban n’a pas signé la Convention de 1951 sur les réfugiés, mais il a signé la plupart des autres traités de défense des droits humains pertinents pour la protection des réfugiés.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.