Depuis que la France commémore la rafle du Vel d’Hiv, jamais un premier ministre israélien n’avait été invité. Et pour cause : en 1942, Israël n’existait pas, et le yichouv, la communauté juive de Palestine, ne pouvait guère venir en aide à ses frères d’Europe en danger. Fraîchement élu président de la République, Emmanuel Macron innove : il convie Benyamin Nétanyahou à la cérémonie du 16 juillet 2017, lui donne du « cher Bibi » et lui déclare : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »
Cette phrase amalgamant un délit, l’antisémitisme, et une opinion, l’antisionisme ouvre une brèche dangereuse, dans laquelle certains s’engouffreront pour créer un délit d’opinion et museler ainsi toute critique de la politique israélienne. Après la tentative de criminalisation de la campagne Boycott Désinvestissement Sanction (BDS), vont-ils mettre l’antisionisme hors-la-loi ?
Contre le mouvement BDS
Quelques semaines plus tard, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, baisse le masque :
Dire que l’antisionisme est une nouvelle forme de l’antisémitisme, c’est la reconnaissance d’une réalité qu’au CRIF, nous martelons depuis longtemps, notamment à travers notre combat contre le mouvement BDS. Il faudrait maintenant sortir du déclaratif. La réflexion doit désormais porter sur la manière dont on réprime ce nouvel antisémitisme. La législation française, très aboutie dans la lutte contre l’antisémitisme “classique”, ne dispose pas encore d’un arsenal juridique pour combattre l’antisionisme .
Et d’exiger que la définition de l’antisémitisme par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) « soit transposée dans l’arsenal législatif français ». Curieusement, la définition en question ne mentionne pas… l’antisionisme. Elle tient en deux phrases :
L’antisémitisme est une certaine perception des juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte .
Suivent quelques exemples à titre d’« illustrations », notamment celui-ci :
L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme.
Dans son rapport annuel 2018 sur la lutte contre le racisme, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’oppose à cette transposition. Parce qu’ « il n’est pas dans la tradition juridique française d’opérer pareille distinction entre les racismes » ; qu’« une telle singularisation de l’antisémitisme vis-à-vis des autres formes de racisme pourrait ouvrir la boîte de Pandore, encourageant d’autres groupes victimes de racisme à revendiquer à leur tour pareille reconnaissance » ; et qu’« elle risquerait de fragiliser l’approche universelle et indivisible du combat antiraciste qui doit prévaloir ».
Au fil des mois, rien ne bouge. Francis Kalifat rappelle régulièrement la petite phrase du président, qui, lui, ne la répète jamais. Même au dîner du CRIF, le 7 mars 2018, Emmanuel Macron « oublie » son scandaleux amalgame.
Si bien que le président du CRIF s’énerve. Lors du 76e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, il va jusqu’à m’attaquer nommément dans son discours : « À Dominique Vidal, qui, dans une tribune publiée dans Le Monde il y a quelques jours, affirme que l’antisionisme n’est porteur d’aucun antisémitisme et qu’il serait même un courant de pensée, je veux dire combien sa lecture des débats du monde juif du début du XXe siècle est non seulement un anachronisme dangereux, mais aussi une naïveté coupable ! » Deux mois plus tôt, un sondage de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) réalisé à l’occasion du 70e anniversaire d’Israël révélait que 57 % des Français ont « une mauvaise image d’Israël » et 69 % « une mauvaise image du sionisme ». Antisémitisme ? IPSOS observe pour sa part que l’électorat du Parti communiste, de la France insoumise et de l’extrême gauche est à la fois le plus critique vis-à-vis de la politique israélienne et le plus résistant à toute forme d’antisémitisme…
Mais en février 2019 se produit une série d’actes antisémites : les 9 et 10, un tag « Juden » (juifs) sur un restaurant Bagelstein à Paris, des croix gammées sur des portraits de Simone Veil place d’Italie ; des arbres coupés au Mémorial d’Ilan Halimi dans l’Essonne ; le 16, des Gilets jaunes insultent Alain Finkielkraut ; et, le 18, au matin d’une manifestation convoquée place de la République, on retrouve 80 tombes profanées dans le cimetière juif de Quatzenheim, en Alsace.
Symboliques plus que physiques, ces violences soulèvent une profonde émotion. D’autant que le ministre de l’intérieur Christophe Castaner annonce une hausse de 74 % des actes antijuifs en 2018, mais sans noter que les trois années précédentes ont connu une baisse sensible, si bien que le nombre des violences antisémites de 2018 est inférieur à celui de 2014 : 541 contre 851. Le CRIF réagit… en relançant l’exigence d’une loi contre l’antisionisme. Le 18 février, le député La République en marche (LREM) Sylvain Maillard, président du groupe d’études sur l’antisémitisme et vice-président du groupe d’amitié France-Israël, annonce qu’il dépose un projet dans ce sens. Cette tentative de passage en force provoque toutefois une levée de boucliers. Les juristes interrogés mettent en garde contre la création d’un délit d’opinion, que le Conseil constitutionnel retoquerait. Nombre de parlementaires refusent de se prêter à l’opération , et des figures importantes de la « macronie » comme le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer, la ministre de la justice Nicole Belloubey et le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand expriment leurs réserves. Les médias donnent aussi la parole à des intellectuels critiques — inhabituellement, Le Monde me demande une tribune.
L’intervention de l’ambassadrice d’Israël
Le 19, fin du suspens : « Je ne pense pas, déclare Emmanuel Macron, que pénaliser l’antisionisme soit une solution. » Et Richard Ferrand explicite :
Prendre une loi qui pourrait laisser entendre que critiquer la politique d’Israël pourrait être assimilé à un délit va poser des problèmes, [créer une] discussion interminable qui, à la fin, pourrait nuire à la juste cause qu’est la lutte contre l’antisémitisme.
Si beaucoup saluent ce retour à la raison, Aliza Bin Noun, l’ambassadrice d’Israël twitte une « clarification » rageuse :
Les affirmations selon lesquelles le terme “antisionisme” s’applique aux critiques de la politique du gouvernement israélien sont dénuées de fondement. L’antisionisme n’est pas l’expression d’une opinion politique, mais le déni des droits nationaux légitimes du peuple juif et donc (…) une forme d’antisémitisme.
… un « poison » qu’il faut « condamner sous toutes ses formes.
En échange de la loi écartée, le président de la République accorde au CRIF un lot de consolation. Le 20, au traditionnel dîner de l’institution, il réaffirme que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme », puis annonce que la France « mettra en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah ». Après quoi il délimite l’objet de cette mise en œuvre :
Il ne s’agit pas de modifier le Code pénal, encore moins d’empêcher ceux qui veulent critiquer (…) la politique israélienne de le faire, non (…). Il s’agit de préciser et raffermir les pratiques de nos forces de l’ordre, de nos magistrats, de nos enseignants, de leur permettre de mieux lutter contre ceux qui cachent derrière le rejet d’Israël la négation même de l’existence d’Israël.
Échec à l’Assemblée nationale
Ce numéro d’équilibriste s’éclaire à la lecture de l’interview qu’accorde au Point Frédéric Potier, le préfet qui dirige la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) :
L’apport de cette définition [de l’IHRA] est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité, même si le mot d’“antisionisme” ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémite une partie des propos antisionistes.
La justice en a-t-elle besoin ? En juillet, elle condamnera en vertu des lois existantes un des insulteurs d’Alain Finkielkraut à deux mois de prison avec sursis.
Visiblement, les inconditionnels d’Israël attendent bien plus de l’officialisation de la « définition de l’IHRA » : qu’elle leur permette de harceler quiconque critique la politique de l’État d’Israël, a fortiori le boycotte. Sorti par la grande porte, le projet de Sylvain Maillard rentre par la petite fenêtre : le député dépose le 20 mai un projet de résolution qui reprend la « définition » de l’IHRA. L’antisionisme ne figure pas dans le texte, mais… dans l’exposé des motifs. Et la mauvaise foi des rédacteurs va jusqu’à censurer la seconde phrase de l’« exemple » consacré à la critique d’Israël : « Critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. »
Prévu le 29 mai, le débat sur ce projet est reporté sine die. Il faut dire que, la veille, Sylvain Maillard et ses collègues Meyer Habib et Claude Gloasguen ont organisé une véritable provocation : une conférence commune dans un grand hôtel parisien, avec Yossi Dagan, le président des colons de « Samarie », nom donné en Israël au nord de la Cisjordanie. Ce faisant, ces députés ne bafouent pas seulement le droit international, mais aussi la position de la France dont tous les gouvernements depuis 1967 ont condamné la colonisation. La vidéo de cette rencontre illustre le cynisme du véritable chantage à l’antisémitisme pour contraindre la République à s’aligner sur la politique de Tel-Aviv.
S’estimant trahi par le report du débat prévu après les vacances parlementaires, Francis Kalifat enrage : « Pour combattre le fléau de l’antisémitisme et sa forme réinventée qu’est l’antisionisme, il faut aussi du courage politique » — autrement dit, Richard Ferrand serait un lâche. « Pis encore, poursuit-il, cette résolution pourrait être examinée en octobre prochain à condition qu’elle soit réécrite, c’est à dire vidée de sa substance. » Et d’écrire au président de la République pour exiger que la résolution soit adoptée d’ici à la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv !
Cette démarche ayant fait long feu, les inconditionnels du CRIF changent de cheval de bataille : ils tentent d’introduire « l’antisionisme » et « la haine d’Israël » parmi les cibles de la loi sur Internet, alors en débat. Mais, le 3 juillet, l’Assemblée repousse leurs amendements. Meyer Habib insulte alors ses collègues : « Il y a beaucoup de discours, mais les actes ne suivent pas. Chez certains députés, la haine d’Israël est quasi instinctive, viscérale. Pour l’immense majorité des autres, c’est le manque de courage politique1. »
À ce stade, le président du CRIF reconnaît avoir perdu la bataille :
Le président de l’Assemblée nationale et la majorité présidentielle ont cédé aux pressions du lobby antisioniste et anti-israélien (qui confond sciemment délégitimation et critique politique), et à l’activisme effréné des soutiens du mouvement délictueux d’appel au boycott d’Israël (BDS) qui prospère en toute impunité dans notre pays, avec les conséquences que nous connaissons sur l’augmentation des actes antisémites motivés par la diabolisation et la haine de l’État d’Israël.
Nul doute que Francis Kalifat retrouve, en cette rentrée, sa combativité pour tenter d’imposer la résolution Maillard.
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1Actualité juive, 4 juillet 2019.