Si vous en parlez sur le marché noir d’Al-Ataba, au Caire, on vous niera son existence et la tension montera immédiatement. Rares en Égypte sont les personnes qui vous avoueront l’utiliser personnellement. Certains diront qu’elle existe, certes, qu’ils ont peut-être une lointaine connaissance qui l’a utilisée, mais le conseil sera toujours le même : avec l’apparition des lois contre le financement du terrorisme, c’est trop risqué, voire impossible. Il vaut mieux passer par les banques, le leader mondial du marché Western Union ou bien les quelques start-up qui tentent en vain de le concurrencer.
De quoi parle-t-on ? De la hawala, bien entendu, ce système ancestral qui permet à des milliers de personnes de transférer de l’argent d’un pays à un autre, rapidement et à moindre coût. Mais informellement, et là est bien le problème. Si dans l’Antiquité, la hawala s’est développée comme pratique commerciale parfaitement légale, au fil du temps, son utilisation a changé et elle constitue aujourd’hui tout un pan informel des économies du monde arabo-musulman. Et elle ne serait pas seulement devenue une pratique informelle, mais surtout criminelle. Qu’en est-il réellement ?
L’ancêtre des lettres de change
En effet, la hawala semble apparaître dans l’Antiquité, le long de la Route de la soie et notamment autour du bassin de la Mer Rouge. Les premiers écrits la concernant sont postérieurs à son apparition et remontent à des textes datant de 1327, attribués à un penseur et juriste de l’école hanafite, Abou Bakr Ibn Massoud Al-Kasani1.
Hawala est un mot persan, mais dérivé de la racine arabe « ḥâ – wâw – lâm » qui signifie « changer », « transformer ». Le mot arabe ḥiwâla a pour traduction « assignation, mandat, billet à ordre » si l’on s’attache au sens financier, et « cession » si l’on prend son sens juridique. Ainsi, les marchands de la Route de la soie cédaient des sommes d’argent à une personne de confiance en échange d’une reconnaissance de dette, soit un simple papier. Les pirates qui sévissaient sur les routes maritimes avaient donc moins de richesses à voler en cas d’attaque des navires commerciaux, et les marchands pouvaient retirer leur patrimoine en nature dans la prochaine grande ville, ou bien échanger leur bout de papier contre autre chose. La hawala pouvait aussi être utilisée pour faire payer une dette que l’on devait à un autre marchand, via un intermédiaire, évitant ainsi encore une fois le risque de piraterie. Des systèmes similaires apparaissent à l’époque, et selon les mêmes modalités, en Extrême-Orient : fei’chien en Chine (littéralement « argent qui vole »), hundi en Inde, padala aux Philippines, hui kuan à Hongkong ou encore phei kwan en Thaïlande.
La hawala s’est vite retrouvée au cœur des réflexions juridiques et théologiques de l’époque. En effet, la controverse consistait à savoir si cette technique était licite ou illicite au vu de l’interdiction du prêt à intérêt (ou ribah) énoncée dans l’islam. Ainsi, c’est la commission octroyée à l’intermédiaire, la personne de confiance, qui posait problème : elle pouvait être considérée comme un avantage indu. Si cet outil juridico-commercial a perduré, c’est grâce notamment aux lois coutumières de l’époque qui établirent une synthèse entre le respect des principes éthiques de la charia et les nécessités temporelles de commercer dans la région2.
La hawala était donc utilisée historiquement comme un « mandat à payer », comme une lettre de change (dont elle est l’ancêtre) : et si on l’utilise comme telle, elle est légale. Dans les codes civils contemporains, cette utilisation est qualifiée de « contrat de cession de dette ». Par exemple, dans le Code civil égyptien de 1948, les articles 315 à 322 en parlent et définissent toutes ses modalités. L’article 315 la définit notamment : « La cession de dette a lieu par accord entre le débiteur et une tierce personne qui se charge de la dette à la place du débiteur. »
Le rôle des immigrés
Mais aujourd’hui, l’accroissement des migrations a quelque peu changé la donne. Les immigrés par exemple utilisent ce système pour rapatrier une partie de leur revenu vers leurs pays d’origine. Ceux-ci se sont réapproprié la hawala en tant qu’outil de transfert de fonds plutôt que comme moyen de régler une dette. Ce système permet de transférer des sommes d’argent de façon plus rapide et surtout moins onéreuse, car les intermédiaires, dénommés hawaladar, prennent moins de commissions que les agences spécialisées comme Western Union. Le mécanisme utilisé est toujours plus ou moins similaire, mais bascule dans l’informalité, voire l’illégalité.
Exemple de transfert d’argent par la hawala
— un travailleur égyptien expatrié à Paris souhaite envoyer une somme d’argent à sa mère, restée au Caire, qui est malade et doit payer son traitement. Il trouve les banques ou Western Union trop chères, et s’adresse donc à un commerçant égyptien de Paris, dont il a entendu parler ;
— le fils donne une somme en euros au commerçant parisien, en échange d’un code secret qu’il doit donner à sa mère ;
— le commerçant parisien contacte un collègue basé au Caire, à qui il donne l’ordre par courrier électronique de donner la somme correspondante à la mère en échange du code secret ;
— la mère donne le code secret au commerçant cairote qui lui remet la somme en livres égyptiennes, moins la commission pour l’opération ;
— le commerçant parisien a maintenant une dette envers son collègue cairote. Ils choisiront, entre autres moyens, de régler cette dette lors d’une opération d’import-export plusieurs mois après l’opération de transfert du fils à la mère. Le Parisien achètera des marchandises à son collègue cairote, comme il a l’habitude de le faire, mais cette fois le Cairote surfacturera les marchandises, du montant de la dette due.
Certaines opérations peuvent être beaucoup plus complexes, impliquer des dizaines de hawaladar dans des dizaines de pays différents, et se remboursant entre eux selon de nombreux schémas financiers. La place financière de Dubai, aux Émirats arabes unis, occupe en ce sens une position particulière sur l’échiquier des transferts informels de fonds puisqu’elle sert en quelque sorte de chambre de compensation aux différents hawaladar. On est donc bien loin des problèmes de piraterie sur la Route de la soie.
Des opérations criminelles ?
Une critique se fait entendre plus que les autres : la hawala est l’outil rêvé pour financer des opérations criminelles et notamment terroristes. D’où viennent ces propos ? Des médias tout d’abord, qui relatent régulièrement des opérations de blanchiment d’argent issu de la criminalité, dans lesquelles la hawala occupe une place importante3. Mais également des institutions publiques et des sociétés commerciales concurrencées par le marché. Si ce n’est pas la finalité première et unique de la hawala, cette dernière est parfois utilisée par les terroristes et divers autres criminels. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de décoder les discours criminalisant des entités privées et publiques contre la hawala, de les comparer et de mettre en lumière les conflits d’intérêts potentiels.
Concernant les discours et mesures juridiques prises par les entités publiques des pays du monde arabe, l’argument principal est de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, et ce notamment pour se conformer aux standards politiques internationaux. Par exemple, l’Égypte, avant de légiférer sur ce sujet en 2002, et ainsi de criminaliser le métier de hawaladar ainsi que son utilisation, s’est fait épingler par le Groupe d’action financière (GAFI) à plusieurs reprises. De même, dans son combat contre l’organisation des Frères musulmans, le gouvernement fait porter le chapeau à ces derniers : non seulement la hawala finance le terrorisme, mais elle déstabilise économiquement le pays, en s’accaparant et en maîtrisant le mouvement des devises étrangères.
Convergences des États et des institutions financières
Et l’on sait combien la situation économique de l’Égypte est compliquée, avec les mesures drastiques imposées par le FMI depuis 2016. Les Égyptiens ont perdu la moitié de leur pouvoir d’achat avec le passage en régime de change flottant et les subventions publiques dans les secteurs clefs de l’économie disparaissent peu à peu, laissant le marché libre aux investisseurs étrangers. Trouver un bouc émissaire est donc la solution idéale. Enfin, criminaliser la hawala, c’est combattre le secteur informel des économies du monde arabe, pour contrôler les transactions et faire rentrer des recettes fiscales. Mais quand on sait que seulement 7 % des Égyptiens ont un compte bancaire, il semble intéressant d’essayer de comprendre les origines de l’informalité de l’économie, souvent créée pour compenser les lacunes du système formel existant.
Enfin, si les discours des entités privées comme Western Union sont semblables, les motivations sont bien différentes. Que ce soit dans une publicité de l’entreprise diffusée en 2002 en Inde intitulée « Hawala is illegal — Don’t risk it ! », lors d’un entretien avec un responsable de Western Union au Caire, ou bien dans les communiqués de presse publics, la question se pose : l’argument de la conformité aux obligations anti-blanchiment, que Western Union respecte, mais pas les hawaladar, serait-il un argument marketing ? Les enjeux sont de taille : le marché des transferts de fonds représente des centaines de milliards de dollars chaque année, et un tiers transiterait à travers des canaux informels comme la hawala. Les leaders du marché comme Western Union ou encore MoneyGram utilisent donc toutes les méthodes pour tenter d’accaparer cette part « informelle » du marché. La peur de la sanction judiciaire est en effet une solution économiquement efficace.
Mais la hawala est aussi un outil permettant aux classes sociales pauvres de survivre : la surtaxation, par Western Union, des transactions des immigrés souhaitant rapatrier leurs revenus vers leurs pays d’origine peut s’avérer un manque à gagner considérable pour ces pays. Une étude de l’Overseas Development Institute démontre en effet que les comportements notamment de Western Union et MoneyGram sont des contraintes au développement des pays les plus pauvres4 La hawala, à l’instar de sa cousine la tontine, est essentiellement une création du peuple pour faire face aux dérives, aux ruptures créées par un capitalisme débridé, face auquel les États semblent impuissants, voire conciliants.
En définitive, « la finance formelle est souvent trop fragile et trop rigide pour pouvoir répondre de façon efficace à des changements économiques. Ce constat fait, on ne peut qu’encourager les dirigeants des institutions financières formelles à mieux observer les innovations et évolutions de la finance informelle, et à essayer d’en imiter certaines5.
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1Matthias Schramm, Markus Taube, « Evolution and Institutional Foundation of the Hawala Financial System International », Review of Financial Analysis, Volume 12, Issue 4, 2003 ; p. 405-420, note 21, p. 407.
2Joseph Schacht, An Introduction to Islamic Law, Oxford, Oxford University Press, 1964. Réédition française de 1983, Introduction au droit musulman, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose ; p. 70.
3Ganguly Meenakshi, « A Banking System Built for Terrorism », Times, 5 octobre 2001 ou Frederico Varese, « Le “hawala”, banque du djihad ») Le Monde, 5 février 2015.
4Kevin Watkins et Maria Quattri, « Lost in Intermediation. How Excessive Charges Undermine the Benefits of Remittances for Africa », Overseas Development Institute, avril 2014.
5Mathieu Gasse-Hellio, Les tontines dans les pays en développement, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, thèse éditée par l’université de Nice, janvier 2000.